Charlotte Impératrice T.3 « Adios Carlotta«

T.3 Adios Carlotta
Scénario : Fabien Nury
Dessin : Matthieu Bonhomme
Couleur : Delphine Chedru
Éditeur : Dargaud
76 pages
Prix : 17,00 €
Parution : 12 Mai 2023
ISBN 9782205203295
Ce qu’en dit l’éditeur
Profitant de l’absence de son mari et épaulée par le colonel Alfred van der Smissen, dont le charme ne la laisse pas insensible, Charlotte de Belgique a pris les rênes de l’empire mexicain. Malheureusement pour elle, au retour de Maximilien, les choses se gâtent. Les révoltes prennent de l’ampleur et pire encore, l’armée française se prépare à quitter le Mexique. Par ailleurs, Maximilien cherche par tous les moyens à concevoir un héritier à la couronne. Refusant de partager sa couche avec lui, le sachant atteint de syphilis, Charlotte doit se résoudre à avoir recours à l’adoption. À moins qu’elle ne finisse par succomber à l’appel de la chair avec le ténébreux van der Smissen…
Voici donc venu le troisième opus de la tétralogie de Fabien Nury et Matthieu Bonhomme « Charlotte impératrice » : « Adios Carlotta » paru aux éditions Dargaud. Les deux auteurs nous livrent une grande fresque mais ne se laissent pas emprisonner par leur colossale documentation. Si le piège de la bande dessinée historique est de vouloir en faire un livre d’Histoire, les auteurs nous proposent ici une vision plus humaine, psychologique, politique -et même mythologique dans ce tome- de la destinée de leur héroïne. Il s’agissait au départ d’un projet en trois actes mais l’acte central était si copieux qu’il leur a fallu consacrer deux tomes à l’aventure mexicaine de Charlotte. A la fin du 2e tome, Charlotte qui avait profité de l’absence de son mari pour prendre les rênes de l’empire mexicain apprenait désespérée le retour ce de dernier. Dans cette suite de l’épisode mexicain, le frivole monarque fait rapidement l’unanimité contre lui : les révoltes menées par Benito Juarez soutenu par les États-Unis prennent de l’ampleur tandis que l’armée française d’occupation se prépare à quitter le Mexique….

DU CÔTÉ DE CHEZ VISCONTI : LE CRÉPUSCULE DES DIEUX
On sait déjà – puisque ce sont des personnes ayant réellement existé- que l’empereur Maximilien sera exécuté et que Charlotte terminera sa vie en 1927 dans la folie. Tout ce troisième tome est donc marqué du sceau du tragique et de la malédiction. Ceci est renforcé par la voix off qui entrelace à la destinée de l’impératrice, une légende maya qui y apporte de troublants échos et contrepoints. On peut ainsi voir dans le personnage mythique du nain le renégat Juarez et dans celui de l’empereur, Maximilien. Cette histoire fait alors office de prophétie et annonce la chute de l’Empire tout comme le poème du républicain Palacio placé en exergue qui donne son titre à l’album.
On notera d’ailleurs que le récit baigne dans une tonalité fantastique car l’ouvrage s’ouvre comme les deux premiers sur une case présentant un œil en gros plan. Mais contrairement aux volumes précédents, il ne s’agit pas de l’œil de l’héroïne mais de celui d’un reptile menaçant que l’on retrouve en clausule de l’album et qui en « incarnant » la légende semble matérialiser une menace non plus politique mais personnelle et annoncer une tragédie pour l’impératrice cette fois.

Comme chez Visconti, dans « Ludwig », on a le portrait d’un souverain qui est dans le déni : comme son cousin par alliance Louis II de Bavière refusait de voir l’unification allemande autour de la Prusse de Bismarck et se croyait toujours vrai roi en son royaume, Maximilien échafaude des plans abracadabrantesques (mais authentiques !) pour augmenter la superficie de l’Empire du Mexique en projetant d’envahir le Guatemala, le Honduras et de faire main basse sur le Brésil !

Il se permet également de congédier Napoléon III dans une lettre elle aussi véridique. Mais comme chez le cinéaste italien, on également la mise en scène de signes annonciateurs de la folie chez Charlotte lorsqu’elle est prise de vertiges en visitant la cité d’Uxmal.

UN RÉCIT DE RÉVOLTE
Cette scène centrale constitue une pause narrative et acquiert une valeur symbolique. On peut y voir comme une sorte d’envoutement qui s’abat sur l’héroïne. Elle est utilisée en couverture de l’édition limitée en noir et blanc et fonctionne en écho avec celle de l’édition classique qui met en valeur les coutumes mexicaines à travers l’univers des calaveras ces crânes et squelettes omniprésents dans la culture mexicaine.


Cette dernière couverture efface l’héroïne éponyme (présente sur les deux tomes précédents) au profit de la culture autochtone. Cela montre d’emblée que l‘acculturation ne fonctionne pas : les colons qui voulaient s’approprier le patrimoine local pour mieux briller se retrouvent piégés. Une fois encore Nury et Bonhomme jouent sur les symboles : au carrosse du tome 2 qui marquait l‘incongruité et la vanité de l’Empire répond ici la maquette de la cité de Uxmal qui devait être le fleuron du pavillon mexicain à l’exposition universelle et qui finit pulvérisée dans une embuscade préfigurant la ruine du régime. L’impératrice ne pourra pas l’exhiber à Paris, accaparer l’histoire d’un pays et montrer la puissance de son Empire qui se meurt.

Sam Peckinpah et Sergio Leone s’invitent alors chez Visconti. La scène d’embuscade est un clin d’œil à « Vera Cruz » qui retrace partiellement l’histoire de Charlotte et l’épopée mexicaine (on y retrouve même des ruines mayas !) Aux ambiances feutrées des intrigues de palais succèdent des charges à bride abattue, de rudes affrontements entre garde impériale et guérilleros, des scènes de geôle ou d’auberge glauque. Matthieu Bonhomme féru de westerns a fait ses gammes en réalisant en tant qu’auteur complet deux « Lucky Luke » en parallèle de « Charlotte ». Il nous régale de scènes de bataille dans des déserts arides aux tons ocres sur fond de ciel bleu où l’on perçoit bien la chaleur du climat, la poussière farineuse, et la violence des combats.

Fabien Nury est fasciné par la décolonisation. Il a traité de la guerre du Rif dans « l’or et le sang » et de l’indépendance du Congo belge dans « Katanga ». « Charlotte impératrice » continue ainsi ce cycle anticolonialiste. En effet, si l’on perçoit toute l’affection que les auteurs portent à leur personnage principal, la politique impérialiste est condamnée par leur porte parole : le prêtre Raphaël.

Prêtant particulièrement attention au tempo de leur narration, ils choisissent en effet d’étirer une deuxième scène après celle des ruines dans ce tome : celle de la visite au confesseur de Charlotte dans sa prison. Partisan de Juarez, il est inspiré des théologiens de libération d’Amérique latine mais aussi du prêtre de « Rome ville ouverte » de Rossellini et incarne la résistance sous l’occupation… quelle qu’elle soit et ses propos — parfois textuellement repris du film italien – donnent toute la portée politique de l’œuvre.

UNE FRESQUE HISTORIQUE ET ROMANESQUE EN CINÉMASCOPE
Mais dans le substrat des références, la légende maya met en valeur un autre drame cette fois : non plus celui d’une nation mais d’une femme. En racontant aussi l’histoire d’une femme en mal d’enfant, il accompagne en effet toute la partie de l’histoire consacrée au désir d’enfant de l’héroïne et aux moyens qu’elle met en œuvre pour y parvenir.

Fabien Nury travaille à partir de la correspondance de Charlotte et ses frères ou de celle de Maximilien que l’on retrouve transposées dans les albums tandis que Mathieu Bonhomme effectue de nombreuses recherches iconographiques pour avoir ce rendu de précision historique quasi documentaire dans son dessin jusque dans le drapé des robes et les accessoires. Mais ils ne se contentent pas d’une simple retranscription : ainsi la lettre de Charlotte à son père dans laquelle elle exprime son désir de régner et sa joie de faire son devoir est accompagnée de dessins qui racontent une autre histoire : on y voit les retrouvailles de l’impératrice et de son aide de camp. Les auteurs jouent ainsi sur une double lecture mêlant désir politique, et désir charnel créant une ambiguïté et une double entente (Charlotte veut faire son devoir en enfantant coûte que coûte un héritier). Le scénariste choisit également de développer la liaison qu’eurent l’impératrice et Van der Smissen renforçant ainsi le côté drame romantique en mettant en scène une passion contrariée par la différence de classe et la raison d’état. Il y a donc tout un suspense qui s’instaure.

Les deux auteurssont de grands cinéphiles. Nous l’avons vu les références à Visconti, Peckinpah et même Rossellini abondent ; mais ils œuvrent eux-mêmes en véritables cinéastes lors de l’élaboration de leur storyboard à quatre mains, Nury apportant son expérience de scénariste pour le cinéma ( « Les Brigades du tigre ») et même de réalisateur ( il a tourné lui-même certains épisodes de « Paris Police 1900 »), Bonhomme sa maîtrise de la grammaire graphique. Pour certaines pages ils ont jusqu’à quatre versions différentes ce qui leur permet de trouver la musique de l’album, son rythme, les harmonies et mettre toute la narration en place avant même le dessin. Le dessinateur avoue qu’il n’adopte ce mode de fonctionnement qu’avec son compère de la série « Charlotte impératrice » et force est de constater que cela lui réussit ! Il crée de très belles planches pleines de tension, avec des cadrages inhabituels, des cases rondes ou ovales, des planches en miroir qui se répondent d’un tome à l’autre (comme par exemple celles du départ de Charlotte accompagnée du chant moqueur et contestataire, rappel ironique dans la composition et les cadrages identiques des planches du tome 2 où les chansons célébraient au contraire l’espoir engendré par son arrivée au Mexique).

Son utilisation de la lumière est aussi remarquable. Son encrage et ses grands aplats de noir sont encore plus présents dans ce tome dans lequel l’atmosphère s’assombrit. Et les couleurs magnifiques de Delphine Chedru (qui a remplacé Isabelle Merlet depuis le tome 2) viennent accompagner les différentes séquences, créer les ambiances et accroître la lisibilité.

Dans ce volume qui constitue le premier volet du 3e acte du drame romantique qu’est cette splendide fresque, satire, précision historique et dessin somptueux sont une nouvelle fois au rendez-vous. Mais l’humour présent dans les deux premiers tomes laisse place ici à un sentiment tragique. L’histoire intime et l’Histoire du pays s’entremêlent. Les maîtres de Fabien Nury en littérature se nomment James Ellroy, Alexandre Dumas et Joseph Conrad. Il se place ici dans leur lignée en mêlant roman noir, histoire et Histoire avec un grand H et en plaçant comme l’auteur d’«Au cœur des ténèbres », « l’imagination et non l’invention » au centre de l’art. Comme le souligne le dessinateur lui même : le scénariste est « arrivé avec son côté noir, sa science du polar » tandis qu’il a apporté lui « la tendresse envers les personnages et l’empathie que l’on peut ressentir dans ce qu’ils traversent ».
Nury distille habilement du suspense et Bonhomme crée le plus beau des écrins pour cette anti Sissi face à son destin. Si désormais les lecteurs préfèrent les one shots aux séries, gageons que cette magnifique tétralogie saura les faire changer d’avis ! Vivement l’épilogue qui retracera les cinquante dernières années de la vie de Charlotte…

POUR ALLER PLUS LOIN
Les événements réels relatés dans les tomes 3 (et 4)
(avec de nombreux portraits officiels et photos de son sacre à sa vieillesse)
Maximilien et Charlotte : la tragédie mexicaine (partie 2) – Vidéo Dailymotion
(podcast « au cœur de l’histoire » de Jean des Cars, Europe 1)




