Ceux qui me touchent

Scénario : Damien Marie
Dessin : Laurent Bonneau
Éditeur : Bamboo
Collection Grand Angle
224 pages
Prix : 24,90 €
Parution : 26 Août 2023
ISBN 9782818997819
Ce qu’en dit l’éditeur
“Et si votre imagination décidait de prendre corps pour changer votre vie?”
Élisa est née il y a 5 ans déjà…
Un soir, parce qu’il n’y a pas de livres de contes à disposition pour l’endormir, Fabien invente, avec elle, une histoire fantastique.
Les jours suivants, des événements fortuits le renvoient à l’aventure qu’ils ont créée.
Bien que conscient que ce ne sont que des coïncidences, il y voit le signe qu’il doit changer de vie…
Un récit contemporain et intimiste où les échanges d’un quadragénaire avec sa fille modifient le regard sur ce qui nous entoure.
« LE PROCESSUS DE CRÉATION »
Près de dix ans après leur première collaboration, « Ceux qui me restent », bouleversant récit sur la maladie d’Alzheimer, Damien Marie et Laurent Bonneau nous offrent « Ceux qui me touchent », un généreux roman graphique de plus de 200p, toujours dans la collection « Grand Angle » chez Bamboo.
Si la similitude des titres n’est pas pur marketing mais cherche à souligner les échos qui se tissent d’une œuvre à l’autre et en particulier le lien père-fille et les relations de couple, ce nouvel opus brasse de nombreux thèmes comme le soulignait le titre initialement envisagé : « le processus de création ». Il va être en effet question de la création d’un enfant dans le prologue, d’œuvres d’art (brut ou dans l’air du temps), mais aussi de re-création de soi et du lien avec les autres.
Raconté comme cela on a l’impression d’un pot-pourri de thèmes hétéroclites mais s’il y a bien un mélange des genres, des thèmes et même du noir et des couleurs, tout se passe dans la fluidité des dialogues et de l’enchaînement des séquences. Pas un mot de trop, pas une scène superflue. De nombreuses pages muettes car comme le dit le héros, ancien élève en arts appliqués contraint à se servir non pas d’un pinceau mais d’un « aspirateur à sang » pour tuer « des cochons du matin au soir et une semaine sur deux du soir au matin » dans l’abattoir où il travaille, « dessiner, c’est aussi écrire ».
Divers projets de couverture qui montrent bien la variété des thèmes abordés




« À LA LIGNE »
L’histoire, c’est celle de Fabien qui après bien des années d’attente et d’errances médicales accueille avec Aude, sa compagne, une petite Élisa. Leur vie en a été bouleversée : pour pouvoir s’occuper de leur petite princesse et ne pas passer un salaire en nounou, Fabien et Aude enchaînent les heures à l’abattoir et à l’hôpital (saisissant parallèle), se croisent et s’éloignent… jusqu’à se perdre en tant que couple mais également comme individus et frôler le burn out.

Damien Marie est allé passer du temps dans un abattoir. La description quasi clinique de cet univers, grâce à la voix off et au choix des couleurs vert glauque qui y sont systématiquement associées, montre comment ce travail aliène. Ces passages sur la monotonie lancinante où les rêves sont confisqués dans la répétition d’épuisants rituels ne sont pas sans rappeler les feuillets d’«À la ligne » de Joseph Ponthus. Les rares scènes où l’on voit Aude au service de soins palliatifs sont, elles aussi, traitées dans ces couleurs comme pour souligner l’écho et l’abêtissement progressif de Sisyphes modernes qui effectuent des tâches récurrentes vidées de leur sens (même à l’hôpital où l’on introduit une notion de rentabilité) et devenant véritablement une torture … Les mêmes couleurs se retrouvent enfin dans les séquences consacrées à la ville de Paris mettant en avant cette fois le côté déshumanisé et déshumanisant des grandes métropoles. Là encore on retrouve un aspect documentaire puisque le scénariste a aussi noué des relations privilégiées avec l’Armée du salut, distribué des repas et effectué des maraudes.



« LE REGARD D’UN PÈRE »
Pourtant, même si de grands aplats de noir sont utilisés par Laurent Bonneau et que certaines planches sont quasi semblables à des toiles de Soulages en monochrome de noir et symbolisent cette vision pessimiste, on observe une alternance avec d’autres moments plus radieux. Élisa, même si elle « n’aime pas le jaune », se voit systématiquement associée à cette couleur solaire dans des séquences réalisées dans un camaïeu de jaunes ou d’oranges.

Les deux auteurs ont deux fillettes qui ont presque le même âge. Laurent Bonneau a pris la sienne comme modèle et rend dans son style hyperréaliste, avec une étonnante justesse, toutes les mimiques d’une petite fille dynamique tandis que Damien Marie a su retranscrire sans la moindre mièvrerie expressions et syntaxe enfantine. On ressent énormément la tendresse émanant de ces regards de père comme dans l’opus précédent et dans l’œuvre autobiographique de Laurent Bonneau.

« L’ESSENTIEL »
Le choix des couleurs crée également des correspondances avec d’autres moments heureux : il y a d’abord les scènes passées avec le couple d’amis indéfectible, Isa et Alex, autour de bières artisanales (apparemment le scénariste est un zythologue émérite !) mais aussi celles mettant en scène Nathalie la jeune artiste autiste et son père à la tendresse bourrue ou les bénévoles de l’armée du salut qui offrent bien plus qu’un café, une écoute…. L’album grâce à l’antithèse souligne « l’essentiel » dont parlait naguère le dessinateur dans un autre de ses ouvrages autobiographiques : les liens humains qui servent d’antidote à la désespérance ainsi que l’Art.

« LES ALCHIMISTES DU XXIe SIÈCLE »
Le livre se mue aussi en une réflexion sur l’Art. L’art repoussoir tout d’abord incarné par Cuzco, l’artiste au pseudo d’empereur mégalo qui vit entouré de courtisans serviles et ne pense qu’à créer des objets dérivés à partir d’œuvres « à messages » surfant sur les dernières tendances du moment.

Célia, la galeriste en est une autre représentante : langage émaillé d’expressions franglaises avec un certain mépris pour le provincial qu’est devenu son ancien camarade des Arts appliqués mais qui ne s’est pas plus accomplie que lui puisqu’elle ne créée pas et se contente de vendre. Au-delà de la satire (un peu trop appuyée à mon goût par rapport à la subtilité du reste du récit) on trouve également une vraie réflexion sur la paupérisation de l’artiste à travers l’évocation des anciens camarades de promo dont bien peu ont réussi à transformer leur vocation en travail et nombreux ont été contraints à l’instar de Fabien d’accepter un travail alimentaire provisoire qui se pérennise sous la menace de « la putain de pauvreté qui [les] renifle comme une friandise ».

À cet art « vénal », les auteurs opposent un art spontané et désintéressé qui réenchante le monde : qu’il s’agisse des histoires d’Élisa avec ses héros cochons-mignons-ou-zombies improbables ou des tatouages de Nathalie qui métamorphosent un porc destiné à l’abattoir en une véritable œuvre. Des cochons dans les deux cas … animaux déconsidérés symboliquement associés à l’ordure mais aussi intimement liés au quotidien de Fabien. Ce dernier tente de leur donner une nouvelle dimension et de les transformer en source de richesse (dans tous les sens du terme) et non plus de désespoir en se mettant en tête de monnayer les créations de Nathalie qu’il représenterait en tant qu’agent .


Mais ces formes d’art ne sont-elles pas également la métaphore de la démarche artistique de nos deux auteurs ? Dans une perspective toute baudelairienne, ils seraient les véritables « alchimistes du XXIe » transformant la boue en or c’est-à-dire en beauté ou peut être dans leur cas le banal en sublime… La baguette arc-en ciel du conte d’Élisa serait alors tout bonnement le stylo de Damien et le pinceau de Laurent poétiques à défaut d’être magiques… On a en effet tout un jeu de mises en abyme et le lecteur est souvent surpris, dérangé, ému par des monologues au rythme de blues ou des cases qui se dépouillent soudainement du réalisme et se muent en tableaux expressionnistes voire abstraits.
L’art apparait alors comme salutaire ; pour reprendre l’expression de la fillette « il peut changer toute l’histoire ». Ainsi même si l’épilogue est ambigu et remis en cause par les trois dernières pages très noires (au propre comme au figuré), Fabien apparaît transformé et Nathalie « n’a jamais été aussi heureuse » que depuis qu’elle peint. L’art peut donc aider à survivre et même à sur-vivre à la fois ceux qui créent mais aussi les spectateurs. Quel plus bel hommage ? « Ceux qui nous touchent » ce sont certes nos proches mais aussi les artistes … Damien Marie et Laurent Bonneau évoquent la possibilité d’un 3e volet. On espère que ce chapitre final de la trilogie ne leur prendra pas dix ans !


POUR ALLER PLUS LOIN
Interview des auteurs
Rencontre avec Damien Marie et Laurent Bonneau, auteurs de Ceux qui me touchent ! | GRAND ANGLE
ŒUVRES DES AUTEURS ABORDANT DES THÈMES PRÉSENTS DANS CEUX QUI ME TOUCHENT :

Ceux qui me restent
Florent après avoir tout quitté par amour pour la belle anglaise Jenny l’a perdue beaucoup trop jeune. Il a tenté d’élever seul sa petite Lilie, maladroitement. Et Florent et sa fille se sont perdus à leur tour. Elle l’a laissé encore plus seul pendant 20 ans. Aujourd’hui, à 70 ans, il n’a qu’un souhait, il veut la retrouver avant de mourir ; sa Lilie qui vient maintenant le voir tous les jeudis, mais qu’il ne reconnaît plus parce la maladie d’Alzheimer lui vole sa mémoire et le laisse toujours plus seul. Alors il cherche sans relâche, en vrac, dans les bribes de trop vieux souvenirs…


Le regard d’un père
pour les rapports père-fils /père-fille et le rôle de la transmission


L’essentiel
Poursuivant sa quête autobiographique, Laurent Bonneau met en parallèle la passion portée à sa compagne, la liberté perdue des prisonniers qu’il rencontre lors d’ateliers-BD et la peur étourdissante qui le saisit lors qu’un accident domestique qui blesse son enfant. Il rappelle ainsi ce qui est « essentiel » pour lui.

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ŒUVRES SUR LE TRAVAIL À LA CHAÎNE ET LA MALTRAITANCE ANIMALE :

La Tuerie
À sa sortie de prison, Yannick se fait embaucher dans un abattoir. Il découvre alors un monde impitoyable où se côtoient souffrance ouvrière et souffrance animale. Il n’est pas arrivé là par hasard. Son petit frère Killian est mort quatre ans auparavant alors que celui-ci travaillait dans cet établissement.
Pour supporter la difficulté du travail et la loi infernale de la cadence, Killian serait mort par overdose. Depuis, Yannick n’a qu’une obsession : comprendre ce qui s’est exactement passé.
Bientôt, il parvient à rejoindre le secteur le plus redouté dans lequel travaillait son frère : la tuerie, un espace clos à l’abri des regards où les bêtes sont mises à mort. Mais au même moment, des vidéos dénonçant les conditions d’abattage et un épandage sauvage sont diffusées sur Internet. Qui s’est infiltré dans l’entreprise la menaçant ainsi de fermeture ?


À la ligne
« J’écris comme je pense sur ma ligne de production divaguant dans mes pensées seul déterminé/ J’écris comme je travaille/ À la chaîne/À la ligne »
Joseph Ponthus, éducateur social, a choisi de suivre son épouse en Bretagne et ne trouve plus qu’un remplacement chaque été pour exercer son métier. Le reste du temps, il bosse là où on l’embauche, plutôt dans des conserveries et dans un abattoir. Tout ce qui est écrit est vécu ou ressenti mais c’est en même temps un formidable tableau social de ce qui se passe dans ces usines qui emploient deux tiers d’intérimaires, ces précaires invisibilisés. Il brosse un portrait sans concession de leurs tâches répétitives et abrutissantes et de la maltraitance animale dans des « feuillets » en vers libre sans aucune ponctuation.
Chronique d’Anne-Laure SEVENO-GHENO




Une réponse à “CEUX QUI ME TOUCHENT”
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