Interview Swann Meralli & Tiffanie Vande Ghinste


Swann Meralli & Tiffanie Vande Ghinste

aux Rendez-vous BD d’Amiens

(24 juin 2023)

Tiffanie Vande Ghinste et Swann Meralli, bonjour. Je suis ravie de vous rencontrer lors du deuxième temps fort des Rendez-Vous BD d’Amiens et nous allons parler, bien sûr, de votre album jouissif et réjouissant qui vient de paraître aux éditions Albin Michel, album au titre ô combien évocateur : Plutôt jouir.

Dans cette histoire quelque peu barrée, racontée avec beaucoup d’humour, de peps mais aussi de poésie et de tendresse, on va suivre le baroud d’honneur d’une septuagénaire en quête de plaisir.

Alors avant d’entrer dans le vif du sujet, j’aurais voulu savoir comment est né ce projet.

SM : Au départ, ça vient d’une idée personnelle et ensuite j’ai développé l’idée pour en faire un traitement, un résumé de l’histoire. C’est via l’éditeur qu’on s’est rencontré avec Tiffanie pour faire la bd ensemble. Au niveau des premières idées, vraiment à l’origine, il y en a plusieurs. Déjà, il y a ma propre grand-mère qui est veuve. C’est une personne que j’aimais beaucoup et qui m’a fait réfléchir par rapport à ça. Et aussi, quand je fais des animations musicales notamment en EHPAD, en maison de retraite, j’ai pu voir des lieux autant formidables que des lieux parfois catastrophiques. Une autre de mes inspirations, c’était un ami qui avait deux grands-mères toutes les deux veuves ; la première cherchait à se mettre en couple constamment parce qu’elle aimait bien ça, ça lui faisait plaisir et la seconde pas du tout. Elle voulait vivre son veuvage en célibat et c’est pas vraiment ça qui m’a fait réagir mais plutôt la réaction des gens autour de l’ami de l’époque qui trouvaient très bien le premier exemple et pas bien le deuxième en disant « Ah c’est pas bien elle se laisse mourir. » Et du coup, je me suis demandé pourquoi on a forcément un avis, une position sur la vie sentimentale des autres, notamment des âgés. De fil en aiguille, je suis allé voir des documentaires sur la sexualité, sur la sentimentalité des âgés, sur leur vie, parfois leur deuxième vie en communauté, en EHPAD, en maison de retraite, etc… L’envie, c’était de dire que chacun fait ce qu’il veut de son corps. Alors c’est sûr, se laisser mourir, ce n’est pas une bonne chose mais se laisser vivre ne s’exprime pas de la même manière pour tout le monde, pour tous et toutes.

Alors vous dites que c’est votre éditeur, je pense que c’est Martin Zeller (exactement, oui) qui vous a mis en contact. Tiffanie, qu’est-ce qui vous a séduit vous, dans le projet ?

TVG : Moi, j’étais déjà sur un autre projet. Donc j’aurais pu dire non et il m’a fait un pitch en disant « Voilà c’est l’histoire d’une septuagénaire qui veut vivre un dernier orgasme avant de mourir ». J’ai dit oui tout de suite quoi. Je trouvais que c’était génial, ça me donnait tout de suite envie. J’ai toujours bien aimé le « troisième âge » entre guillemets. Je ne vais pas dire que j’ai hâte d’y être mais j’espère un peu que c’est un âge où on s’en fiche justement du regard des autres, des qu’en dira-t-on, etc … Et donc, c’est un âge super chouette en fait. Enfin, j’espère, si on n’a pas trop de soucis de santé évidemment; donc ça m’a tout de suite parlé, voilà.

Si j’en crois votre éditeur, vous Swann Meralli, vous êtes scénariste de bandes dessinées, d’albums jeunesse et réalisateur lyonnais. Les questions d’identité sont au cœur de votre travail mais vous ne vous refusez jamais un bon mot. Quant à vous, Tiffanie Vande Ghinste, vous êtes une autrice de bande dessinée ayant abordé dans vos deux albums précédents les questionnements existentiels de plusieurs générations.

Pouvez-vous, chacun, compléter votre portrait ainsi que préciser vos thèmes de prédilection.

SM : Bon réalisateur, j’ai fait des courts-métrages mais ça commence un peu à remonter. Effectivement, j’ai fait aussi des albums jeunesse bd. Alors, mes thèmes de prédilection, en fin de compte, il y en a plusieurs qui se dessinent. Moi, j’aime bien varier. J’aime bien varier les histoires, les univers mais je remarque qu’il y a des grands thèmes qui peuvent se retrouver. Un des thèmes serait, on peut dire, une sorte de liberté, une envie d’être soi et d’en jouir pour le coup mais pas forcément sexuellement, en tout cas pas essentiellement. Si je peux faire dans les grandes lignes, il y a un autre thème c’est peut-être l’amitié et la rencontre ; oui ça, il y a pas mal de choses autour de ça. Peut-être aussi autour du mensonge avec une démarche pour montrer que souvent une forme de violence, d’oppression de société voire physique se construit souvent à partir de violence que j’appelle morale à partir du mensonge et que si on arrive à stopper cette première barrière là, on n’irait pas aussi loin dans la violence … enfin c’est une des convictions que je peux avoir en tout cas.

TVG : Que puis-je rajouter sur mon CV ? En fait, pas grand-chose. J’ai fait deux premières bd toute seule où je faisais le scénario et le dessin et puis là cette proposition de scénario tombait à pic – enfin pas tombait à pic – mais j’avais envie de tester un projet à plusieurs, voir si c’était plus enthousiasmant. J’aime les deux et c’était vraiment très chouette de travailler en équipe.

Justement ma prochaine question portait sur votre collaboration étant donné que vous dites vous-même que vous êtes autrice à part entière. Donc là, il y avait un scénario. Alors comment avez-vous fait : storyboard, découpage… Qui a fait quoi ? Comment vous êtes vous partagé le travail ? Comment avez-vous communiqué ?

SM : Moi je pense que le seul nerf de la guerre, c’est la communication. (Enfin, tu diras ce que tu en penses.) Après, le traitement, quand ça été validé par Martin, j’ai fait un premier découpage, on va dire, une succession des actions et des dialogues et après du coup, Tiffanie a fait la mise en scène (TVG ; le storyboard) Oui, d’abord un storyboard et c’est là qu’il faut bien s’entendre. Donc à la fois Tiffanie peut intervenir sur le scénario en disant « Tiens, telle chose, ça peut être mieux comme ça » ou je ne sais quoi et à la fois sur le storyboard. Parfois on relit et on dit « non cette case-là dans ce sens-là, peut être que ça serait mieux » Donc là c’est vraiment une collaboration. Après, par contre, quand le storyboard est vraiment validé, en ce qui me concerne le travail est beaucoup moins présent et c’est Tiffanie qui a la main.

TVG : C’était vraiment une collaboration très chouette parce que Swann n’est pas du tout fermé à la discussion et aux modifications, ce qui peut ne pas être le cas de tout le monde. Pas du tout. Et du coup, c’était vraiment très joyeux. Il y a certaines scènes qu’on a pas mal retravaillées, genre la scène de sexe dans l’hôtel. Mais c’était très chouette. Je me sentais vraiment impliquée et pas juste la dessinatrice ou l’exécutante. J’étais à part entière dans le projet, c’était vraiment chouette. Et Martin a été très présent, lui aussi. On était vraiment à trois à réfléchir, en tous cas, au moment du storyboard. C’était très vivant, ce qui est chouette parce que le storyboard, ce n’est pas un moment facile. C’était chouette d’être bien épaulée.

SM: Et pour moi l’idée, c’est vraiment que quand on travaille sur le projet, c’est qu’on aide le projet, ce n’est pas qu’on s’aide soi. Pour être plus clair, on fait en sorte que le livre soit le meilleur possible. Bien sûr, on a chacun des envies personnelles à mettre dedans, mais l’important est de se demander comment faire pour que ce livre soit le meilleur possible. C’est en gros comme une équipe de foot.

TVG : Tout le monde ne pense pas comme ça.

Ce qui fait la grande force de ce récit, c’est le décalage ou le double sens que l’on peut trouver à la fois dans le dessin ou les mots. Cela commence dès la couverture avec cette petite mamie toute fleurie mais quand on regarde de plus près, il n’y a pas que des fleurs qui s’échappent de son sac. De même, dans la première planche muette, les taches rouges ne sont pas tous des coquelicots.

Comment sont nées toutes ces images ?

SM : Pour ce qui est de la couverture, c’est vraiment Tiffanie. Les coquelicots, au départ, c’était juste un champ mais on s’est dit qu’il ne fallait pas que ce soit un champ entre guillemets avec des pesticides alors on a mis des coquelicots et il me semble que l’idée de la culotte c’était dans le scénario. D’abord on voit une culotte, et après d’autres choses. Mais c’est une base, c’est qu’un squelette, un canevas. Mais après, ce n’est pas moi qui ai dit « Tiens , à tel endroit, il y aura une immense case on les voit rouler » ; ça c’est autre chose.

TVG : La couverture, pour moi, il fallait que ce soit joyeux à l’image de Michèle, le personnage principal, joyeux, vivant et expressif et en même temps qu’on sache de quoi on parle. Ça parle quand même de sexe donc j’ai un peu trouvé les éléments qui évoquent clairement le sexe.

C’est très floral.

Oui mais en fait on se rend compte que tout au long de l’histoire les fleurs reviennent. Il y a le champ avec les fleurs et j’avais envie de remettre ce motif de fleurs un peu partout. On peut le trouver tout au long de la bande dessinée.

On va rester sur le dessin. Tiffanie Vande Ghinste, pouvez-vous nous éclairer sur vos choix graphiques ? Avez-vous testé différentes techniques ou alors est-ce que celle pour laquelle vous avez opté était pour vous une évidence dès le départ ?

TVG : Dans toutes mes bd, j’essaie vraiment que le dessin porte l’histoire et l’illustre au mieux. J’avais quand même fait des essais avec plus de crayons de couleur et Martin avait proposé d’essayer avec plus d’aquarelle. Enfin, au début, c’était de l’encre. Et en fait ça donnait super bien parce que c’était vivant comme le personnage. Trop de crayon, ça peut donner un peu de lourdeur. L’idée, c’était vraiment quelque chose de léger comme l’histoire. Enfin, l’histoire n’est pas nécessairement légère mais c’est un road trip donc on est un petit peu emporté dans un tourbillon d’actions et de choses qui se passent… Donc voilà j’avais envie que ce soit léger comme le vent. (rires)

SM : Oui l’histoire est légère, mais la légèreté n’empêche pas de parler de thèmes beaucoup plus forts ou sombres.

Justement (Merci Swann pour la transition) Sous les pavés, la plage et sous la légèreté, la profondeur. Sous cette histoire rocambolesque et délirante, sont abordés de façon très subtile, non seulement la sexualité des personnes âgées, mais également la maladie, le deuil, les difficultés engendrées par le handicap pour l’entourage, la relation mère-fille…

Qu’est-ce qui vous paraît le plus important ? De la même façon qu’un metteur en scène rédige une note d’intention, quels étaient vos objectifs ?

SM : Je pense qu’au départ, c’était vraiment la sexualités des âgés. C’est vraiment ça le point de départ. Et le handicap, le veuvage – là en plus c’est un veuvage qui est censé être récent en tout cas dans la vie, qui lui arrive assez tôt – d’ailleurs je rappelle que c’est inspiré d’une personne que j’ai croisée, un jeune homme qui a été veuf très jeune et ça m’avait marqué. C’est vrai que le veuvage est forcément dur. Quand on est jeune, ce n’est pas dans la logique des choses. Mais c’est vraiment la sexualité des âgés qui était le point de départ. Puis après en tricotant, on va mettre d’autres choses. Il y a le handicap mais plus que le handicap, c’est la thématique de l’aidant familial. Une amie dessinatrice s’occupait de sa mère qui était tétraplégique et du coup, c’est ça aussi qui a évoqué ces choses-là.

TVG : Moi, ce que je retire beaucoup, là où je trouvais un peu mon inspiration on va dire c’est cette femme qui a donné sa vie à sa famille, qui a été dans le don total et qui à la fin en fait décide d’être enfin elle-même après avoir attendu toute sa vie. Il y a quelque chose de féministe là-dedans et j’aimais bien ça.

On va parler un petit peu du texte maintenant. C’est un petit bijou pétri de drôlerie, avec ses expressions fleuries à double sens, ses détournements de chansons, ses dictons … « Comme disait Sainte Bernadette, les mains au dessus de la couette »

Swann Meralli, pouvez-vous nous en dire un peu plus à ce sujet ? Y a t-il des auteurs dont vous vous réclamez ?

SM : Je vais détourner un petit peu la question pour apporter une réponse. Comme ça, je n’ai pas forcément d’auteurs qui m’inspirent en dehors de tous ceux que j’ai pu lire avant. Par rapport au détournement de paroles de chansons, j’ai très souvent une musique qui arrive un peu en tête avec le scénario ce qui peut venir, puisqu’on en parlait tout à l’heure, des courts-métrages que j’ai pu faire, du côté un petit peu cinématographique au départ. Et je sais que la musique est quelque chose qui accompagne beaucoup ces histoires-là. Je trouve ça chouette. Du coup, on a fait aussi le détournement humoristique. Mais j’aimais bien imaginer l’histoire avec des chansons en général, des chansons françaises, de variété française, qui donnent du peps, qui donnent envie d’avancer. quoi.

Un autre élément qui me parait important, c’est la gestion du temps où le passé se mêle au présent par le biais des souvenirs. Le passage d’une époque à l’autre se passe tout en douceur via le dessin. C’est aussi le passage d’un monde à l’autre : de la jeunesse, la vie à deux ou en famille à la vieillesse et la solitude et ses vicissitudes, ce qui est particulièrement bien mis en valeur au début où on voit Michèle tomber, telle Alice dans le terrier du lapin …

TVG : Au niveau du storyboard et du dessin, c’est quelque chose quand même qui n’est pas évident à faire. Souvent c’est ce sur quoi je dois un peu plus réfléchir, en tant que dessinatrice, pour que ce soit fluide et agréable à lire, qu’on comprenne bien ce qui se passe. Pour les sauts dans le temps, dans les rêves, etc … pour pas être dans la bête bulle comme la bulle en forme de mouton par exemple – j’ai quand même dessiné un petit nuage – j’ai essayé de faire des sauts dans le temps relativement lisibles.

SM : Et moi, sans dire comment ça a pu être fait, je sais que ce qui a été assez dur, c’était de bien ordonner les sauts dans le temps pour que bien sûr on découvre son passé au fur à mesure mais aussi que chaque souvenir apporte un miroir à ce qui se passe dans le présent, soit une explication, une consonance. Ça, je me rappelle que c’était assez compliqué parfois ; c’est un peu comme un puzzle ou un Tetris : on bouge un peu les blocs, on en raccourcit ; ça demande un peu de réécriture au fur à mesure.

Des choses à rajouter ?

SM : Il y a aussi un truc, je me rappelle qu’on avait bien travaillé, c’était tout ce qui était entre guillemets « la deuxième peau de Michèle » : c’étaient les habits et la coiffure. Parce qu’en fait Michèle cherche une liberté mais au départ, elle se trompe un peu où elle prend la liberté de n’importe qui qui passe sous la main. Elle croit qu’il faut vraiment goûter à toutes les libertés pour être libre et alors du coup, elle teste plein d’habits différents, de coiffures différentes et petit à petit elle trouve son habit à elle, sa tenue à elle. Ça me rappelle aussi, le moment quand on est allé à Amsterdam pour faire un peu une recherche documentaire. Moi, je ne suis pas friperie tout ça mais quand on a fait les friperies, il y avait un peu de ça aussi, de chercher quel est le bon habit qui peut exprimer ce que nous sommes; ça c’était un truc vraiment qui était important.

Vous êtes allés en repérage à Amsterdam alors. C’est vrai que quand on prend le début de l’album, ça pourrait se passer n’importe où, rien ne permet de situer le lieu alors qu’ Amsterdam c’est bien précis.

Vos projets ?

SM : Moi je travaille avec un dessinateur qui s’appelle Clément Rizzo. Le projet, c’est Montagnette mon amour et ça se passe pendant la Révolution française en Provence notamment vers Avignon. Une de mes grand-mères qui a inspiré l’album venait de là-bas. Un jeune garçon arrive là, il tombe amoureux d’une fille. C’est traité comme un western. C’était l’époque la Révolution française où tout le monde se tapait dessus mais comme il tombe amoureux de cette fille-là, il ne peut pas partir, enfin il ne veut pas partir en fait et puis il va se battre pour ses convictions. Bon Montagnette, c’est aussi un parc naturel – je ne sais pas s’il est régional – donc du coup il se bat aussi pour une forme de patrimoine naturel. Malheureusement, quand j’ai écrit cette histoire qui était pensée de longue date, à la fin la montagnette risquait d’être brûlée et malheureusement, l’été dernier la montagnette a brûlé à cause des sécheresses. Donc même si ce n’était pas une thématique au départ, on a apporté un peu une thématique écologique de rappeler que le patrimoine naturel est ce qui nous entoure, est ce qui nous accueille, c’est notre première maison avant toute chose donc il faut y faire attention.

TVG : T’as que ça ?

SM : Non mais c’est le plus concret en fait.

TVG : Parce que tu as plein de trucs sur le feu en fait alors que moi, en tant que dessinatrice, c’est compliqué d’avoir 20 000 projets en même temps. Là je suis sur un autre projet qui va s’appeler « Quelques battements d’aile ». C’est également avec une scénariste qui s’appelle Anaële Hermans et ça va sortir chez Delcourt dans un an. Le sujet, c’est l’histoire d’une très jeune femme qui fait des travaux d’intérêt général au musée des Sciences naturelles de Bruxelles, donc sujet beaucoup moins rigolo, beaucoup plus intime, intimiste on va dire.

Je vous remercie tous les deux et je vous souhaite un beau festival.

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