Expo Chloé Cruchaudet


L’exposition qui se déroule à la maison de la Culture d’Amiens du 31 mai au 30 septembre est la première rétrospective dédiée au travail de Chloé Cruchaudet. La commissaire Marie-Luz Ceva-Mériaux en a assuré la coordination ainsi que la rédaction des textes d’accompagnement tandis que la scénographie a été réalisée par Alexandra Maringer assistée de Lisa Retoux.

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Elle investit la totalité de la maison de la culture puisqu’elle se déroule dans trois espaces distincts :

La première partie prend place dans le Hall Matisse et est consacrée à ses premières tentatives avortées pour faire son entrée dans la bande dessinée après ses études d’art et d’architecture à Lyon puis son expérience en animation aux Gobelins. Puis à ses débuts d’autrice avec « Groenland Manhattan », « Ida » et son œuvre pour la jeunesse « La poudre escampette » ainsi que celles de la maturité : « La croisade des innocents » et « Céleste ».

La seconde a pour écrin la salle Giacometti. Elle est dédiée à « Mauvais genre » qui fut décisif dans la carrière de Chloé Cruchaudet et à « L’herbier sauvage », un livre « pour adultes » dont elle assure les illustrations qui constitue également une préfiguration du cahier complémentaire « Très mauvais genre » qui accompagnera la réédition grand format de « Mauvais genre ». Cette partie peut ainsi être « évitée » si l’on effectue la visite avec des enfants.

Enfin dans le Jardin d’hiver on peut voir la genèse de son livre expérimental « Les Belles personnes ».

L’ensemble est extrêmement pédagogique et ludique. Chaque espace consacré à une œuvre est délimité par un code couleur et une grande citation. La visite s’accompagne de nombreux textes et notules. Des objets appartenant à l’artiste ou éclairant de façon historique des aspects de son œuvre y sont présentés. Petits et grand peuvent également y effectuer quelques ateliers comme « l’atelier des cabanes » en écho à « La Croisade des innocents » ou la rédaction d’une carte postale pour poursuivre la réflexion sur « Les Belles personnes ». On passe ainsi aisément « d’un monde à l’autre » : du réel à la fiction, des coulisses à la création, de l’artiste au lecteur.

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Comme le déclare Marie- Luz Ceva

« Il s’est donc agi d’imaginer la manière dont la problématique « D’un monde à l’autre » allait être traduite en déambulation. Ce titre fait référence aux voyages des personnages, mais aussi à leurs cheminements et changements intimes, ainsi qu’aux rencontres entre classes sociales ou mœurs différentes. Pour mettre en valeur les créations de l’artiste, j’ai suivi plusieurs axes :

– présenter sa manière de travailler (pour écrire un scénario, dessiner, mettre en couleur) en montrant des planches originales ;

– exposer ses sources d’inspiration.

Pour nous permettre de mieux les approcher, Chloé Cruchaudet a ainsi prêté des objets personnels. À partir des pistes que l’autrice m’indiquait, ainsi qu’à partir des pistes mêmes des bandes dessinées, mon travail a été également de rechercher d’autres objets et documents qui puissent illustrer ces influences.

– créer une ambiance sensible : par exemple des bruits de vent, de mer et de bateaux pour Groenland Manhattan, des extraits de « La Recherche du Temps Perdu » et un petit porte-monnaie rouge pour Céleste, une crinoline pour Ida ».

Si l’Alice de Carroll évoluait d’un monde à l’autre en traversant un miroir, pour le spectateur de l’exposition amiénoise c’est plutôt en franchissant une tenture. On passe de l’univers d’une bande dessinée à une autre grâce à des rideaux. Au sein de chacun de ces univers, on découvre des planches mises en relation avec des objets et des documents.

La salle consacrée à « Mauvais genre », a ainsi bénéficié d’un prêt de collections historiques de l’Historial de la Grande Guerre et l’on peut y admirer par exemple de l’art des tranchées.

Les objets du mémorial

Le spectateur est guidé par des titres et par des textes écrits dans des dégradés de couleurs (qui évoquent à eux seuls passage et changement).

On a bien osmose du la forme et du fond puisque les récits de Chloé Cruchaudet font tous passer ses personnages d’un monde à un autre : traversées de continents, changements de classe sociale, évolutions de genre, tous ces voyages vers l’ailleurs amènent les protagonistes à découvrir des parts d’eux-mêmes, qui jusque-là leur étaient inconnues.

Dans ses albums, Chloé Cruchaudet s’inspire souvent de faits historiques (les expéditions de Robert Peary, la croisade de jeunes enfants), d’histoires vécues (l’histoire de Paul Grappe et Louise Landy) ou d’autobiographies (celle de Céleste Albaret). Elle trouve d’ailleurs fréquemment ses idées dans des podcasts qu’elle écoute en travaillant. À l’inverse, l’histoire d’Ida, à l’origine imaginaire, est largement nourrie de références historiques.

Ses scénarios et son dessin associent de manière virtuose des situations imaginaires à des recherches documentaires précises. La commissaire d’exposition démontre ainsi par exemple le processus de création de l’autrice sur « Groenland Manhattan » en mettant en vis-à-vis planches et articles d’époque tandis que le castelet et l’art religieux présents dans La Croisade sont placés en regard des planches

L’exposition s’ouvre la palette et du matériel de dessin de l’autrice et le premier espace s’intitule « Les Chemins » 1998-2007 avec en fronton la citation suivante : « Se perdre, essayer des chemins de traverse, cela fait partie du voyage ». (Chloé Cruchaudet)

Et c’est à ce voyage qu’elle convie le lecteur : dans cet espace inaugural, on trouve ses travaux de jeunesse et ses créations refusées pendant près de dix ans. Grâce à ces premières tentatives demeurées jusqu’alors inédites, on perçoit combien ces longues années à arpenterdiverses voies lui servent de terreau et posent les jalons de ses futures créations.

Certains sujets forment les prémices d’albums à venir, comme l’histoire de Robert Peary reprise dans « Groenland Manhattan ». On perçoit aussi ces ambiances décalées qui deviendront sa marque de fabrique (une apparente douceur pour un sujet âpre comme nombre de pages de « La Croisade des innocents » ou à l’inverse une description épique d’un fait anodin). Et l’on y trouve déjà des personnages, actions ou motifs qui seront repris dans les œuvres plus abouties : ainsi, le grand chien poilu se retrouve dans « La Poudre d’escampette » La plaie au genou sucée par l’enfant est réemployée dans « La Croisade des innocents » et Le motif onirique des branches posées sur la tête est récurrent dans « Mauvais Genre », « La Croisade des innocents » ou « Les Belles personnes ».

Pour chaque album, dans chaque espace qui lui est consacré on trouve également story-boards, crayonnés, planches originales ce qui permet de voir les différents styles et technique adoptées par l’autrice.

Exemple de découpage

Elle s’affranchit ainsi de la case avec « Mauvais genre » (il n’y a plus de trait de contour) et plus encore lorsqu’elle s’essaye à la tablette graphique pour la première fois avec « Céleste ». L’album est entièrement réalisé à l’iPad et le trait est très libre mais ses brushes et superpositions lui gardent pourtant un aspect artisanal.

L’exposition ne respecte pas la chronologie stricto sensu. Si « Mauvais genre » est mis à part à la fois pour son importance capitale dans la carrière de Chloé (et dans le 9e art) et pour éviter de heurter des regards enfantins, la commissaire a choisi de clore l’exposition sur une œuvre plurielle « Les Belles personnes », équivalent en bande dessinée d’un recueil de nouvelles. Quatorze portraits d’anonymes dont l’histoire a été rapportée à la dessinatrice qui adopte pour chacun d’eux un style et une technique différents. On a donc ici comme un condensé de l’exposition et on mesure combien Chloé Cruchaudet, au fil de ses vingt années de pratique, a un style qui évolue et se renouvelle sans cesse, certes, mais garde une « patte » immédiatement identifiable ce qui est la marque des grand(e)s !

Cerise sur le gâteau : cette très belle exposition est gratuite. Vous avez encore jusqu’à la fin du mois de septembre pour vous y rendre ; ne la manquez pas !

Groenland Manhattan — 2008

Inspiré d’un fait historique, le récit commence en 1897. L’explorateur américain Robert Peary se rend au pôle Nord et rapporte à New York des souvenirs « vivants » de son voyage. Ce sont cinq Esquimaux dont Minik, 6 ans, accompagné de son père Qisuk. Mais parmi eux, seul l’enfant survit. la bande dessinée prend le point de vue de l’enfant dont elle retrace l’évolution jusqu’à l’âge adulte. Entre acculturation à l’Occident et quête des origines inuites, l’album montre l’illusion d’un retour aux sources possible. Tant par le récit que par le dessin, l’autrice joue en filigrane avec les décalages culturels entre les deux mondes auxquels appartient Minik

Chloé Cruchaudet a reçu le Prix René Goscinny 2008 pour cette bande dessinée.

Ida — 2009-2012 (intégrale parue en 2015)

1887, Ida Von Erkentrud une vieille fille suisse trentenaire issue de la haute bourgeoisie hypocondriaque et autoritaire, se découvre une passion pour les voyages. Malgré son caractère rigide et peu porté au changement, elle décide de partir seule vers les plus lointaines contrées, se rend à Tanger où elle fait la rencontre de Fortunée, une occidentale délurée. Engoncées dans leurs robes à crinoline, les deux femmes sillonnent l’Afrique, le long de la piste Dakar/Niger, La bande dessinée recrée, de façon burlesque, le décalage entre un « ailleurs » fantasmé par l’Europe et la réalité vécue des grandes exploratrices à la fin du 19e siècle.

La Croisade des innocents — 2018

Début du 13e siècle. Colas, douze ans, vit dans un climat de pauvreté et de terreur. Un jour où il craint la violence paternelle, il décide de s’enfuir et trouve refuge dans une brasserie parmi d’autres enfants exploités. Un soir d’hiver, Colas a une vision : Jésus lui apparaît, et lui ordonne d’aller délivrer son tombeau à Jérusalem. Il réussit, avec l’aide de son ami Camille, à convaincre ses camarades de constituer une croisade . Sans adultes, sans puissant chevalier, ils arpentent les routes, persuadés que parce qu’ils sont purs et innocents, rien ne pourra leur arriver.

Céleste – Bien sûr, monsieur Proust — 2022

Céleste Albaret se souvient avec bonheur de ses huit années de service auprès du grand écrivain Marcel Proust, jusqu’à ce qu’il meure en 1922. Arrivée d’un petit village de Lozère, elle n’a aucune aptitude pour la vie domestique. En revanche, elle se découvre en harmonie complète avec l’univers littéraire de l’écrivain. Céleste en secret admire infiniment Proust. Elle devient à la fois sa confidente, sa secrétaire particulière et sa femme de chambre. Elle lui est indispensable et elle l’inspire. Céleste Albaret chez Marcel Proust, c’est l’histoire d’une rencontre improbable.

Œuvre pour la jeunesse : La Poudre d’escampette — 2015

Paul Dubreuil vient d’emménager avec ses parents dans une ville traversée par la Grôsne. Lors de sa première sortie, sa chienne Paulette l’entraîne jusqu’au bord du fleuve. Ils y découvrent un étrange radeau sur lequel un équipage d’enfants s’affaire aux préparatifs du départ. Quand la bande apprend que Paul vient de « l’ailleurs », but de l’expédition, elle décide de l’accepter à son bord

Mauvais genre — 2013

Paul et Louise se rencontrent, Paul et Louise s’aiment, Paul et Louise se marient, mais la Première Guerre mondiale éclate et les sépare. Paul supporte mal l’enfer des tranchées et s’enfuit. Pour échapper à la condamnation qui le menace après avoir été jugé déserteur, il imagine alors une solution : changer d’identité. Désormais il se fera appeler…Suzanne Langlard. Les cauchemars de la guerre continuent cependant à le hanter. Mais sa nouvelle vie lui permet de les fuir et lui fait découvrir une liberté insoupçonnée dans le Paris des années folles. Pendant dix ans, il pousse la dissimulation et le changement d’identité au-delà des genres, prenant plaisir à la bisexualité, à l’échangisme ou au proxénétisme occasionnel. Suzanne suit et lui reste fidèle …

La bande dessinée a reçu de nombreux prix : le Prix Landerneau 2013, le Prix du public Cultura du Festival d’Angoulême 2014, le Grand Prix de la Critique ACBD 2014, le Prix Coup de Cœur lors du festival de Quai des Bulles 2014 et le Prix Micheluzzi de la meilleure bande dessinée étrangère 2014

L’Herbier sauvage 2016

Les illustrations de L’Herbier sauvage par Chloé Cruchaudet font écho aux dessins charnels qui composent les pages de Mauvais genre. Les aquarelles accompagnent des témoignages érotiques recueillis anonymement par Fabien Vehlmann célèbre scénariste de bande dessinée. Femmes et hommes de tous âges y dévoilent leur vie sexuelle, et l’autrice les illustre librement. Ces témoignages sont similaires à ceux retranscrits dans le livret inédit de 32 p qui accompagne l’album Mauvais genre dans l’édition en coffret de 2016 sous le nom de (Très) Mauvais genre.

La bande dessinée a reçu de nombreux prix : le Prix Landerneau 2013, le Prix du public Cultura du Festival d’Angoulême 2014, le Grand Prix de la Critique ACBD 2014, le Prix Coup de Cœur lors du festival de Quai des Bulles 2014 et le Prix Micheluzzi de la meilleure bande dessinée étrangère 2014

Les Belles personnes — 2020

« Faire des portraits d’anonymes ». Cette idée, impulsée par le festival Lyon BD, a assez vite interpellé Chloé Cruchaudet. Elle a alors rendu ce projet interactif en lançant un appel à contributions afin de recueillir des portraits de « belles personnes » Son choix s’est orienté vers treize témoignages ( plus le sien) parmi ceux qu’elle a jugés les plus étonnants ou touchants : Denise, présumée sorcière, Mint, chien d’aveugle, ou encore Mme Neuville, professeure de philosophie…

L’autrice a adapté son trait graphique à chaque récit. Et en fin d’ouvrage, ces contributions textuelles sont retranscrites dans leur forme originelle avec, en vis-à-vis, un portrait pleine page. Une plongée dans l’âme humaine, une réflexion sociale, un voyage à travers le regard de l’autre.

Chloé Cruchaudet et la commissaire d’exposition Marie-Luz Céva – Mériaux ©Le courrier picard

Texte et photos d’Anne-Laure SEVENO-GHENO

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