L’ombre des Lumières
T1 L’Ennemi du genre humain

L’Ennemi du genre humain
Scénario : Alain Ayroles
Dessin : Richard Guérineau
Éditeur : Delcourt
72 pages
Prix : 22,95 €
Parution : 13 septembre 2023
ISBN 9782413078548
Ce qu’en dit l’éditeur
Après Les Indes fourbes, Alain Ayroles récidive avec panache! Retrouvez le récit d’un jeu de dupes au siècle des lumières, dans une édition exceptionnelle pour sublimer les gris virtuoses de Richard Guérineau.
Vice d’un homme, vice d’un ordre, vice d’une époque. Découverte dans les tiroirs secrets d’un secrétaire à cylindre, la correspondance du chevalier de Saint-Sauveur court sur tout le XVIIIe Siècle et dessine l’effarant portrait d’un malfaisant. En exposant les turpitudes de l’infâme libertin et la constance de ses infortunes, la publication de ces lettres participera, espérons-le, au triomphe de la Vertu.
Quatre ans après « Les Indes Fourbes » véritable phénomène éditorial (250 000 exemplaires vendus), Alain Ayroles revient toujours chez Delcourt avec un nouveau projet : une trilogie: « L’Ombre des Lumières » dont le tome introductif s’intitule « L’Ennemi du genre humain ».
Dire que cet album était attendu est un doux euphémisme d’autant qu’on était curieux de voir également ce qu’allait donner la collaboration du prolixe scénariste et de son nouveau complice : Richard Guérineau, spécialiste lui aussi des fictions historiques notamment grâce à ses adaptations des romans de Jean Teulé. Eh bien pour couper court à l’intenable suspense, sachez Mesdames et Messieurs que ce volume – tiré à 100 000 exemplaires – tient toutes ses promesses… et même plus et je m’en vais vous conter pourquoi.
UN HOMME DE LETTRES
D’abord parce qu’Alain Ayroles est un homme de lettres. Le parfait exemple à opposer à tous ceux qui pensent encore que la BD c’est pour les ados attardés quelque peu bas du front. Il a beau jurer que sa culture est superficielle et Google dépendante, c’est un puits de science et d’intelligence et cela transparaît dans ses écrits. Il évoque dans cette nouvelle série le siècle des Lumières et ce de fort belle manière. Dès le titre qui joue sur l’oxymore, il nous montre qu’il s’agit d’une période charnière : celle des avancées philosophiques, certes, mais aussi d’un Ancien Régime archaïque.

L’histoire se déroule au mitan du XVIIIe siècle et s’achèvera durant la Révolution au moment de la Terreur comme nous l’apprend la préface (ce qui en passant écorne aussi passablement le mythe des Lumières). L’on suit les pérégrinations du chevalier Justin Fleuri de Saint-Sauveur, hobereau désargenté et véritable roué, qui l’emmèneront de châteaux de province à la cour de Louis XV puis en Nouvelle France. L’album est composé en deux volets : une « première partie » qui constitue une sorte de prologue et se déroule sur six mois en 1745, puis une brusque prolepse sur deux pages qui se passe en 1754 et une « deuxième partie » – qui prend place quelques mois plus tôt en 1753. Ainsi le scénariste se joue du temps, du rythme, mais aussi du lecteur : il nous surprend avec le flashforward, nous interroge grâce aux ellipses, et titille notre intérêt en distillant des indices.

Cette composition déconcertante permet de cultiver l’inattendu et l’ambigu en créant un récit à tiroirs … tiens, tiens comme le fameux secrétaire à cylindre en bois de satin qui orne la première page de l’album ; meuble aux « multiples tiroirs, casiers et rabats » secrets où sont enfermées les lettres qui constituent la matière du récit.

Le choix de l’épistolaire permet également un renouvellement de la narration traditionnelle en bande dessinée. En effet, l’album est découpé en chapitres, chacun composé d’une lettre de l’un des protagonistes dont la date, l’auteur et le destinataire apparaissent dans le cartouche inaugural. Le contenu de la lettre en élégante police cursive sert de récitatif et accompagne les parties dialoguées. Cette polyphonie narrative permet de multiplier les points de vue mais aussi de sonder les émotions des personnages, de les approfondir davantage qu’avec de simples phylactères et crée un véritable plaisir du texte.
Le défi d’une BD épistolaire
PASTICHES ET POSTICHES
Les nombreux clins d’œil culturels contribuent aussi à délecter le lecteur et créent un sentiment de connivence. On a ainsi une parenté assumée avec « Les liaisons dangereuses » de Pierre Choderlos de Laclos par exemple dont « L’ombre des Lumières » reprend la forme épistolaire mais aussi le point de départ puisque qu’il commence de la même façon par la subornation d’une jeune femme à la suite d’un pari.


Ayroles renoue également avec les codes littéraires de l’époque en faisant précéder son roman graphique d’un « avertissement de l’éditeur » qui prétend -comme celui de Laclos– faire planer le doute sur le côté fictionnel des lettres. Il inclut, de même, une « préface » d’un « rédacteur » anonyme qui, à la manière de l’abbé Prévost et son alter ego « l’homme de qualité » dans le texte liminaire de son roman (dont le titre original était d’ailleurs « Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut), narre la genèse supposée du récit. Le scénariste use, enfin, de l’artifice utilisé par ces œuvres majeures du XVIIIe pour éviter la censure et se doter d’un vernis de respectabilité, dans la quatrième de couverture, en prétendant publier les lettres pour exposer le Vice et faire triompher la Vertu. L’auteur se livre donc à de véritables pastiches littéraires.

Inspirations picturales
Le verrou de Fragonard


L’odalisque brune de Boucher


Mais le tour de force des deux complices c’est de jouer de la citation non seulement littéraire mais plus globalement artistique. On trouve des références picturales : Watteau, Boucher, Fragonard, Guérineau lui aussi connaît ses classiques ! On admirera ainsi la reprise de « l’Odalisque brune » par exemple ; un épisode fait également un clin d’œil à la mise en scène hiphop des « Indes Galantes » de Rameau par Clément Cogitore à l’opéra Bastille dans son découpage et les attitudes des personnages ; l’on reconnaît aussi des emprunts cinématographiques : l’éclairage « par en dessous » pour un rendu à la bougie du « Barry Lyndon » de Kubrick ou le sfumato brumeux du « Duellistes » de Ridley Scott. On observe même un hommage à Tintin dans la page de l’explosion de la machine de Leyde puisque les personnages devenus très ligne claire l’espace d’une case sont surmontés du petit tourbillon cher à Hergé .

Inspirations filmiques : les éclairages
Barry Lyndon de Stanley Kubrick


Les duellistes de Ridley Scott



Hommage à la bande dessinée : les expressions à la Tintin.


Ayroles, grand cinéphile, a eu l’idée de sa série en regardant l’adaptation par Frears des Liaisons et il reprend chez lui la métaphore du théâtre et la scène iconique d’ouverture et de clôture du film au détour d’une page : comme on assistait à la préparation de Valmont-Malkovich, on y voit le chevalier de Saint-Sauveur poudrer son visage, placer ses mouches, enfiler son postiche comme un acteur de théâtre. Hypocrite et acteur n’ont-ils pas la même racine ?

L’ENNEMI DU GENRE HUMAIN
En lisant « L’ennemi du genre humain », on ne peut s’empêcher de penser à Hitchcock qui disait « The more successful the villain, the more successful the picture » (NDLR : quand le méchant est réussi, le film l’est aussi). Or le chevalier de Saint Sauveur à l’ironique patronyme et au prénom sadien est un vrai méchant et qui plus est le héros de l’histoire ! On adore le détester. Dès la couverture, on remarque ce prédateur, « ombre » noire et massive soulignée par le vernis sélectif , qui se projette sur la scène lumineuse au centre de laquelle se tient une jeune femme à la blondeur angélique.

Le lecteur, témoin de ses plans machiavéliques, se demande constamment quel va être son prochain forfait et ne peut s’empêcher de goûter sa pratique de la double entente et de l’épigramme tout en attendant son châtiment…

La pratique de la double entente (les dialogues à double sens)
Ce chevalier désargenté devient finalement un héros picaresque comme le gueux des « Indes Fourbes » et nous entraîne tambour battant dans un récit d’aventures dépaysant.
LE REVERS DE LA MEDAILLE (OU DU CAMÉE)
Mais pas seulement … on a aussi dans cet album une réflexion sociale. Le trait de Guérineau est souvent caricatural. Les têtes sont un peu trop grosses, comme s’il voulait souligner l’aspect de marionnettes de ces nobles régis par l’étiquette. Ce côté grotesque et absurde est renforcé par les pépites historiques trouvées par le dialoguiste : qu’il s’agisse de la charge tant convoitée par le héros de « capitaine des levrettes et des « petits chiens » ou des propos du notaire visant à justifier l’esclavage qui, malgré leurs accents à la Montesquieu dans « de l’esclavage des nègres », sont authentiques et à prendre au sens littéral!
La documentation historique
Ainsi, la plume acérée du scénariste souligne les travers d’une société particulièrement inégalitaire dans laquelle certaines personnes sont considérées comme des biens meubles. Le pinceau de Guérineau, grâce aux seconds plans détaillés – le portefaix battu pour avoir abîmé une statue, les campagnards ployant sous la chaleur et le fardeau –rappelle de même, à chaque fois le terreau sur lequel prospérait la noblesse oisive et dépeint très efficacement une France coupée en deux. Ainsi le lecteur s’instruit et réfléchit tout en se divertissant …. Comme dans un conte philosophique, autre genre prisé de l’époque.

Enfin pour terminer, force est de constater qu’aussi prodigue que le Chevalier quand il s’agit d’organiser ses fêtes libertines, le sieur Delcourt, éditeur de son état, a songé au plaisir du lecteur en lui proposant une édition limitée à dorures avec fac-similé des planches originales en noir et blanc ainsi qu’une édition « standard » – qui ne l’est pas du tout ! – en grand format, couverture entoilée, avec pages intérieures reprenant en motifs d’indienne (qu’on nomme toile de … Jouy !) les principaux épisodes du tome et qu’on ne peut qu’apprécier le soin apporté à la réalisation de ce beau livre.
Oserais-je donc écrire que cette histoire pleine de verve que je ne déflorerai pas davantage est bien troussée et jouissive ? Et Pourquoi pas ? Vous n’avez pas le monopole du jeu de mots grivois ou de la double entente monsieur Fleuri de Saint Sauveur ! Merci Messieurs Ayroles et Guérineau pour ce coup de cœur ! On attend avec impatience le tome 2 « Dentelles et Wampum » qui devrait être un peu moins « Laclos » et un peu plus « Fenimore Cooper » !

NB : Les extraits sonores proviennent de la rencontre animée par Sonia Déchamps au festival du Livre sur la place de Nancy
POUR ALLER PLUS LOIN
L’interview des auteurs réalisée au festival du Livre sur la place en partenariat avec la librairie La Parenthèse

Les Liaisons dangereuses préliminaires
trilogie de Stéphane Betbeder et Djief.
Partiellement épistolaire, cette série imagine les circonstances dans lesquelles Valmont et Merteuil se sont rencontrés et s‘appuie aussi sur une riche iconographie empruntée aux films de Frears, Kubrick et Forman ainsi que sur les toiles de Greuze, Boucher, Watteau et Fragonard.

Deux films références
Barry Lyndon
de Stanley Kubrick

Les liaisons dangereuses
de Stephen Frears

Chronique d’Anne-Laure SEVENO-GHENO







