Brontëana

Scénario : Paulina Spucches
Dessin : Paulina Spucches
Éditeur : Steinkis
220 pages
Prix : 25,00 €
Parution : 31 aout 2023
ISBN 9782368466643
Ce qu’en dit l’éditeur
Les sœurs Brontë ont marqué, avec leurs romans, l’histoire du XIXe siècle.
Plus exactement Emily et Charlotte Brontë sont célébrées et mondialement reconnues. Leur cadette, Anne, est souvent oubliée, au mieux décrite comme la plus sensible des trois.
Biographie fictionnelle, Brontëana donnera une belle place à l’imaginaire des soeurs, qui s’inventaient des mondes parallèles à travers des jeux de rôles d’écriture.
« Brontëana » … derrière ce titre un peu mystérieux on trouve : une signification littéraire qui désigne un recueil de pensées et d’anecdotes d’un écrivain ; des consonances celtes qui font penser à un recueil de contes fantastiques sur le modèle des « Chroniques de Narnia » ; mais aussi l’héroïne éponyme dissimulée : « Brontë-Ana » ou plutôt Anne Brontë. Or le deuxième roman graphique de Paulina Spucches qui paraît de nouveau chez Steinkis après son très remarqué « Vivian Maier à la surface d’un miroir », c’est un précipité de tout cela…

UNE BIO-GRAPHIQUE
Dans sa postface à l’album, la jeune autrice raconte comment en octobre 2021, un mois avant la sortie de sa première bande dessinée, elle s’est rendue en Angleterre en solitaire. Durant son périple elle a décidé de s’arrêter à Haworth dans le Yorkshire pour visiter le presbytère où vécut la famille Brontë désormais transformé en musée.
Au moment de sa visite, se tenait une exposition consacrée à la benjamine : Anne. Paulina avait lu les œuvres des sœurs aînées, avait vu les multiples adaptations des romans retenus par la postérité : le « Jane Eyre » de Charlotte et surtout « Les Hauts de Hurlevent » d’Emily mais elle ne savait pas que la jeune Anne avait écrit deux romans également. Elle découvrit aussi les écrits de jeunesse des enfants Brontë – puisque leur frère Branwell faisait partie de cette aventure – qui s’inventaient des mondes pour échapper au deuil et à la solitude.


Ainsi elle a eu à cœur de mettre en images dans une bio-graphique l’enfance de ces artistes qui créèrent deux œuvres littéraires collectives : le royaume imaginaire d’Angria pour la fratrie et celui de Gondal pour Emily et Anne. Puis elle a souhaité aborder comment, pour ne pas rester de simples « fille de pasteur », chacune des sœurs vint à l’écriture. Ce volume à la pagination généreuse est ainsi doté d’un prologue puis de 4 chapitres qui tous sont introduits par une pleine page tableau et une citation extraite d’une des œuvres des Brontë -poème ou roman-. À l’intérieur des chapitres, nombre de dialogues et de récitatifs sont empruntés aux correspondances des sœurs et parfois à leurs romans et sont signalés par un petit astérisque qui renvoie à des notes en fin de volume. On peut donc bien dire qu’on a affaire ici à une « brontëana » : car Paulina Spucches nous conte à la fois la vie des trois sœurs mais s’appuie également sur leur œuvre romanesque et poétique et une solide documentation comme en atteste la bibliographie.

LES MASQUES ET LA PLUME : UNE ÉCRITURE FÉMINISTE
Pourtant, comme pour son « Vivian Maier », elle ne se contente pas d’une biographie linéaire et académique. Elle fictionnalise son récit (en choisissant par exemple de considérer comme réelle la liaison entre Branwell et la femme de son employeur, Lydia Robinson, alors que cela n’est pas un fait avéré) et commence surtout son histoire par une prolepse : le prologue.
En 1848, dans les salons littéraires londoniens, George Smith et Newby attirent tous les regards. Ce sont eux qui publient les écrits des trois frères Bell : Currer, Ellis et Acton. Personne ne les a encore rencontrés en chair et en os ; même pas leurs éditeurs qui reçoivent leurs œuvres par la poste, mais le tout Londres s’émeut de leurs écrits jugés licencieux, surtout le dernier roman d’Acton : « La recluse de Wildfell Hall ». On accuse son auteur de perversité, on dénonce la mauvaise influence qu’il pourrait avoir sur les femmes en les encourageant à fuir comme l’héroïne des maris dominateurs et violents et à se soustraire à leurs « devoirs d’épouse ».


Ainsi, d‘emblée, le lecteur du XXIe siècle comprend dans quelle société patriarcale évoluaient les sœurs Brontë, pourquoi elles ont été obligées d’emprunter des noms de plume et de s’inventer des alter-egos masculins et comment elles ont livré un véritable combat et sont parties en guerre contre leur temps avec comme arme leur plume. Ce que montre fort bien une des planches de l’album :

On y voit En haut à gauche, les jeunes femmes jeter leurs coiffes et se libérer ainsi de l’étouffement d’une société corsetée, puis revêtir des masques (symbole de leurs identités secrètes et motif très courant chez les Brontë) et enfiler enfin des armures semblables à celles que l’on trouve dans les toiles préraphaélites qui représentent leur combat par l’écriture.
Pour souligner les entraves que subirent les trois sœurs, Paulina choisit en outre de considérer comme vraie une simple hypothèse : Charlotte aurait empêché les rééditions de « La Recluse de Wildfell Hall » parce qu’elle trouvait que ce roman ne correspondait pas à l’image qu’elle voulait que la postérité garde de sa cadette ; elle aurait ainsi choisi de forger elle-même une image de sa sœur qui lui agréait davantage : celle d’une petite chose fragile. Ainsi l’autrice montre que, malgré la sororité qui régnait entre les trois écrivaines, il y avait une sorte d’intégration de la censure qui participa à l’invisibilisation d’Anne.

UNE NARRATION POÉTIQUE ET VIBRANTE
On n’a pas pour autant un manifeste manichéen. L’écriture spucchienne est multiple : à la fois poétique et vibrante.
A l’instar des romancières, Paulina utilise de nombreuses métaphores filées : celle du masque déjà évoquée, celle de l’armure aussi, mais également celle de la robe de plumes et de sang qui prend son origine dans le passage des oiseaux torturés par le jeune Tom Bloomfield dans « Agnès Grey ». Ainsi, Anne Brontë dans l’album s’assimile à l’oiseau écrasé puisqu’elle se sent broyée par la société contrainte d’être « une jeune écervelée, un petit bout de femme, charmante, dame mélancolique, attachante mais peu profonde » : elle est présentée vêtue d’une robe de plumes et de sang sur la couverture, celles-ci sont reprises en motif sur les pages de garde et apparaissent à chaque fois qu’on veut la replacer dans son rôle de femme faible et fragile.

Enfin, pour montrer l’émancipation à laquelle aspire son héroïne, la dessinatrice choisit de jouer sur le gaufrier. Lorsqu’elle traite des scènes de quotidien telles que celles de sa vie de gouvernante, on a des cases carrées, réalistes et construites tandis que lorsqu’on est dans la nature , les jeux de l’enfance ou ceux de l’écriture, la page s’affranchit des gouttières, les compositions se renouvellent et surprennent : on a du mouvement, des cases tourbillonnantes, de la vie, de la gaieté et de la joie dans une palette de couleurs vibrantes et presque fauvistes bien loin des clichés du gothique austère auquel on assimile en général les Brontë.

Ainsi, « Brontëana» plaira aux amateurs des œuvres des Brontë mais aussi aux autres car cette bio-graphique pleine de clins d’œil et de citations nous plonge à la fois dans l’écriture d’une aventure individuelle (celle d’Anne) et l’aventure d’écritures (celle des récits d’enfance puis de chacune des autrices) dans une mise en scène(s) intelligente du contexte social patriarcal.
Avec ses pinceaux et ses couleurs vibrantes et joyeuses, Paulina Spucches compose une très belle fresque qui permet à Anne de retrouver l’éclat dont on l’a privée et ne donne qu’une envie : se plonger dans ses romans et ceux de ses sœurs.

POUR ALLER PLUS LOIN
L’interview de Paulina Spucches

La chronique de Vivian Maier



