Interview Paulina Spucches


Interview Paulina Spucches : Brontëana

Bonjour Paulina, vous avez commencé très jeune puisque Viviane Maier était à l’origine votre projet de fin d’étude. Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur votre cursus ?

J’ai fait un bac général puis, après le lycée, une mise à niveau en Arts appliqués qu’on fait quand on n’avait pas fait de métiers d’art auparavant. Après cette MANA, je me suis orientée vers l’illustration et j’ai fait un diplôme en deux ans qui n’existe plus maintenant mais cela s’appelait un DMA. Dans cette formation on faisait de la bande dessinée, de l’illustration jeunesse, de la gravure …. On pouvait vraiment expérimenter ! En dernière année, on devait réaliser un projet professionnel qu’on pourrait présenter à un éditeur ; j’ai décidé de me lancer dans une bande dessinée « au long cours » car à l’école on ne faisait toujours que de courts exos de bd. « Vivian Maier » c’était ce projet-là mais en version plus courte, environ 60 pages, que j’ai ensuite présenté à des éditeurs. Ça a marché avec Steinkis et c’est avec eux que je signe aussi ce nouvel album.

Après la photographe Viviane Maier qui n’a connu qu’une gloire apocryphe, vous vous attaquez aux sœurs Brontë et plus particulièrement à Anne celle qui est souvent dans l’ombre de ses deux sœurs aînées, Charlotte et Emily. Vous avez une âme de justicière : vous voulez remettre en lumière les invisibilisées, puisque dans le cas d’Anne il y a même une censure familiale (ça vous me l’avez appris !)?

Pour Vivian c’est un choix de sa part à elle donc il n’y a pas de justice à lui apporter mais juste un regard différent sur un personnage existant ; alors que pour Anne Brontë, quand j’ai découvert que j’avais admiré une famille d’autrices depuis l’adolescence et qu’il y en avait une que je ne connaissais pas, j’ai eu envie de la faire connaître. J’ai eu un « truc » d’identification en plus ! Parce que je lisais sur Anne Brontë que c’était la timide, la silencieuse et qu’on considérait qu’elle n’avait rien à dire …. C’est beaucoup présenté de cette façon mais lorsqu’on lit ses mots on voit que c’est une femme qui avait énormément à dire au contraire ! Et donc il y avait une part de d’injustice qui a déclenché le processus d’écriture.

D’ailleurs vos deux héroïnes sont deux femmes évoluant dans une société patriarcale ; vos livres sont deux biopics également avec même une maquette identique (on retrouve postface et notice biographique) : vous vous faites une spécialité de la biographie féminine voire féministe ou plus sérieusement pourquoi cet attrait pour ces portraits de femmes et ce genre biographique ?

Ce sont des bonnes questions ! Pour l’instant, c’est l’expérience qui m’est venue la plus naturellement et il y a aussi le fait de de faire une rencontre avec un personnage qui ne quitte pas ta tête !

J’ai senti la même chose que ce soit avec Vivian ou avec Anne : c’était une espèce d’étincelle. Je n’arrêtais pas d’y penser pendant un an ou deux ans ! J’avais une véritable obsession. Je pense que l’essentiel c’est de trouver un sujet qui nous plait que ce soit une fiction ou là en l’occurrence une biographie. Après, ce que je fais dans ces bios c’est plus de la fiction que de la biographie comme on peut en lire en bande dessinée.

Je voudrais rebondir sur ce que vous avez dit tout à l’heure parce que on observe aussi de troublantes correspondances entre vos héroïnes et vous-même : ce sont des artistes ; il y en a une qui a la double nationalité (Vivian) ; l’autre qui est jeune (Anne) et qu’on a tendance justement à materner parce que c’est la petite dernière et toutes les deux par le biais de leur art font finalement leur autoportrait indirect. Est-ce que c’est ce que vous faites ?

Je pense que oui : je me construis beaucoup en les faisant et en les écrivant. Forcément, je me reflète en même temps dedans et je me construis en parallèle avec ce que je lis, ce que je découvre, donc il y a un principe forcément d’identification. Ce que disent beaucoup d’artistes, c’est que quand ils écrivent de la fiction, ils se mettent le plus à nu. ..

Vous avez bénéficié, lors de la sortie de la première BD, de la lumière donnée par la rétrospective consacrée à Vivian Maier. Vous expliquiez même que vous aviez dû accélérer à la fin pour pouvoir bien cadrer la sortie de l’album avec les dates de l’exposition. Grâce à ce titre vous avez aussi d’emblée, alors que c’était votre premier essai, terminé finaliste du prix BD Orange et désormais vous avez même le droit à votre propre rétrospective chez Art-Maniak ! Alors comment est-ce qu’on vit ce succès ?

Je ne sais pas quoi dire ! C’est trop bien ! Je suis très contente d’avancer comme cela, de faire ce chemin là ; ce sont des très belles choses qui m’arrivent !

Je ne sais pas si vous connaissez Michele Foletti mais c’est un jeune auteur de BD qui l’année dernière a réalisé l’adaptation chez Sarbacane du roman de Ron Rash « Un pied au paradis » après un premier album remarqué « Les Égarés de Dejima » et il m’avait dit que son 2e album avait été le plus dur à réaliser d’autant qu’il était attendu. Est-ce que vous partagez ce sentiment ?

Oui je comprends ! Je pense qu’on se dit qu’on a capté quelque chose en faisant le premier album et qu’on se dit qu’on va réutiliser la même méthode mais qu’on se rend compte qu’en fait pour chaque livre ça va être différent ! Donc j’imagine que à chaque album ça va être de nouveaux questionnements, des nouvelles difficultés …

Est-ce que la pression augmente aussi ?

Je ne sais pas si je ressens une pression parce que je me dis ça va faire écho avec les gens à qui ça fera écho et ça fera plaisir aux gens à qui ça fait plaisir et que si ça ne plaît pas ça ne plaît pas ! Donc je n’ai pas de pression par rapport à une attente.

Après j’ai tout de même une pression par rapport au récit en lui-même et au personnage en lui-même que j’ai choisi de traiter : les Brontë sont quand même des monuments de la littérature ! Donc moi c’est plus ce côté de la pression que j’ai ressenti : le mythe que ça représente, deux siècles de reconstruction autour d’elles, de recherches …

Surtout si jamais c’est traduit en anglais. Là il y aura une pression supplémentaire parce que le public anglo-saxon est « biberonné » aux Brontë contrairement au lectorat français !

Oh oui ! C’est même un sujet autour duquel j’ai tourné pendant deux mois lorsque je suis rentrée d’Angleterre ! C’était là mais jamais je ne me suis dit « vas-y pourquoi ne tenterais-tu pas de raconter leur histoire » ? Alors que pour Vivian c’était venu très instinctivement mais là ça m’impressionnait tellement qu’il m’a fallu du temps pour me dire « tu as le droit en fait de parler de ça ! Tu peux ! ». Parce que ça n’a jamais été fait en BD et qu’il y avait plein de choses à dire !

Effectivement j’ai donc éprouvé moi aussi des difficultés à me lancer pour le deuxième ! Même pour sa sortie, c’est autre chose : pour le premier il y avait cet écho avec l’exposition et cetera ; là, il fait sa vie tout seul sans forcément de contours ; je reste une jeune autrice … mais je ne stresse pas et je n’en ai pas peur parce que je me dis que sont des expériences qui s’accumulent.

J’ai cru percevoir un jeu de mots sur le titre de votre album : « Brontëana » c’est en effet « Anna Brontë » mais aussi le suffixe latin « ana » qui veut dire qu’il s’agit d’un recueil de pensées détachées ou d’anecdotes sur les Brontë comme on dit « Voltairiana » ?

C’est ça oui ! C’est l’idée.

Il y a toute la dimension onirique dans le récit même – les jeux de l’enfance mais aussi le jeu de l’écriture puisque les Brontë avaient des univers fictifs – eh bien c’était un peu aussi le pays des Brontë d’où le suffixe « ana ».

On a à la fois un récit fictionnalisé mais extrêmement documenté avec des citations de correspondance ou d’extraits de romans des trois sœurs dont vous donnez les sources à la fin à la fin du volume et donc j’allais vous demander comment est venue l’idée de ce titre – et vous m’avez d’ores et déjà répondu – mais également quel fil rouge avez vous choisi pour éviter l’écueil de la biographie linéaire et du simple recueil justement de citations et d’anecdotes ?

C’est ça peut-être aussi dont je n’ai pas parlé comme difficulté pour le deuxième album : c’était de construire une narration et un récit. Ce n’était pas tant ça pour « Vivian » parce que c’était une série de saynètes avec une continuité quand même mais il n’y avait pas le défi de construire vraiment une histoire et là c’est ce que je voulais. Parce que justement je voulais éviter le type de biographie où l’on est beaucoup dans la série d’informations et on prend beaucoup de choses d’un coup ! Je voulais juste raconter une histoire donc l’idée c’était le parcours d’Ana. Voir comment on peut avoir un personnage qui peut être diminué par sa condition de femme déjà dans une société sexiste et dans sa famille même parce qu’elle est de santé fragile. Une femme qui craint de sortir d’elle-même mais qui va peu à peu s’extraire d’elle-même et porter quelque chose… Donc il y a ce fil rouge : présenter ce personnage là mais également l’entourer de tout ce qui est le monde de l’écriture, les mondes de l’imaginaire et la nature. Dans le monde des Brontë il y avait plusieurs personnages à gérer les sœurs Emily et Charlotte mais aussi le frère Branwell et donc beaucoup de choses à imbriquer…

Vous déclariez au moment de la sortie de Vivian Maier que « représenter quelqu’un c’est une responsabilité » avez-vous eu ce ressenti ici aussi ?

Oui encore plus pour le coup ! Parce qu’il y a tellement plus de gens qui les aiment … enfin qui aiment leurs textes, qui aiment leurs romans ! Mais aussi pour avoir lu des choses ou vu des choses avec lesquelles je ne suis pas d’accord : c’est normal de faire de la fiction, de prendre les personnages et de les « tourner » un peu – c’est ce que je fais-moi-même – mais parfois on le fait d’une manière où on ment sur le personnage et du coup ça construit peu à peu une réalité historique différente …

Souvent je voyais des choses, après avoir fait beaucoup de recherches, où je me disais mais là ce ne sont pas du tout les personnages qui ont existé et ça pouvait me heurter! Et donc je me dis que si j’écris quelque chose qui peut heurter un lecteur qui en connaît beaucoup sur le sujet ou si au contraire un lecteur qui est néophyte tient pour acquis ce que je lui dis et bien j’ai une responsabilité.

Vous disiez que vous vouliez privilégier un traitement fantastique mais ne pourrait-on pas dire aussi que votre narration est avant tout poétique avec par exemple la métaphore filée de l’oiseau ou celle du masque ?

Oui c’est cela. Il y a une dimension du fantastique avec le personnage du fantôme à qui elle parle depuis toute petite ; en plus ça s’imbrique dans le romantisme, dans l’époque, donc c’est ce que je voulais pouvoir faire apparaître dans le récit.

À la base, j’ai fait environ 10 versions différentes ; il y en a où le fantastique était beaucoup plus présent : dans une première version, j’avais fait en sorte que le personnage d’Acton Bell qui est son nom de plume devienne un personnage dans son univers de jeu de rôles et voyage dans l’univers et découvre les éléments sur les Brontë. C’était beaucoup plus complexe, trop sans doute, et j’ai simplifié. Mais il y a toujours cette idée du fantastique et du thème du double très présent de base dans l’univers des Brontë.

Oui bien sûr, on pense aux « Hauts de Hurlevent » et d’ailleurs vous citez le roman à un moment puisque vous écrivez vous dites qu’Émily est venue frapper à la vitre comme Catherine ….

Quand on est dans la lande près de Haworth, qu’on est chez elles, on sent une espèce d’aura dans la nature.

Comme pour votre « Vivian Maier » vous vous affranchissez ici des clichés. En effet, quand on pense à cette artiste on pense d’abord à ses photos noir et blanc (même si maintenant on commence à connaître son travail en couleur) ; les sœurs Brontë sont, quant à elles, associées au roman gothique, aux landes des « Hauts de Hurlevent » par exemple et donc à une palette plutôt sombre. Or, vous vous privilégiez les couleurs vibrantes, pourquoi ce choix ?

Parce que la première fois que je suis allée chez les sœurs Brontë, dans leur maison dans le nord de l’Angleterre, je m’attendais à des paysages comme ça parce que c’est tout ce que j’avais lu et et vu autour. Même dans les films ce sont souvent des tons marron, ocre et cetera et quand je suis arrivée c’était au mois d’octobre donc je m’attendais encore plus à un camaïeu sombre et en fait c’était hyper coloré ! Dans la lande, il y avait du mauve, du orange, du jaune, du rouge très vif et j’ai eu un choc visuel de couleurs. C’était une journée assez dingue !

J’ai aussi visité le presbytère Brontë et je me suis appuyée sur les récits que j’ai lus dans le musée. La Brontë Society fait un travail de reconstruction de la mémoire des Brontë assez génial et quand je m’y suis rendue, il y avait une expo sur Anne qui racontait que Anne avait écrit aussi et c’était cool parce qu’il y a vraiment un aspect très féministe à l’exposition. Il s’y disait que son deuxième roman « La recluse de Wildfell Hall » était l’un des premiers romans féministes. Le sujet était très fort et je me suis dit qu’on les voyait d’une manière mais qu’elles étaient bien plus que cela. C’est comme toute femme dans l’Histoire : on les construit d’une certaine manière mais elles sont multiples. Comme il y a un mythe Brontë très fort et qu’on en fait presque des statues et bien j’avais envie qu’elles ne soient plus figées dans leur légende : de les mettre en couleur, de les mettre en mouvement …

L’un des thèmes principaux de votre bio-graphique justement c’est le refus d’Anne d’être mise dans des cases par la société mais aussi par sa sœur aînée (elle se rebelle contre Charlotte et c’est un peu la même chose aussi pour Émily et vous soulignez d’ailleurs le fait qu’elles se comportent parfois comme des jumelles). Or, dans vos planches vous vous affranchissez totalement du gaufrier en 9 cases. Est-ce pour donner à voir cette volonté d’émancipation ?

Oui, j’avais envie d’expérimenter beaucoup avec ça aussi ; d’être assez libre quand je dessinais. J’ai fait un storyboard mais sans trop m’interroger ni planifier ; j’avais des axes cependant. Par exemple quand ce sont des scènes de nature ou de fantastique, il va y avoir plus de liberté dans le gaufrier justement ; mais, dès que je traite des scènes de quotidien telles que celles de sa vie de gouvernante, on a des cases plus carrées, plus réalistes enfin plus construites. Oui donc il y a un désir même dans la mise en page de voir ce mouvement là et cela retranscrit aussi encore une fois la présence de la lande et du vent qu’on retrouve tout le temps aussi dans leurs récits.

A l’heure où tout le monde ou presque se met à la palette graphique, vous vous travaillez en traditionnel qu’est-ce qui vous pousse à utiliser gouaches et couleurs directes ?

Je trouve ça hyper intéressant – surtout dans la BD où des choses peuvent être très construites parce qu’on veut rendre la lecture facile- de garder ce côté très plastique et la maladresse du dessin. On peut provoquer des émotions juste par le coup de pinceau, la couleur et un côté presque charnel en fait. J’aime bien ce côté très direct et très instantané et je trouve intéressant de le transporter dans un médium où on cherche souvent quelque chose de plus net.

Certaines planches – je pense notamment aux pages de garde des chapitres – ressemblent à des tableaux est-ce que vous pourriez nous dire quelles sont vos maîtres en peinture ou en illustration ?

J’aime beaucoup Félix Vallotton, Suzanne Valadon et j’étais allée voir l’expo Munch cette année… c’était fantastique ! Ben… j’ai un truc avec la couleur voilà !

Mais on pourrait s’attendre à ce que vous citiez les fauvistes !

Pour Vivian forcément j’avais beaucoup regardé Hopper ; c’était une référence car on souligne souvent leur parenté de regard. Pour Les Brontë, j’ai beaucoup travaillé à partir des Préraphaélites pour avoir un rapport à la période tout en voulant un peu les détourner parce qu’il y a une vision un peu misogyne chez eux tant dans la construction, dans leurs personnages, que dans le regard sur leurs modèles. J’avais un parti pris : m’’inspirer de leur graphisme mais mettre dans ce type de graphisme des personnages très vivants.

L’adage dit « jamais 2 sans 3 » : avez-vous donc déjà le sujet de votre prochain album ?

Ce n’est pas encore très clair ! « Brontëana », je l’ai fini fin juillet donc pour l’instant je profite de la sortie et je me nourris de choses. Je sais que j’ai envie de faire de la fiction, je sais que j’ai envie de tenter de nouvelles choses …. Mais en tout cas ce sera toujours à la peinture !

Merci beaucoup Paulina ! j’espère que « Brontëana » rencontrera un grand succès !

Interview d’Anne-Laure SEVENO-GHENO

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