Interview Jean-Luc Fromental


Jean-Luc Fromental

à la librairie La Parenthèse

Livre sur la Place (08 septembre 2023)

Jean-Luc Fromental, bonjour. Nous sommes ravies de vous rencontrer au Livre sur la place et de souffler avec vous les vingt bougies de Denoël Graphic, label dont vous êtes le fondateur. Chaque année, la libraire la Parenthèse met à l’honneur une maison d’édition. Cette année, c’est donc Denoël Graphic. Vous êtes venu accompagné de quelques-uns de vos auteurs emblématiques dont pour ne citer qu’eux l’Espagnol Antonio Altarriba et la Britannique Posy Simmonds qui si j’en crois la rumeur n’est pas étrangère à la création de Denoël Graphic. Alors pourquoi et comment est né Denoël Graphic ? Quelle est votre ligne éditoriale directrice ?

En 1999, à la fin de l’année, Héloïse d’Ormesson est rentrée de la foire du livre de Londres, le Book Fair de Londres, qui est un des évènements avec Francfort les plus connus, avec sous le bras un livre qui s’appelait Gemma Bovery et qui était un livre totalement hybride. Héloïse était à l’époque éditrice en chef chez Denoël qui venait d’être repris par Olivier Rubinstein dont la mission était de revitaliser la maison et de la préparer pour entrer dans le vingt-et-unième siècle, en gros. Mon épouse Lili Sztajn, qui est traductrice, faisait partie du comité de lecture. Donc quand Héloise a parlé de ce livre, elle a dit à Lili : « écoute ton mec travaille dans la bande dessinée, il aime la bande dessinée. Est-ce qu’il pourrait me faire une évaluation de ce livre, si ça vaut le coup de le publier parce que moi, je n’y connais rien. » Donc Lili a rapporté le livre. Je l’ai lu le soir même et le lendemain matin, j’appelais Héloïse d’Ormesson pour lui dire « Écoute, c’est fantastique ; je te conseille de l’acheter toutes affaires cessantes. » Elle me dit « Mais je n’y connais rien en matière de bandes dessinées, ça va être une galère à éditer, etc… » Je lui ai dit « Non. Non seulement avec Lili on le traduit, mais en plus moi je me fais fort de trouver les gens qui vont te l’éditer. » J’ai appelé mon camarade Latino Imparato qui à l’époque dirigeait la collection Rackham et je lui ai dit « Est-ce que tu veux bien me donner un coup de main ? ». On a fait le livre ensemble. On l’a traduit avec Lili. Il l’a fait lettrer par sa fiancée de l’époque, très bien, à la main et il s’est occupé de toutes les techniques que je maîtrisais moins bien parce que moi j’étais un éditeur gâté : aux Humanoïdes associés, je ne m’occupais pas de ces choses-là. Il y avait un service fabrication qui me prenait les choses des mains et c’était encore une époque où les choses étaient très ordonnées par service, etc… Personne chez Denoël ne s’imaginait de ce qu’allait être ce livre. Personne n’y croyait beaucoup en réalité. Et puis le livre est sorti. Il s’est vendu très vite à 15.000 exemplaires. Il a eu une presse phénoménale. Et là, ils se sont dit « tiens, tiens, il se passe quelque chose. »

On était au début de l’année 2000 et là Rubinstein a commencé à me dire « Mais est-ce qu’on ne ferait pas … une petite ligne … de bandes dessinées dans le sein de la maison ? » Et à l’époque, ça se faisait très peu. Il y avait peu de maisons généralistes qui avaient un département bande dessinée : c’étaient beaucoup plus des maisons spécialisées, les grandes marques qu’on connaît. Les choses étant ce qu’elles sont dans l’édition, ça a quand même pris trois ans. Au bout d’un moment, Rubistein m’a dit « Bon là, ça suffit. Il y a un truc chez Gallimard – puisqu’on fait partie du groupe Gallimard – il y a une marque qui est complètement en déshérence qui est Futuropolis. Est-ce que tu es d’accord pour la reprendre et démarrer un catalogue à partir de ça ? » Et là, j’ai d’abord dit « Peut-être … il faut que je réfléchisse. » Et le jour où ça devait se décider dans le bureau d’Antoine Gallimard, j’ai eu un coup de culot. J’ai dit « Écoutez, moi, j’ai été à Métal Hurlant. Dionnet m’avait confié la direction du dernier Métal Hurlant avant le rachat. Je n’ai pas envie de reprendre les pantoufles d’un copain une fois de plus donc je vous propose de créer un label original qui s’appellera Denoël Graphic. » et là, c’était Banco ! On m’a dit de préparer une note et pour répondre à la fin de votre question, la note, c’était expliquer que depuis quelque temps on parlait beaucoup de romans graphiques, que moi j’avais publié Un bail avec Dieu dans la collection Autodafé aux Humanos en 83 ou 82, qu’était sorti Maus, qu’était sorti Persepolis et que donc il se passait quelque chose de ce côté-là.

Et j’ai fait une note d’intention expliquant que je voulais travailler à la frontière de la littérature et de la bande dessinée. Voilà. Et en faisant le catalogue, là pour les 20 ans, je me suis rendu compte qu’en gros 90 % de notre production s’applique exactement à cette définition de départ, qu’on n’a pas dévié du tout et qu’on s’est intéressé à ce rapport très particulier qui existe entre la littérature, s’entendant même comme la littérature complexe et sophistiquée et la narration graphique.

Ce qui explique que vous sortez peu d’albums par an par rapport à certaines maisons d’édition mais en revanche des albums qui sont exigeants et qui sont de grande qualité.

Alors ça, ça s’explique par le fait que c’est une maison généraliste. Au départ, on s’était engagé à faire dix livres par an. Et puis Gallimard, pour des raisons purement pécuniaires, a demandé à Denoël de réduire la voilure en général et pour ne pas créer de déséquilibre dans la production j’ai été obligé de baisser moi-même proportionnellement le nombre de livres annuel. Et donc on est descendu à quatre ou cinq livres par an, ça dépend des années. Il y a même eu des années basses avec trois livres seulement, ce qui est un luxe inouï parce que j’ai d’autres activités par ailleurs. J’ai beaucoup fait dans l’audiovisuel, dans l’animation comme scénariste; j’écris pour la jeunesse. Donc une partie de mon temps est accaparée par autre chose que mon travail d’éditeur. Là, je suis très à l’aise avec ce rythme-là parce que ça me donne le temps de m’impliquer à fond sur chacun des livres que je fais et je pense que c’est une explication de la grande fidélité de nos auteurs parce que très sincèrement, quand je sors un Ugo Bienvenu, si je n’étais pas comme sa grande sœur ou comme sa mère, il cèderait aux sirènes des grandes maisons qui arrivent avec des gros carnets de chèques. Sauf que c’est un tel confort pour des gens comme Posy, pour des gens comme Altarriba, pour des gens comme ça, de travailler avec nous et d’avoir ce contact très rapproché, très dans le détail sur les choses. Je crois qu’ils préfèrent troquer les gros à-valoir contre ça, contre cette présence.

Offert pour tout achat de 2 albums Denoël Graphic

Justement, vous parliez d’Ugo Bienvenu et Posy Simmonds. Alors, c’est une belle année en 2023 chez Denoël avec la parution d’un album fort Contrition de Carlos Portela et Keko ; là, sur le salon, est sorti en avant-première Le ciel dans la tête d’Antonio Atarriba et Sergio Garcia Sanchez. Et ce n‘est pas fini . Pour ma part, je suis ravie de retrouver bientôt Mikki et je crois que Posy Simmonds revient aussi sur le devant de la scène.

Alors Posy Simmonds, c’est un hasard extraordinaire comme les signes du ciel qu’on reçoit quelquefois. C’est le vingtième anniversaire ; on avait organisé une série d’évènements dont notre présence à Nancy qui était ourdie depuis l’année dernière avec Stéphane [NDLR Stéphane Godefroid, libraire à La Parenthèse] on avait commencé à en parler quand on était venu avec Alison Bechdel et Nicolas Pegon l’année dernière et ça s’est concrétisé. Il avait dit «Moi, je veux faire un truc assez grandiose, donc il me faut dix auteurs. » Et on a réussi à tenir ça. Malheureusement, Ugo [Bienvenu] pour des raisons familiales n’est pas venu, sinon tout le monde est là. Le travail était terminé sur cette année-là quand Beaubourg s’est manifesté, la bpi, la bibliothèque publique d’information, en nous disant « Écoutez, on veut absolument faire une exposition Posy Simmonds. Le centre ferme en 2025 pour trois ans au minimum de travaux. On veut que ce soit avant et le seul créneau qui nous reste c’est fin 23 et premier trimestre 24, quatre mois d’exposition donc. Est-ce que vous pouvez nous organiser ça ? » Et ça, c’était deux mois avant l’été. À toute allure, on a mis les machines en marche et j’ai réussi à créer un objet. Posy est en train de travailler sur son prochain roman graphique mais on n’y est pas encore parce que elle est vraiment lente. Il y a toute une œuvre qu’on ne connaît pas de Posy en France qui est toute l’œuvre qu’elle a faite avant Gemma Bovery. Elle a œuvré pendant vingt ans au Guardian comme scénariste et comme dessinatrice de presse et aussi comme feuilletoniste et on l’appelait « la Claire Brétecher anglaise » à l’époque. C’était exactement de ce niveau-là, le Guardian étant vraiment un équivalent du Nouvel Obs c’est-à-dire un journal de centre gauche qui aime bien se moquer de ses lecteurs. Donc chambrer ses lecteurs, c’était son rôle à Posy.

Et donc j’ai retrouvé une histoire qui s’appelle True Love et True Love, c’est le prototype, c’est extraordinaire, ça a été fait en 81 pratiquement vingt ans donc avant Gemma Bovery, c’est le prototype de ses graphic novels ; alors beaucoup plus court : c’est 46 pages mais elle insémine, je dirais, le terrain pour les années à venir et donc tout ce qu’on retrouve dans les romans graphiques qu’on a aimés si fort est déjà là dedans. Donc on publie ça et autour il y a tout un ensemble de choses dont une partie catalogue qui est un florilège des plus belles pièces qui sont montrées dans l’exposition. Il y a quand même 200 pièces qui sont exposées à Beaubourg et une grande interview qui a été réalisée par Anne-Claire Norot qui était journaliste aux Inrocks que j’ai envoyée à Londres exprès pour parler avec Posy, donc une interview en anglais ce qui change quand même pas mal la donne puisqu’elle s’exprime très bien en français mais pour aller dans les détails c’est mieux de parler anglais. Et puis d’autres inédits autour : il y a environ 70 pages d’inédits qu’on ne connaît pas du tout.

J’ai eu la chance de voir l’exposition qui lui a été consacrée à Blois lorsqu’elle a été couronnée du prix Grand-Boum. Rien que ses planches à Blois, j’ai trouvé ça fantastique. J’avais déjà lu les romans, j’adorais les romans mais quand on voit ses planches, c’est d’une finesse …

Son travail est extraordinaire. Et toute la partie jeunesse qu’on connaît peu en France où elle n’est pas loin d’une Beatrix Potter, il y a vraiment ce talent-là et ce côté anglais qui est inimitable, cette douceur assez sarcastique en fait tout le temps. Il y a ce mélange-là et c’est devenu l’élément conclusif de cette années des 20 ans où vraiment ça a été formidable. On a été très très heureux parce que ça s’est très bien passé. J’ai eu la chance comme vous le faisiez remarquer de sortir, avant que les choses ne se mettent vraiment en marche, de sortir deux livres espagnols d’une facture totalement exceptionnelle. Le nouvel Altarriba est somptueux. Je pèse mes mots mais c’est vraiment un livre superbe.

Jusqu’à maintenant, on a parlé de Jean-Luc Fromental éditeur. On va venir à présent sur le côté scénariste. Je sais que vous êtes scénariste dans beaucoup de domaines. Alors là, on va rester dans le domaine de la bd et plus principalement sur Simenon. 2023, on fête aussi un autre anniversaire : les 120 ans de la naissance de Simenon. Dargaud vient de lancer une collection autour des romans durs de l’écrivain. On vous retrouve avec José-Louis Bocquet à la tête de cette collection dont vous allez tous deux scénariser tour à tour les albums.

Alors avant toute chose, quelle est votre relation à Simenon et qu’appelle-t-on un roman dur ?

Ma relation avec Simenon est une relation ancienne. Jusqu’à l’âge de 25 ans, j’ai détesté Simenon parce que j’étais de l’école américaine hard-boiled, c’est-à-dire que moi, c’était Dashiell Hammett, Raymond Chandler, James M. Cain et ces gens-là. Et puis, l’âge venant, à 25 ans (rire), j’ai commencé à m’intéresser à Simenon et j’ai découvert une littérature absolument exceptionnelle. C’est je crois Gide qui disait à Simenon dans sa correspondance « Vos livres, c’est comme des cerises. Quand on commence, on ne peut plus s’arrêter. » Et j’ai lu Simenon avec une espèce de coquetterie particulière qui consistait à chasser dans les marchés, parce qu’on les trouvait pour trois fois rien, les éditions originales à chaque fois et j’ai cinq mètres de Simenon à la maison, ce qui est complètement idiot parce que maintenant ça tient en Omnibus dans un volume comme ça.

Mais bon, ça c’est la bibliomanie, une autre maladie que j’ai mais dont on ne parlera pas aujourd’hui et qui consiste à accumuler le plus de livres possible.

Derrière l’histoire de Simenon, il y a encore une histoire formidable et comme toujours, de hasards, de rencontres. José-Louis Bocquet vient me voir, il y a maintenant six ans ou sept ans, en me disant « Est-ce que ça t’intéresse de faire un Blake et Mortimer ? ». Je lui dis « Oui, ça m’intéresse de faire un Blake et Mortimer. » On fait un Blake et Mortimer. On écrit, on met un an et demi pour écrire un scénario de Blake et Mortimer qu’on donne à un garçon qui s’appelle Antoine Aubin qui met cinq ans à le réaliser. Entre-temps, moi j’arrivais un peu au bout de ma période audiovisuelle parce que j’en avais marre de la télé, des difficultés du film, du cinéma, le dernier étant La fameuse invasion des ours en Sicile de Mattotti qui a été un délice à faire parce que j’ai travaillé avec des gens formidables, que j’aime Lorenzo, Valérie Schermann ma productrice … mais qui a pris sept ans en tout à réaliser et qui a fait 340 000 entrées.

Donc il y a une disproportion totale entre l’investissement … et comme je commence à arriver à un âge où une tranche de sept ans, c’est considérable dans une vie, je me suis dit « Bon, il faut que je gagne du temps, donc je vais revenir vers le papier. » Et j’ai donc décidé de me remette au papier et ayant repris un peu la plume pour la bande dessinée avec le Blake et Mortimer, je me suis dit que j’allais faire d’autres albums. Et là Yves Schlirf qui est le directeur de Blake et Mortimer Éditions mais aussi de Dargaud Benelux m’a dit que Berthet cherchait un scénario.

J’ai fait un scénario pour Berthet en m’inspirant d’une histoire de Simenon que j’avais lue, où Simenon ayant emmené femme, gouvernante, maîtresse et enfant à la frontière américano-mexicaine, à Nogales, prenait sa voiture et passait du côté mexicain avec ce qui était sa secrétaire et qui ensuite a été la maman de John Simenon, donc le deuxième fils de Simenon, et allait au bordel, du côté mexicain. Au début, la fidèle secrétaire l’attendait dans la voiture et puis ensuite, elle montait. Voilà, les fois d’après, elle rejoignait Simenon dans la chambre et Dieu sait ce qui se passait. On ne sait pas. Et donc je construis une histoire là-dessus, je la donne à Berthet, c’est publié. Ça a un joli petit succès, ça fait son point. Et un jour je reçois un coup de téléphone de l’attachée de presse de Dargaud qui me dit « John Simenon cherche ton numéro de téléphone. Qu’est-ce que je fais ? » Et je me dis « De deux choses l’une, soit je vais me prendre des avocats dans la tronche et autant affronter le truc, soit quoi? » Et c’était quoi : il me dit « Écoutez j’ai lu De l’autre côté de la frontière – puisque c’est le titre du livre – et je trouve qu’on a jamais bien parlé de mon père quand on faisait des trucs sur lui ; et là, vous avez tapé juste, c’est lui, vous l’avez épinglé exactement comme il était. J’aimerais bien qu’on se parle parce que ça fait des années que je rêve de faire passer l’œuvre de mon père en bande dessinée et pour l’instant ça a été avec très peu de succès. » Les quelques tentatives dont une tentative avec Maigret ont peu abouti et ce n’était pas très concluant. Donc inutile de vous dire que là … Donc je prends mon téléphone, j’appelle Bocquet. Je dis à Bocquet « Est-ce que ça t’intéresse de bosser sur Simenon ? » Il se trouve que Bocquet est un simenonien de très grande importance aussi qui était ami avec Marc Simenon, le mari de Mylène Demongeot, l’autre fils de Simenon de sa première épouse, aujourd’hui décédé. Et donc je dis à José-Louis « Réfléchissons ensemble.»

Et les romans durs, c’est quoi ? Simenon est arrivé à Paris en 1921 ou 23 je ne sais plus mais en gros il a passé la décennie entre 21 – 21 c’est son mariage – et 30 à écrire des romans populaires, à toute allure, pour gagner sa vie, pour arriver à devenir quelqu’un qui pouvait exister dans le Tout-Paris de l’époque, le Paris du Montparnasse. Sa femme qui était peintre était copine avec Foujita, Kisling, Van Dongen, avec tout le gratin de la peinture de Montparnasse et donc lui, sa visée, c’était de devenir un auteur à part entière. Et donc il part à bord d’un bateau qui s’appelle L’Ostrogoth qu’il fait construire à Fécamp. Maintenant, on y va assez souvent en vacances ; c’est un peu un endroit où les gens de la bande dessinée aiment bien se retrouver.

Oui et pendant le confinement …

Pendant le confinement, il y a eu ce truc fait par Bocquet, avec Blutch, Vivès et Catel.

Exactement, c’est ça.

Et donc L’Ostrogoth a été construit pour Simenon, à la demande de Simenon, dans les chantiers navals de Fécamp. Il est parti et c’est sur ce bateau qu’il a inventé Maigret. Et très rapidement derrière Maigret, il s’est dit « Je ne vais pas m’en tenir là » parce que c’est un type qui savait exactement ce qu’il voulait. Et il a commencé à écrire des romans qu’il a appelés les romans durs qui en fait sont tout simplement des romans noirs qui ne sont plus des romans policiers dans le sens où ça ne répond plus à la mécanique policière : il n’y a pas nécessairement de personnage de flic ou d’enquêteur ; il y en a de temps en temps mais globalement ce sont des romans de crise c’est à dire que ce sont des romans où un homme ou une femme saisi.e d’une crise existentielle fait un truc qu’il ne doit pas faire et puis il observe à partir de là. Il fait une espèce de comédie humaine vraiment à la Balzac mais avec des petits romans de 200 pages qu’il écrivait en jamais plus de dix jours parce qu’il disait « Je ne peux pas tenir un livre plus de 10 jours : si je vais au-delà de ça, je m’en désintéresse, je m’en dégoûte, c’est trop fatigant, c’est trop d’efforts, c’est trop d’investissement. » Donc c’est des petits livres très méchants, très compacts et contrairement à ce qu’on pense – on dit toujours « Simenon, c’est la pluie, les canaux… » – il a écrit des livres qui se passent au Panama, il a écrit des livres qui se passent au Gabon, il a écrit des livres qui se passent aux Galápagos, en Norvège, etc…

Et même dans un pays imaginaire …

Celui effectivement – le premier sur lequel moi j’ai travaillé comme scénariste – qui sortira l’année prochaine qui s’appelle La neige était sale. Ça se passe dans un pays non défini en proie à une occupation qui ressemble à la fois à une occupation soviétique et à une occupation nazie.

Et donc on a fait une proposition à John Simenon qui est entré dans le jeu comme ayant-droit mais plus que ça. Au départ, on part avec les romans exotiques, disons pour avoir un choix puisqu’il y en a 120 je crois, c’est délirant, il y a un choix énorme. Donc, pour nous donner un guide et une conduite, on part avec ces romans-là et on va voir ce que ça donne. Et l’autre proposition concomitante de celle-là c’était de dire on va s’adresser à des dessinateurs qui ont déjà un style, qui ont déjà une œuvre, qui ont déjà montré leur capacité graphique mais on ne va pas demander à Bilal de faire un Simenon, pas parce qu’on n’aime pas Bilal, mais parce que ça devient une chasse aux stars et ce n’est pas ça qui nous intéresse. Donc on va prendre dans le catalogue immense de la bande dessinée des gens qui sont susceptibles d’être intéressés par ces univers-là qui ont une œuvre, donc une voix qui existe déjà, et regarder ce que ça donne. On n’en savait pas plus. Et on s’aperçoit en travaillant … Pour ce qui nous concerne, on a déjà deux livres terminés et on attend les dernières pages de Bernard Hislaire pour La neige était sale. Le Cailleaux/Bocquet est sorti [NDLR: Le passager du Polarlys]. Parallèlement, on sort l’histoire de Simenon dans ces dix années-là qui s’appelle Simenon, l’Ostrogoth, une sorte de biopic où on montre comment le couple Simenon qui était un couple d’artistes puisque elle peignait et lui écrivait avait fait un pacte : le premier qui arrive, qui triomphe, verra l’autre se mettre à son service.

Et c’est là qu’intervient un troisième larron, Loustal

Jacques de Loustal qui est lui-même un grand Simenonien puisque c’est le garçon qui a fait toutes les illustrations pour la collection Omnibus, donc on ne pouvait pas le louper. Et puis c’est un copain. Moi j’ai fait un album avec lui il y a très longtemps, José-Louis le connaît, l’a publié. C’est la famille, tout ça.

Et puis l’univers correspond bien. Le style graphique de Loustal est tout à fait adapté …

Bien sûr, c’est un univers qui est très résonnant avec Simenon. Donc il y a Cailleaux pour l’instant, il y a Yslaire … Là, je suis en train de travailler avec Laureline Mattiussi qui est vraiment l’élément inattendu. On fait un livre qui est assez pointu qui s’appelle Les clients d’Avrenos qui tourne sur deux portraits de femmes complètement contradictoires, qui est très très intéressant parce qu’on pense que Simenon est un pur symbole du patriarcat mais en fait c’est plus complexe que ça. Il avait un intérêt certain pour les femmes, ça c’est clair et qui n’est pas la partie la plus sensationnelle du personnage d’ailleurs puisque ça allait assez vite avec lui apparemment. Mais en revanche, il a fait des portraits de femmes absolument extraordinaires tout au long de sa carrière. Son œuvre, c’est quatre décennies et ça évolue beaucoup. Il commence avec des portraits de jeunes femmes dans les années 30 extrêmement agressives, voulant réussir et puis à la fin, c’est La veuve Couderc, c’est Le chat avec Simone Signoret. Il y a comme ça une trajectoire de la femme qui montre qu’en fait c’est un écrivain qui s’intéressait à l’humain et pas seulement à un sexe. Ce n’est pas s’occuper des hommes et les femmes c’est des accessoires, je veux dire il passe le test de Bechdel*, lui. Et l’autre chose qui est apparue dans ce travail-là, et qui est entrain d’apparaître c’est qu’en fait cette monotonie qu’on prête à Simenon n’existe pas. Alors, nous on l’a découvert en travaillant dans le texte parce qu’on devient très intime avec un texte quand on l’adapte et on s’est aperçu qu’avec les mêmes mots, les mêmes techniques, il arrive à créer des systèmes narratifs complètement différents à chaque fois et pris en charge par des auteurs graphiques et donc représenté, ça change complètement ce qui est l’explication de la fécondité de Simenon dans le cinéma, c’est-à dire que Simenon est devenu un des pourvoyeurs principaux de films et ça continue aujourd’hui.

L’année dernière, il y a deux films qui sont sortis : il y a le Maigret de Leconte et il y a Les volets verts de je ne sais plus qui [NDLR Jean Becker] qui est aussi très intéressant encore avec Depardieu d’ailleurs tiré d’un roman inspiré par la fin de Raimu. Et donc on se rend compte que Simenon, c’est un univers qui a des diaprures qu’on ne voit pas quand on lit les livres comme ça mais qui apparaissent justement dans les adaptations. Donc une des choses qu’on a conscience de faire dans ce travail-là, c’est de donner une dimension supplémentaire à Simenon avec ce travail.

Donc ils sortiront à peu près au rythme de

Il y en aura 2 par an.

Et vous avez déjà, une idée du nombre ?

Alors pour l’instant, on a signé pour huit et donc l’idée c’est : si ça marche, on continue. C’est le truc des éditeurs et c’est normal. Et John est très impliqué : le biopic, l’Ostrogoth, il le signe avec nous parce que là, c’était inouï. Il y a des gens qui se disent Oh là là ! un ayant-droit dans un processus comme ça, c’est une catastrophe. Sauf que John, ce n’est pas Yoko Ono et qu’au lieu de nous dire non faut pas faire ci, faut pas faire ça et d’essayer de faire une hagiographie de son père, il nous a donné des informations. Ses interventions, c’étaient, Ah non non mon père n’aurait jamais dit un truc comme ça. – OK, John. Comment il l’aurait dit ? – Il l’aurait dit comme ça. ». Et là, on a un portrait de Simenon avec des vrais morceaux de Simenon dedans si vous voulez alors que le nôtre aurait été strictement livresque parce que ni l’un ni l’autre on l’a vraiment rencontré.

Donc là ça vous permet d’incarner vraiment le personnage de Simenon.

Oui, oui, voilà.

L’implication de John Simenon

Pour terminer quels sont vos autres projets en cours en tant qu’éditeur, scénariste ou à un autre titre d’ailleurs ?

Une des choses dont je m’occupe beaucoup en ce moment et qui a à voir avec la bande dessinée, c’est la petite série que je fais avec Joëlle Jolivet qui s’appelle Miss Chat qui là aussi, de façon très discrète, est en train de prendre une place intéressante. J’ai reçu il y trois jours l’édition russe qui est très jolie en plus – on m’a assuré que c’étaient de grands libéraux les éditeurs qui ont fait ça – et on attend l’édition anglo-saxonne qui va arriver dans peu de temps. Donc je m’occupe pas mal de ça et puis il y a des tonnes de projets.

Là, cette année, il y a le Blake et Mortimer vu par Floch qu’on a écrit avec José-Louis qui sort et on est en train d’écrire un troisième Blake et Mortimer pour Aubin.

Et puis moi, j’ai des tonnes de projets notamment avec des ayants-droits d’un autre de mes héros littéraires mais là, je ne peux pas trop en parler mais qui est aussi une pointure gigantesque. Je ne suis pas un fan spécialement des adaptations mais je vois que la bande dessinée est en train de s’emparer de ça et que les gens qui sont les détenteurs des droits viennent vers la bande dessinée pour filer un coup de jeune à l’œuvre de gens qui injustement – parce que dans le cas de l’autre écrivain, il est enseigné dans les écoles et dans le cas de Simenon parce que tout le monde, les jeunes gens pensent ouais ça doit être vieux … etc – ont besoin quand même d’un petit rajeunissement pour rentrer dans le nouveau siècle

Eh bien merci Jean-Luc Fromental de nous avoir accordé un peu de votre temps.

Mais c’était un plaisir.

Interview de Francine VANHEE

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