Interview Paul & Gaëtan Brizzi


Interview Paul & Gaëtan Brizzi : Don Quichotte de la Manche

au festival bd BOUM, Blois

18 novembre 2023

Paul et Gaétan Brizzi, bonjour. Nous sommes au festival bd BOUM à Blois où l’on peut admirer les sublimes planches de votre dernier album Don Quichotte de la Manche qui vient de paraître aux éditions Maghen à travers l’exposition qui lui est consacrée.

Alors avant d’entrer dans le vif du sujet, j’aimerais savoir ce qui fait qu’après tant d’années où vous avez œuvré dans le domaine de l’animation, vous êtes passés avec huit albums parus depuis 2015 dont quatre pour cette seule année au support papier.

Paul : L’essentiel de notre carrière, nous l’avons faite dans l’animation et principalement dans les major studios comme Disney, DreamWorks ou Sony. Pendant de nombreuses années nous avons travaillé dans ce domaine et lorsque nous sommes rentrés en France, nous avons fait une première tentative de bande dessinée à partir d’un projet de film de Christophe Malavoy, le scénariste de La cavale du Dr Destouches.

Il avait écrit un scénario qui se déroulait au moment de la fuite de Céline à Sigmaringen. Il voulait en faire un film. Il a rencontré un tas de difficultés pour monter le projet étant donné le coût et étant donné aussi le profil sulfureux de Céline, a fortiori aujourd’hui. Et donc Dominique Besnehard qui est un agent, qui est un réalisateur aussi ou producteur de films maintenant lui a dit Pourquoi tu ne le ferais pas en bd, ton scénario ? Christophe nous a approchés et nous a proposé cette bd. Gaëtan et moi, nous lui avons dit Écoute, ce n’est pas vraiment notre spécialité. Nous, on fait de l’animation. Mais excités par l’idée, on a dit Faisons quand même une première page. On verra ce que ça donne. On a fait une première page. L’éditeur de Futuropolis Alain David a été enthousiasmé par cette première page et ça nous a mis le pied à l’étrier de ce nouveau média pour nous. C’est comme ça qu’est née La cavale du Dr Destouches. Et depuis, on a pris le virus et on a eu tellement de plaisir à faire cette bd qu’on a continué.

Venons-en maintenant à votre collaboration qui n’est pas banale puisque vous œuvrez tous deux à la fois sur le scénario et le dessin. Je crois savoir que Gaétan réalise les décors et Paul croque les personnages. Mais qu’en est-il du scénario ? Qui fait quoi ? Au niveau du storyboard, du découpage ? Comment procédez-vous ? Quels savoir-faire acquis dans l’animation réinvestissez-vous dans le medium bd?

Gaëtan : Alors sur nos livres, nous sommes tous les deux, nous nous associons tous les deux pour l’écriture du scénario. Comment arrive ce scénario ? Eh bien d’abord, on part d’un patrimoine littéraire connu, célébrissime même avec des livres comme La divine comédie de Dante, le Don Quichotte de Cervantès ou alors même les livres de Boris Vian. On part de l’œuvre originale. Alors, bien entendu, obligation de la relire intégralement. Le premier travail que nous faisons, c’est d’en faire un résumé à partir duquel nous allons pouvoir travailler l’adaptation. À ce moment-là, on fait notre propre résumé qui est plutôt un synopsis. On a une démarche finalement assez cinématographique parce que comme vous le savez, nous venons surtout du cinéma d’animation, ça a été dit par Paul. Donc l’idée, c’est d’arriver à un véritable scénario. On travaille beaucoup ça. On fait un synopsis qui va résumer ce que va être l’histoire, quels éléments du livre original on va garder, ceux qu’on va peut-être éliminer, ceux aussi qu’on va développer et donc nous écrivons un scénario vraiment ensemble. Ensuite, il va falloir nous mettre au dessin et donc nous dessinons tous les deux l’intégralité des planches. Paul prend certaines séquences, moi j’en prends d’autres. Comme vous l’avez dit, moi étant spécialisé dans les décors, je vais plutôt prendre les séquences où l’environnement, le décor est un peu plus important. Paul va prendre les séquences parlées, de dialogues etc … Et ensuite donc, on en discute, on les remet en question. Une fois qu’on est content de nos brouillons, on passe à la mise au propre et là, c’est un échange des planches. Voilà. Moi, je laisse la place dans mes décors aux personnages tandis que Paul dessine ses personnages et j’amène les décors derrière. Et enfin, enfin, il y a ce qu’on appelle le peaufinage. Une fois que tout est fini, on revoit tout, certains contrastes pour être sûr qu’il y ait la plus grande lisibilité possible. Il est évident qu’il faut aussi que le dessin soit homogène et qu’on ait l’air de voir qu’une seule main.

Si l’on excepte votre premier album, vous venez d’en parler, La cavale du Dr Destouches sur un scénario de Christophe Malavoy, pratiquement tous vos albums reprennent de grands classiques de la littérature, soit sous la forme du texte intégral illustré chez Futuropolis, soit sous la forme d’adaptation en bande dessinée.

Pourquoi ce choix des grands classiques et qu’est-ce qui détermine le choix de la forme : illustration ou adaptation ?

P : Alors avant tout, on sait que quand on lit un livre, même sans voir le dessin, il est quand même préférable d’avoir une bonne histoire. Et on s’est dit : Nous avons de grands auteurs célébrissimes, de grands écrivains ; pourquoi ne pas utiliser des garçons tels, que Balzac, Victor Hugo, Cervantès, Dante et faire un travail de vulgarisation par le dessin justement afin que les jeunes aussi puissent accéder à cette grande littérature ? Donc on écrit le scénario de façon après à s’adonner au plaisir du dessin et de la mise en scène. Voilà pourquoi les grands auteurs.

Et pour la forme : illustration ou adaptation ?

Par exemple, nous venons de sortir également chez Futuropolis La chute de la maison Usher, un recueil de nouvelles. Alors celles-ci nous semblaient évidemment tout à fait adaptées à être traduites sous la forme d’un livre illustré. Nous accordons davantage le format de la bande dessinée à une aventure disons plus longue, plus conséquente avec un protagoniste fort, [comme Don Quichotte] Comme Don Quichotte, exactement.

Parlons adaptation à présent. Alors dernièrement, j’ai rencontré Pierre Lemaître qui évoquant l’adaptation de ses romans en bd a déclaré : « L’adaptation, ce n’est ni une fidélité, ni une trahison, c’est une autre œuvre. »

Êtes-vous d’accord avec cette définition et quelle est votre propre conception de l’adaptation ?

G : On peut être d’accord avec Pierre Lemaître mais en même temps, de notre côté, quand nous adaptons, conscients que nous adaptons des grands textes presque sacrés – ce que j’appelle moi les textes fondateurs même – je pense que nous devons la plus grande fidélité possible à l’auteur. On fait en sorte que l’auteur ne se retourne pas dans sa tombe, c’est-à-dire que si l’auteur pouvait revenir, qu’il puisse nous dire « Paul et Gaëtan, oui, vous avez bien compris ce que j’ai voulu dire » tout en amenant notre vision personnelle, notre interprétation. Sur le fond, il faut qu’on soit le plus cohérent possible, le plus proche possible de l’œuvre originale. Sur la forme, c’est du Brizzi. Nous avons notre style, voilà.

Jeanne et les voix ©Brizzi Brothers

Nous avons fait d’ailleurs beaucoup de dessins avant même de faire de faire de la bd, des grandes illustrations sur le thème des opéras ou des grandes légendes. Là par exemple, quand on a attaqué les grandes légendes, on a réalisé des images qui font partie de l’inconscient collectif (Roland à Roncevaux, Jeanne D’Arc qui entend des voix dans la forêt) mais on a également amené notre image c’est-à-dire finalement une image assez cinématographique. Dans tous les cas, oui adaptation, certes mais il faut aussi faire preuve un petit peu de modestie : il ne faut pas que l’adaptation aille à contresens de ce qu’a voulu faire l’auteur. À ce moment-là, on ne s’attaque pas à des grands auteurs, on invente, oui, il faut inventer.

©Brizzi Brothers

P : Je voulais juste rebondir sur ce que vient de dire Gaëtan. Je pense que notre honnêteté nous force à respecter disons l’esprit de l’auteur et bien entendu qui dit adaptation dit point de vue subjectif et on a des options qu’on privilégie. Il y a certaines séquences qu’on élimine mais malgré tout je crois qu’au fond notre premier souci est de respecter l’auteur.

Alors justement, on va en venir plus particulièrement à l’adaptation de Don Quichotte puisque c’est quand même ce qui nous intéresse aujourd’hui. Adapter un roman (et quel roman!) de plus de 1 000 pages en une bande dessinée de 200 pages, il vous a fallu faire des choix, ce que vous expliquez fort à propos dans un avertissement qu’on pourrait qualifier de note d’intention. Il vous a fallu faire des coupes, c’est ce qu’on a dit bien sûr, mais pas que. Vous avez notamment choisi d’introduire le, voire les, narrateurs par une prolepse puisque le récit démarre devant la tombe de Don Quichotte. Est-ce que vous pouvez nous en dire un peu plus sur ce choix scénaristique ?

P : Comme je vous le disais, comme vous venez de le dire, il a fallu qu’on élimine, qu’on choisisse, qu’on trie mais aussi pourquoi pas développer tel ou tel aspect de tel épisode. Ce qu’on a essayé de faire surtout, c’est que tout tourne autour de notre protagoniste – qui Dieu sait que c’est un caractère fort– le plus possible.

Que toutes les facettes du personnage soient justement reprises dans le récit

Voilà, qu’il soit la cheville. Tout est en satellite autour de lui. La meilleure preuve, c’est que pour nous, ce qui nous semblait intéressant, c’est de montrer aussi les images que voit Don Quichotte. C’est aussi pour ça, notre démarche et c’est important que les gens lisent ces deux pages d’avertissement qui sont une véritable note d’intention. Donc, Don Quichotte avant tout. Et de façon aussi à rendre le livre amusant bien sûr parce qu’il s’agit d’une comédie mais surtout aussi je pense émouvant de façon à ce que le personnage soit touchant, notre Don Quichotte soit touchant et que finalement les gens le comprennent même dans sa folie. C’est pour ça aussi qu’on a décidé de faire appel à un deuxième personnage, notre narrateur, en l’occurrence le curé, qui s’évertue pendant tout le livre à ramener Don Quichotte à la maison parce que bien entendu les frasques de Don Quichotte le mettent dans des situations terribles pour lui-même. Afin de le protéger contre lui-même, il fait tout ce qu’il peut, lui ainsi que le barbier pour ramener Don Quichotte à la maison. C’est pour ça qu’il nous avait semblé que le curé nous était tout à fait utile pour introduire le personnage de Don Quichotte mais aussi pour nous permettre de dire qu’on a éliminé tel ou tel aspect de l’histoire parce que ça venait du point de vue du curé. Il faut savoir que si le livre de Don Quichotte de Cervantès fait plus de mille pages, c’est qu’il y a aussi à l’intérieur de ce livre des histoires dans l’histoire, c’est-à-dire que Don Quichotte rencontre d’autres personnages qui eux-mêmes racontent à Don Quichotte leurs propres histoires. Bien entendu, ces séquences, on les a systématiquement éliminées pour la raison que j’ai donnée tout à l’heure : avoir constamment notre Don Quichotte présent dans toutes les pages.

Il vous a fallu également travailler sur la langue. Vous pouviez difficilement conserver le texte initial. Il vous fallait cependant garder le ton de Cervantès. Alors, vous avez manié avec humour les dictons à travers les propos de Sancho, ou encore joué avec le lecteur en pratiquant la double entente. Exemple, Juste avant la scène des moulins, je vous cite : « Et il allait encore et encore en voir de toutes les couleurs. Et nous donc ! » fin de citation. Et effectivement, on en voit de toutes les couleurs.

Un mot sur l’adaptation de texte ?

G : Alors tout d’abord Don Quichotte, le personnage de Don Quichotte est un personnage qui parle beaucoup. Il est bavard. Mais il s’écoute parler. C’est un vrai mégalomane. C’est aussi un grand narcissique et tout ça. Il a tendance un peu, il faut bien le dire, à être très condescendant envers son pauvre écuyer Sancho. Donc on a voulu que tout ça transparaisse à travers de tout ce qu’ils pourraient dire. On a tenu à garder aussi dans ce livre, comme dans notre livre précédent L’enfer à pratiquer une belle langue française quand même, à avoir une langue choisie. Alors bien entendu, nous nous sommes servis de la prose de Cervantès lui-même. Donc ça, c’est une chose qu’il fallait dire qui est très importante. En ce qui concerne le clin d’œil au lecteur, c’est le curé qui parle. Quand il dit « Voyez, obsédé qu’il était de vivre de vivre en d’autres temps là où il y a une auberge, voici ce qu’il voyait »,il voyait un superbe château.

Voilà, donc c’est ça aussi. Nous nous servons du curé pour nous rendre complice avec le lecteur de ce qui va se passer et ça fait partie aussi de l’œil extérieur qui regarde et qui juge et qui peut quand même déplorer l’attitude de Don Quichotte et la trouver lamentable.

Et puis, et puis ; il y a le dessin. Absolument sublime. Un travail magnifique sur la lumière, des personnage d’une grande expressivité, des scènes ultra dynamiques ou oniriques. J’ai cru y voir de nombreux hommages et clins d’œil. Je pense notamment aux deux Gustave, Doré bien sûr et Moreau, au cinéma aussi avec Freaks de Tod Browning avec la scène du cirque.

Alors pouvez-vous nous éclairer sur vos références picturales, cinématographiques et autres ?

P : Tout ce que vous venez de dire, on boit du petit lait parce que vous avez tout à fait compris notre démarche. Comme je l’ai dit tout à l’heure, on est restés 40 ans dans l’animation. Qui dit animation dit film, qui dit film dit discours cinématographique. On essaie d’utiliser la même codification, à savoir privilégier toujours la profondeur de champ, la mise en scène, je dirais. Qui dit mise en scène dit aussi mise en lumière. C’est aussi pour ça qu’on a opté pour le noir et blanc. On pense que la lumière souvent compense le manque de couleur. On a utilisé tous ces « stratagèmes » pour raconter le mieux possible notre histoire. Alors forcément on ne travaille pas impunément toutes ces années dans le cinéma sans intéresser à Fellini, Tod Browning, Hitchcock, Truffaut ou qui que ce soit. Ça nous baigne, ça nous inspire …

G : Mais aussi en matière d’influence cinématographique, l’expressionnisme allemand : voir Murnau, Fritz Lang, des cinéastes pour qui la lumière était tout et qui savaient incroyablement, dès les années 30, dramatiser, comment mettre en lumière…

Paul : Voilà, j’allais y venir et la lumière justement… On essaie tout le temps de guider l’œil de l’observateur en l’occurrence ici du lecteur pour mettre en scène la façon la plus évidente possible de façon à attirer l’œil là où il est important que l’œil aille. (Gaëtan la théâtralisation) Voilà on théâtralise, on exagère, on force parfois le trait ici ou là mais justement pour guider l’œil du lecteur. Et aussi une dernière chose : l’expressivité, je ne dis pas l’expression, je dis l’expressivité dans le sens justement littéraire, cinématographique de façon à ce que les lecteurs puissent comprendre le sentiment que là on veut véhiculer. Ce qui est important, c’est de soigner justement l’expression du personnage en fonction de qu’il dit : que son visage, que son expression correspondent exactement aux paroles à ce moment-là, à ce qu’il dit, à ce qu’il vit, ce qu’il ressent. Alors parfois, oui c’est peut-être un peu forcé mais c’est peut-être aussi pour enfoncer un peu le clou sur tel ou tel aspect de la scène.

G : Je voudrais aussi continuer  – Votre question portait sur nos influences – parler aussi des influences picturales. Nous avons une formation très classique : musées, connaissances de la peinture et de l’histoire de l’art. Donc en matière de peinture, nous sommes très influencés par un peintre comme Arnold Böcklin, dont le tableau le plus célèbre est L’île des morts. Dans notre livre L’écume des jours, quand ils arrivent sur l’île, c’est un clin d’œil à L’île des morts.

D’autres peintres comme les préraphaélites, des peintres comme Waterhouse et [les symbolistes] et les symbolistes comme Gustave Moreau, bien sûr, c’est évident et puis beaucoup les peintres du XIXe, de ce qu’on appelle les peintres d’histoire qui sont tombés aujourd’hui dans les oubliettes au profit des impressionnistes qui ont souffert de leur temps bien sûr d’être ignorés. Mais comme la table a été renversée, il faut réhabiliter ces peintres. Les orientalistes aussi, des gens comme Jean-Léon Gérôme… Enfin, voilà nous avons beaucoup d’influences de peintres que nous admirons et on essaie modestement de prendre le relais au niveau de la bd.

Alors L’enfer de Dante, Don Quichotte de la Manche, ce n’est que le début apparemment d’une collection d’adaptations de grands classiques de la littérature. Quel va être le prochain ?

Les grands classiques de la littérature mais les grands classiques de la littérature disons européenne.

Pour l’Italie, il nous semblait que le plus évident, c’était Dante. Pour l’Espagne, le plus évident c’était Cervantès. Eh bien, nous allons attaquer les Anglais. Et avec les Anglais, qui dit Angleterre, bien sûr dit Shakespeare. Donc, ça va être un Shakespeare. Le troisième sera un Shakespeare. On hésite encore entre Hamlet et Macbeth ; ce sera l’un des deux. Mais il y a encore beaucoup de choses en perspective. Pour la France, on ne sait pas encore ? On n’a que l’embarras du choix…

Et le prochain? Un petit Gaston Leroux avec Le fantôme de l’opéra ?

Alors voilà Le petit doigt de Francine a parlé. Le fantôme de l’opéra de Gaston Leroux.

Eh bien, je crois que vous êtes attendus, alors merci beaucoup.

C’est nous Francine

Encore merci et bon festival.

Interview de Francine VANHEE

POUR ALLER PLUS LOIN

Laisser un commentaire