Interview Posy Simmonds, Grand prix Angoulême 2024
à la librairie La Parenthèse, Livre sur la place, Nancy
8 septembre 2023
Bonjour Posy, Vous avez obtenu entre autres le prix Töppfer en 2022, le grand Boum de Blois en 2020, vous allez avoir une rétrospective à la BPI de novembre à mars et vous avez également eu l’honneur de dessiner la une du Guardian pour son 200e anniversaire et même d’imaginer des culottes royales pour une vente de charité à l’occasion du couronnement de Charles III ! Quelle est votre façon de gérer cette reconnaissance, le succès, et la pression qui en découle ?



C’est très bien de gagner ces prix, d’être mise en lumière et tout ça… Mais malgré tout on a toujours l’angoisse de de la page blanche ! En tous cas pour moi c’est toujours comme ça ! Et d’ailleurs si vous avez des idées, si vous connaissez une façon de faire pour lutter efficacement contre les idées qui ne viennent pas ou l’encre répandue sur la planche qu’on vient d’achever et bien je suis preneuse !
Quand on regarde les pièces exposées dans la rétrospective qui vous est consacrée à la BPI du Centre Beaubourg ou votre monographie « So British » par Paul Gravett, on trouve de nombreux inédits et des dessins d’enfance qui montrent l‘artiste en devenir ainsi que de nombreuses esquisses et crayonnés. C’est touchant et passionnant. Mais comment avez-vous fait pour conserver ces documents durant toutes ces années ? Vous ne jetez rien ?

C’était ma mère qui les avait gardés. Et je les ai retrouvés il y a maintenant 25 ans juste avant sa mort. Pour moi c’était extraordinaire de retomber là-dessus : je découvrais une petite fille que je ne connaissais pas !
En ce temps-là, c’était peu après la guerre et il y avait beaucoup de familles américaines qui résidaient dans notre village. Tous les samedis, ils se rendaient à une base aérienne de l’US Air Force et les enfants qui étaient à la même école que moi en revenaient avec un tas de comics américains. Quand ils avaient fini de les lire, ils me demandaient si je les voulais et je disais oui, bien sûr ! C’est comme cela que je suis devenue la propriétaire d’un tas de de comics de Superman, de Blondie & Dagwood de Mickey Mouse et Casper the Ghost. Tout ça. C’était dans les années 50 et ma mère ne les a hélas pas gardés car désormais ils valent une fortune !
Mais elle a gardé vos premiers dessins et cela c’est bien pour nous !
Oui, oui !

L’expo qui vous est consacrée s’intitule « Dessiner la littérature » on y voit des planches de vos trois romans graphiques (inspirés de Flaubert, Hardy et Dickens) mais aussi vos saynètes sur la vie littéraire « Literary Life ». Dans vos romans on note l’importance de la littérature en tant que telle : qu’il s’agisse de la résidence d’écrivains dans Tamara Drew ou du boulanger lettré de Gemma Bovery. Mais quelle place occupe la littérature dans votre propre vie ?
Ah ! je lis beaucoup, beaucoup !
Quand j’ai appris le français à l’école et que j’avais peut-être 15 ou 16 ans, il y avait une prof qui était française. Elle était très chic, on aimait ses chaussures et tout ça… Elle nous a donné, à quelques étudiants, des livres qui n’étaient pas au programme de son cours. C’est comme cela que j’ai lu « Les Liaisons dangereuses » pour moi c’était très shocking parce qu’on avait presque le même âge que la jeune Cécile de Volanges ! Elle nous a aussi donné à lire Balzac et j’ai adoré « Madame Bovary ». On a déchiffré tous ces romans avec un gros dictionnaire parce que Balzac c’est un choc ! Il y a beaucoup de mots, on ne le comprenait pas du tout ! À cet âge, je lisais beaucoup en anglais aussi. Et lors de la parution de Tamara Drewe pour le Guardian (tous mes romans graphiques étaient pré-publiés en feuilleton à l’origine), mon éditeur m’a demandé « qu’est-ce que tu vas faire après ? Et est-ce que il y aura encore un roman que tu vas cacher dedans » ? Et j’ai répondu « peut-être ». Ce n’était pas forcément fait exprès au départ mais c’est arrivé comme ça pour Gemma et ensuite j’ai continué.

Vous avez commencé votre carrière en tant que dessinatrice de presse d’abord pour le Sun puis pour le Guardian auquel on vous associe davantage… Or, dès The Silent Three on remarque votre tendance à « broder » sur des textes existants : ici des lectures d’enfance, plus tard les grands classiques de la littérature. Est-ce qu’on peut dire que la dimension intertextuelle est constitutive de votre écriture ?
Pour moi c’est Flaubert qui a bien travaillé merci, merci à lui !
Pour Gemma Bovery j’ai relu Madame Bovary avant de l’écrire et puis j’ai mis le livre dans un tiroir, j’ai tourné la clé parce que je n’avais pas envie de retranscrire trop littéralement les mots de Flaubert. Et donc oui, l’histoire est à moi mais j’ai emprunté des choses.
Mais pourquoi est-ce que vous avez fait ça : c’est en hommage à la littérature ?
Ce n’est pas exprès. J’ai choisi des livres assez bien connus des lecteurs du Guardian mais ça ne fait rien si les lecteurs ne les ont pas lus. S’ils les ont lus, il y aura quelque chose en plus voilà !
Comme un double niveau de lecture en fait ?
Oui, absolument !
« True Love » est publié pour la première fois en français dans ce catalogue d’exposition. C’était votre premier récit long paru directement en livre puisque votre œuvre précédente « Mrs Weber’s Diary » était un recueil de strips. En quoi peut-on dire qu’il s’agit de la matrice de votre œuvre romanesque à venir ?

Couverture de l’édition originale
À cette époque j’ai fait un livre pour enfants qui s’appelle « Fred » donc j’avais un éditeur à Jonathan Cape. Or mon éditeur aimait aussi ce que je faisais pour les adultes dans le Guardian et il m’a demandé si je pouvais créer une histoire plus longue pour un album de Noël et j’ai dit OK. D’une certaine façon, c’était comme lorsque j’écrivais toutes les semaines dans le Guardian. Mais dans le Guardian, chaque semaine, c’était comme une petite saynète sur une page avec des personnages récurrents et immuables : le petit a toujours trois ans, la mère est comme ça… Mais une fois j’ai oublié que j’avais tué les cochons d’Inde du petit héros et je les ai remis en scène dans un épisode suivant. Il y a eu une levée de boucliers et tous les lecteurs ont écrit des lettres pour dire « mais ils sont morts ! ».
Pour « True love » c’était comme cela : il y avait des contraintes, c’était en 64 pages je crois. Je ne l’avais pas lu depuis très longtemps et je l’ai relu l’autre jour et c’est drôle … et même bizarre ! C’est un pastiche des comics romantiques. Je ne sais pas si ça existait en France.
Pas trop, je crois.
Oui c’était toujours des petits formats à destination des filles adolescentes ; les scénarios sont absolument imbéciles et mais les dessins étaient super ! En ce temps-là les cheveux étaient très bouffants et on adorait cela !
Comment construisez-vous vos romans graphiques : l’écriture précède-t-elle le dessin ? Vous écrivez d’abord un scénario ou de simples notes d’intention ? Vous avez un story-board ? Et qu’en est-il des dialogues ?
Parce que deux de mes romans graphiques sont d’abord parus en feuilleton, il fallait jouer avec les contraintes du journal. Dans le cas de Gemma Bovery, c’était en 100 épisodes tous les jours en noir et blanc et le format était très étrange : la longueur de la page et 3 colonnes de large … c’était bizarre. Quand j’ai eu l’idée de faire quelque chose sur Madame Bovary, j’ai écrit un peu de storyboard : « elle en a marre de Londres », « elle va en Normandie », « elle s’y ennuie » , « elle prend un amant ». C’était un peu comme ça et pour chaque épisode il fallait que je prévoie ce qui se passe et c’est différent d’un livre parce qu’il y a du temps entre les épisodes donc c’est plutôt un peu comme les séquences d’un film.
J’ai écrit beaucoup de texte parce que je n’avais que 100 épisodes donc il fallait à tout prix que je « bourre » mes planches de l’intrigue et le texte ça prend moins de place que l’image. Après quelque temps j’ai compris comment mieux maîtriser, comment choisir l’information qui passera en image et celle qui passera mieux en texte. Bien sûr les images étaient très bien pour la mise en scène, pour mettre en valeur les dialogues importants, pour la (re)présentation des personnages et tout ça ; mais le texte était parfait quand il y avait une séquence qui était très riche en bulles. Quelquefois c’est un peu fatiguant, trop de texte c’est un peu comme un frein, mais aussi dans ce format très long on avait beaucoup de rayons et le texte peut changer l’heure ou le temps ou la voix d’un personnage.
J’utilise plusieurs voix surtout dans « Tamara Drewe » en en jouant parce que je crois que ça rajoute de la profondeur.
Vous jouez donc de la polyphonie mais même de la disposition sur la page puisque je crois que vous avez fait des études de lettrage et c’ est très intéressant la façon dont même graphiquement le texte est inclus.
Oui, parce que quand j’étais étudiante à Londres je faisais des études de « graphic design » et particulièrement de typographie. À cette époque, il fallait dessiner à la main : en italique ou en roman et j’étais absolument nulle et il m’a fallu des mois de pratique ! J’ai toujours fait mon texte à la main depuis ; c’était une bonne leçon surtout pour les bulles. Pour mes romans graphiques, j’écris toujours au crayon le texte et, parce que je suis un peu dinosaure, le texte que j’écris est presque de la même taille que lorsque c’est imprimé. Mon mari est typographiste donc quand j’ai écrit le texte de Gemma Bovery au crayon, je suis allée le voir et il a composé le texte sur l’écran. À cette époque c’était avant qu’on puisse l’insérer sur les planches par ordinateur alors je faisais une copie du texte, le découpais et le fixais sur mon dessin avec du scotch.


Le travail de montage des planches
C’était très artisanal !
oui, oui, oui !

Vous avez dit tout à l’heure que quand votre professeur de français vous donnait à lire Balzac et Flaubert vous étiez frappée par les grandes descriptions (celle de la casquette de Charles Bovary par exemple) ; c’est la même chose pour Dickens et pour Thomas Hardy ! Or, on remarque dans vos planches une grande attention aux détails et également une symbolique des objets : est-ce pour vous l’équivalent graphique des pauses narratives romanesques ?
Oui bien sûr. On n’a pas besoin de dire, par exemple, que la scène se déroule dans une cuisine dans un désordre absolument épouvantable : c’est dans le dessin. Il y a toujours un choix signifiant dans les détails. Ainsi, pour les chaussures : quand je dessine un personnage je pense toujours à ses chaussures. Je me demande s’il porte des grandes godasses ou des talons : c’est toujours soit la vanité soit le confort qui prime et le définit …
Quand je dessine les personnages, c’est un peu comme un « casting coach » : je commence avec les yeux et puis le nez et si je n’aime pas le nez, j’ai une gomme, je l’efface et je dessine un autre nez et si ça va, petit à petit le personnage prend forme et il y a un moment où je dis « ah j’y suis, je te reconnais, toi ! »
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Votre éditeur, Jean-Luc Fromental, a déclaré que vous êtiez la « Claire Brétécher anglaise ». Il est vrai que vous vous moquez gentiment des lecteurs du Guardian comme elle se moquait de ceux du Nouvel observateur avec finesse et humour … On trouve d’ailleurs une planche d’hommage à Bretécher dans l’expo (p.106). Elle est particulièrement intéressante car elle stigmatise aussi une société machiste et patriarcale. Peut -on dire que votre écriture est également féministe ?

Oui je crois, j’ai travaillé pour une page qui s’appelait « The Womens’ page » et à cette époque dans le Guardian durant les années 70 cette page a commencé à parler beaucoup des droits de femmes. C’était une page très importante pour moi et un sujet très important. Quand j’ai lu Claire Bretécher dans les années 80 lorsqu’elle a été traduite en anglais dans le Sunday Times, j’ai eu le sentiment que nous travaillions « dans le même vignoble » ! Puis je l’ai rencontrée à Londres une fois et j’ai beaucoup aimé cette personne. J’ai beaucoup d’admiration pour elle et pour son œuvre. Elle était formidable.
Vous avez aussi beaucoup d’admiration pour une romancière française qu’on casse comme féministe également : Annie Ernaux ?
Oui, c’est vrai j’ai beaucoup aimé Une Femme et La Place, oui.

Pour terminer Posy, vous nous proposez à peu près un roman par décennie : « True Love » date de 1981, « Gemma Bovery » de 1999, « Tamara Drewe » de 2008 et « Cassandra Darke » de 2018 . À quand le prochain ? Avez-vous un nouveau projet en cours ?
Bonne question ! Je travaille sur quelque chose en ce moment mais le Covid a duré si longtemps ! c’était difficile durant le Covid et il y a aussi eu des circonstances imprévues dans ma vie. Mais je travaille …
On peut en savoir un petit peu plus ?
C’est une histoire des années 60, peut-être de ma jeunesse, parce que je trouve que ma génération était peut-être la dernière où l’on on était supposée faire un beau mariage et épouser un docteur, un avocat, un explorateur plutôt que s’accomplir soi-même. Je voulais réfléchir sur cette période et sur notre conditionnement. Mais également sur notre innocence voire notre naïveté à l’époque et comment on se laissait porter.
Mais, vous, vous avez réussi à ne pas vous laisser porter et à vous prendre en main jusqu’à devenir une grande dessinatrice et un précurseur du roman graphique [récompensée par le grand prix du festival d’Angoulême 2024 NDLR]. Merci beaucoup Posy cela a été un honneur de vous interviewer!

Interview d’Anne-Laure SEVENO

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