Himawari House

Scénario : Harmony Becker
Dessin : Harmony Becker
Éditeur : Rue de Sèvres
384 pages
Prix : 20,00 €
Parution : 14 juin 2023
ISBN 9782810203437
Ce qu’en dit l’éditeur
Américaine d’origine japonaise, Nao part un an pour Tokyo afin de renouer avec ses racines familiales. Sur place, elle loue une chambre à la maison Himawari et y fait la rencontre de Hyejung et Tina, coréenne et singapourienne, venues au Japon comme elle pour trouver leur voie et prendre leur indépendance. Les trois amies partagent leur quotidien et fréquentent la même école de langue japonaise. Alors que leurs motivations et leurs défis sont différents, elles avanceront ensemble, malgré la barrière de la langue, dans leur quête d’identité.
« Himawari House », le premier livre en solo d’Harmony Becker paru aux éditions Rue de Sèvres, présente d’emblée, dès son titre « polyglotte », ce qui sera au cœur de cet album : l’interculturalité. En effet, la jeune Nao, née au Japon mais élevée aux États-Unis, décide durant son année de césure de revenir dans l’archipel pour renouer avec ses racines japonaises et trouver son identité. Elle va alors partager une colocation dans cette « maison aux tournesols » avec deux autres filles étrangères : Hyejung, une coréenne et Tina qui vient de Singapour ainsi qu’avec deux frères japonais qui en sont les propriétaires.

Harmony Becker est, comme son héroïne, de double culture. Elle a déjà réfléchi sur la notion d’appartenance et sur les conflits et bouleversements que celle-ci peut amener dans son ouvrage précédent « Nous étions les ennemis ». Cette adaptation en bande dessinée de l’autobiographie de George Takei, le commandant Sulu de Star Trek, lui aussi d’origine japonaise, racontait comment il avait subi l’écartèlement entre ses deux cultures de façon dramatique lorsqu’enfant il avait été interné après l’attaque de Pearl Harbor en compagnie de nombreux ressortissants américains d’origine japonaise désormais considérés comme des ennemis. Ici, l’aventure de la jeune Nao est moins hostile mais tout aussi bouleversante.

Au Japon, il existe des idéogrammes (les kanjis) et deux syllabaires (katakanas et hiraganas) et c’est en associant les trois qu’on peut écrire. Mais pourquoi deux syllabaires quand un seul aurait suffi ? Parce que les katakanas sont réservés à la transcription des mots d’origine étrangère et permettent ainsi d’éviter l’assimilation en en soulignant la provenance extérieure. Cela révèle donc à la fois une fierté à l’égard d’une langue vernaculaire mais aussi la méfiance vis-à-vis de ce qui est étranger. Dans la langue s’inscrit alors un rapport d’amour-haine vis-à-vis du « gaijin » (l’étranger) et celui-ci se retrouve également dans la vie courante puisque pour les Japonais ce qui vient du dehors est à la fois source de répulsion et de fascination.
Dans ce roman graphique on a ainsi toutes les variations possibles des difficultés à s’intégrer dans un nouveau pays et à assimiler une nouvelle culture grâce aux aventures des trois héroïnes et de leurs apprentissages plus ou moins heureux de la langue. L’empathie du lecteur est d’ailleurs provoquée graphiquement par la retranscription des idéogrammes tels quels dans les phylactères, avec parfois la traduction quand le personnage comprend et parfois de gros blancs qui miment les difficultés de communication entre la protagoniste et son entourage.

Ces difficultés linguistiques sont d’autant plus prégnantes pour Nao qu’elle est Japonaise « extérieurement » mais acculturée. Les réactions des passants qui lui demandent de l’aide sans savoir qu’elle est américaine et ne possède pas la langue apparaissent alors d’autant plus brutales et injustes au lecteur. On ressent ainsi littéralement le traumatisme vécu par cette jeune femme écartelée entre deux cultures. Et la langue devient la représentation métaphorique de sa quête identitaire. Mais, là où Harmony Becker est très fine et évite le manichéisme c’est qu’elle montre que la souffrance peut également être vécue de l’autre côté grâce à l’un des jeunes colocataires Japonais, Masaki, prisonnier de ses préjugés et de ses complexes quant à la maîtrise de l’anglais. On a ainsi un portrait nuancé puisque, certes les jeunes filles doivent s’ouvrir à une autre culture, mais les protagonistes masculins doivent aussi effectuer un cheminement.

L’album est découpé en 21 chapitres – comme les 21 ans marquant l’accès à la majorité aux USA et à Singapour – …. L’histoire se déroule sur une année (le temps du séjour de Nao) et est rythmée par le passage des saisons. L’autrice prend son temps pour installer l’atmosphère et camper ses personnages mais on échappe à la simple linéarité narrative grâce à de nombreux flashbacks. On découvre en effet peu à peu, grâce à eux, les raisons qui ont amené Nao, Tina et Hyejung à venir au Japon. Ils sont souvent dispensés au lecteur de façon déroutante par associations d’idées ou d’odeurs et ils permettent d’aller au-delà de la surface et de caractériser les personnages avec davantage de profondeur que ce que l’on aurait pu attendre d’un livre étiqueté « young adults » tout en instaurant un véritable dynamisme. Harmony Becker s’interroge en plus du déracinement dans ce récit choral où le trio féminin est au premier plan sur la condition féminine en Asie, le rapport aux parents et à l’obéissance. Elle réalise un joli portrait de femmes en quête d’émancipation et nous livre une réflexion sur la société qui cherche à tout prix à mettre les gens dans des cases …
La dessinatrice revendique enfin avoir été inspirée graphiquement par les mangas « Honey » de Amu Meguro et « Clover » de Tetsuhiro Hiragawa ainsi que « Umimachi Diary » d’Akimi Yoshida qui pratiquent la rupture de tons. L’on remarque en effet dans « Himawari House » un véritable melting pot visuel. L’autrice emprunte aux codes des comics (trames, hachures et bords noirs) avec un style plutôt réaliste pour basculer parfois dans ceux du manga et du manhua beaucoup plus typés voire caricaturaux. Elle campe ainsi parfois ses héroïnes avec les grands yeux étoilés des shojos ou les transforment en de mignons « chikis » (version « bébé » des personnages). Ceci évite ainsi une certaine mièvrerie tout en soulignant la drôlerie de certaines situations, en créant un effet de surprise auprès du lecteur, en transcendant graphiquement les barrières culturelles dont il est question dans l’histoire et en donnant immédiatement à voir la palette des émotions qui étreignent ses héros.

Nao déclare à la page 326 « Si seulement on arrivait à comprendre en se passant de mots » et c’est ce que le lecteur parvient à faire grâce à l’art d’Harmony Becker : on parle beaucoup dans son roman, mais les pages les plus touchantes sont les planches muettes dépeignant sobrement la solitude de Tina ou de la petite grand-mère de la maison d’à côté. Ainsi, l’autrice joue perpétuellement du contraste : dans les styles graphiques, l’alternance de pages très dialoguées et muettes, de pleines pages et de pages très découpées, de pages claires et d’autres sombres. Cette épaisse chronique en noir et blanc est donc tout sauf manichéenne : pleine de tendresse, d’humour et de pudeur, elle forme un récit harmonieux tant sur le fond que sur la forme. Coup de cœur !

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Interview de Harmony Becker

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