LES ÉVAPORÉS


Les Évaporés

Les Évaporés
Scénario : Isao Moutte
d’après Thomas B. Reverdy
Dessin : Isao Moutte
Éditeur : Sarbacane
156 pages
Prix : 25,00 €
Parution :  13 septembre 2023
ISBN  9782377319787

Ce qu’en dit l’éditeur

Qui n’a jamais caressé l’idée de disparaître, sans heurts et sans douleur, pour recommencer sa vie à zéro ?

Au Japon, lorsque quelqu’un disparaît, on dit simplement qu’il s’est évaporé ; personne ne le recherche, ni la police parce qu’il n’y a pas de crime, ni la famille parce qu’elle est déshonorée. Partir sans donner d’explication, c’est précisément ce que Kaze a fait cette nuit-là, après avoir été licencié du jour au lendemain. Sa fille, Yukiko, qui vit à Paris depuis de nombreuses années, revient au Japon pour tenter de retrouver sa trace et de découvrir les raisons de sa disparition. Elle mènera l’enquête dans un Japon parallèle, celui du quartier des travailleurs pauvres de San’ya, à Tokyo, et des camps de réfugiés de la catastrophe nucléaire de Fukushima, autour de Sendai.

Mais faut-il vraiment rechercher celui qui a voulu disparaître ?

UN PHÉNOMÈNE DE SOCIÉTÉ

Le roman graphique d’Isao Moutte, « Les Évaporés » libre adaptation du roman éponyme de Thomas B. Reverdy, paru aux éditions Sarbacane nous expose un phénomène de société peu connu mais fréquent au Japon. Autrefois, au Pays du Soleil Levant, les proscrits avaient l’habitude de se laver de leur passé dans les sources chaudes des montagnes, avant de partir en quête d’une nouvelle vie. Ils disparaissaient métaphoriquement dans les vapeurs d’eau chaude des Onsen et c’est pourquoi on les appelait les «évaporés », « johatsu » en japonais.

Les récentes crises financières successives ont produit de nouvelles générations modernes d’«évaporés» : pères de famille surendettés, femmes qui doivent fuir leur foyer désuni, petits patrons en faillite, employés licenciés … 80 000 Japonais disparaissent ainsi chaque année, quittent leur famille sans prévenir, et ne reviennent jamais.  Personne ne les recherche, ni la police parce qu’il n’y a pas de crime, ni la famille parce qu’elle est «déshonorée».

« Je ne mettrai plus les chaussons » ce sont ces mots énigmatiques que laisse, en guise d’adieu, Kazehiro Watanabe à sa femme quand il décide lui aussi de devenir un « johatsu ». Pour quelles raisons ce salary man sans histoire proche de la retraite choisit-il de disparaître ? Je ne déflorerai pas le sujet ici, mais si cette question sert de moteur à l’intrigue ce n’est finalement pas l’intérêt principal du roman originel de Thomas B Reverdy et encore moins celui du roman graphique qu’en a tiré Isao Moutte. C’est plutôt le prétexte à une exploration d’un Japon loin de celui des estampes et du folklore.

UN JAPON ÂPRE ET DUR

D’abord parce qu’on va arpenter un quartier de Tokyo qui n’apparait guère dans les guides touristiques : celui de San’ya quartier des travailleurs pauvres, où se réfugient les laissés pour compte de la société nippone : journaliers, descendants de Burakumin (les intouchables japonais) évaporés mais aussi pléthore de retraités qui n’arrivent plus à se loger avec leurs pensions de misère et peinent sans relâche pour un misérable salaire. Endroit où règne la mafia et où les yakusas s’octroient le droit de faire la pluie et le beau temps en échange de leur aléatoire et chère protection. Ensuite parce qu’une grande partie de l’action se situe au Nord, dans la préfecture de Fukushima et le camp de réfugiés de Sendaï, un an après le tsunami et l’explosion de la centrale, sur les côtes ravagées où désormais une économie parallèle dirigée par la pègre et des politiciens corrompus prolifère sur le dos des sinistrés.

Reverdy puis Moutte nous font donc explorer un Japon âpre et dur, véritable antiphrase apparente du nom de l’île Fukushima qui signifie « île du bonheur et de la Fortune ». Et pour ce faire les hachures et l’encrage puissant tout à l’encre du Chine du dessinateur font des merveilles. Dans ce long roman graphique en noir et blanc « gratté », il privilégie les scènes nocturnes tandis que de grandes double pages épurées et détaillées de paysages dévastés scandent régulièrement le récit.

UNE LIBRE ADAPTATION

Le dessinateur insuffle donc une véritable ponctuation à sa narration avec de grandes pages contemplatives. Il change aussi la structure de l’œuvre originelle pour la rendre plus lisible : en effet, le roman était composé de petits chapitres centrés sur un thème ou un personnage tandis que lui rassemble cette structure patchwork en quelque chose de beaucoup plus linéaire qui fait ressortir le destin des personnages.

Il transforme aussi les protagonistes et leurs relations. Thomas B. Reverdy rendait un grand hommage à un écrivain qu’il adore, Richard Brautigan, à travers son personnage principal le détective poète américain. Richard B se chargeait de l’enquête sur la disparition de Kaze parce qu’il était toujours amoureux de Yukiko son ancienne compagne. Ici, on n’a plus le filtre d’un narrateur à la première personne occidental de surcroît. Yukiko engage un jeune détective japonais et ils n’ont pas de liens sentimentaux entre eux.

Comme son personnage principal Richard B était à la fois détective et poète, le roman alliait deux styles a priori antithétiques : un style journalistique et poétique. Le roman graphique, lui, privilégie le style réaliste presque documentaire. Isao Moutte rend un discret hommage lui aussi à Richard Brautigan en prêtant ses traits au personnage qu’il invente d’un journaliste Richard C Card, spécialiste de San’ya que rencontre Yukiko lors de son enquête mais cette figure reste secondaire et ne sert que d’intermédiaire pour contacter des habitants du quartier.

Le roman était plutôt bavard, dans la bande dessinée, ce qui frappe c’est le nombre des pages muettes et le silence. Silence lié au thème (la fuite) mais aussi à la culture japonaise toute en retenue.

C’est par les yeux de Yukiko et du jeune détective qui l’accompagne que le lecteur découvre San’ya, c’est par ceux de Kaze et Akainu qu’il explore les abords de Fukushima. Et le tout est retranscrit avec une grande précision. Moutte prête une extrême attention aux détails et aux décors et crée une réelle immersion dans le pays : on trouve de nombreux panneaux publicitaires ou d’autoroutes en japonais, les bâtiments et les arrières plans sont très soignés. On reconnaît fort bien des lieux réels comme le Onsen de Matsuyama.

Le dogo Onsen Honkan

On perçoit également de petits clins d’œil comme l’affiche d’un film d’Imamura «L’évaporation de l’homme» qui parle du phénomène des Evaporés dans le couloir du meublé de Kaze. Plutôt que de nous livrer le regard et les états d’âme d’un occidental sur un Japon dévasté, la bande dessinée de Moutte se mue en un roman de la quête et de la renaissance en recentrant le récit sur Kaze, et Yukiko.

UN ROMAN GRAPHIQUE DE LA QUÊTE

Cette bande dessinée a en effet une allure de double enquête : on y suit les pérégrinations d’un père de famille qui va chercher à comprendre pourquoi on l’a licencié mais aussi celle de sa fille exilée en France qui revient au pays pour se lancer à la poursuite de son père via un jeune détective privé.

On a aussi une quête de sens : celle de Kaze, de Yukiko, d’Aikainu le jeune garçon que Kaze prend sous son aile et même celle de l‘ingénieur de Fukushima. Tous devant le « tsunami » réel et émotionnel dont ils sont les victimes cherchent à trouver leur voie.

Est-ce donc un hasard si Isao Moutte transforme le personnage de la jeune femme ? Il la rajeunit, la fait vivre à Lyon et non plus à San Francisco, elle n’est plus aspirante actrice mais devient étudiante en art avec un petit boulot de serveuse dans un restaurant japonais gastronomique comme l’auteur naguère. Cet auteur à la double culture ne pourrait-il donc pas s’exclamer, de façon toute flaubertienne « Yukiko, c’est moi ? »

Il lui donne davantage d’intériorité que dans l’œuvre originelle : on la sent écartelée entre sa nouvelle vie et ses racines … en particulier dans une magnifique pleine page au onsen de Matsuyama où, dans les vapeurs du bain, elle redécouvre les coutumes qui l’ont façonnée.

Le mystérieux pluriel du titre pourrait alors souligner le côté polar sociétal de l’œuvre en faisant référence aux 80 000 personnes qui disparaissent chaque année, mais aussi son côté roman de formation puisque Akainu, Yukiko et bien sûr Kaze meurent chacun à leur ancienne vie pour renaître.

« Les Évaporés », c’est finalement un roman de la reconquête : de soi, de sa destinée, de ses racines et de son histoire. Un roman graphique du désastre qui se révèle in extremis résilient et porteur d’espoir. Une très belle adaptation maîtrisée, singulière et personnelle.

POUR ALLER PLUS LOIN

Comme des dizaines de milliers de Japonais chaque année, le représentant de commerce Tadashi Oshima, 32 ans, s’est volatilisé sans laisser de traces. Shohei Imamura embauche un acteur pour mener l’enquête en compagnie de la fiancée du disparu.

Derrière la traque policière, L’Évaporation d’un homme questionne sur la frontière entre fiction et réalité et propose une passionnante leçon de cinéma.

Les Évaporés du Japon – Enquête sur le phénomène des disparitions volontaires (2014) :

un livre documentaire et de témoignages recueillis par Léna MAUGER, illustré par les photographies de Stéphane REMAEL

Cette longue enquête journalistique a été menée sur plusieurs années par la reporter Léna Mauger et le photographe Stéphane Remael. Partis au Japon, à l’origine, pour un reportage sur un tout autre sujet, ils ont été confrontés au phénomène jôhatsu et se sont mis à enquêter ; il en est résulté d’abord un premier « récit » pour la revue XXI, en 2009, puis ce livre en 2014.

Ce livre est constitué de témoignages. Les deux auteurs font intervenir aussi bien les familles des disparus… que certains disparus eux-mêmes, qu’ils ont pu retrouver, interviewer, photographier. Il illustre aussi bien la variété des cas (en commençant par exemple avec le portrait d’un évaporé devenu « déménageur » pour aider d’autres personnes en souffrance à s’évaporer – parce qu’il sait à quoi elles sont confrontées et désire les secourir) que ce qui les unit malgré tout (la pauvreté, les logements insalubres, le travail journalier mal payé et dangereux tels les travaux de déblaiement à Fukushima ou les pressions de la pègre, etc… ). Chaque chapitre mentionne en en-tête depuis combien de temps l’évaporation a eu lieu ; dans maints cas, cela se chiffre en décennies.


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