Interview Jean-Christophe Chauzy
à la librairie BD fugue, Grenoble
30 mars 2024
Bonjour Jean-Christophe Chauzy vous venez de publier « Sang neuf » chez Casterman. Cet album raconte l’épreuve que vous avez traversée au moment du confinement lorsqu’on a découvert votre myélofibrose et ce que vous avez dû subir un long parcours de soins. Pouvez-vous expliquer le titre que vous avez choisi ?
Le titre que j’ai choisi, qui a été longuement débattu au sein de l’équipe éditoriale de Casterman, et qui a fini par se poser comme une espèce d’évidence « Sang neuf » c’est à la fois une logique parfaite et au sens propre c’est une évidence. La myélofibrose dont vous avez parlé c’est, en effet, une maladie du sang qui voit le dessèchement de la moelle osseuse qui produit notre sang et qui donc conduit à à des leucémies assez graves avec une issue généralement fatale
J’ai appris que j’étais frappé de cette maladie en même temps qu’on m’expliquait qu’il y avait peut-être une issue pour m’en sortir qui était d’effectuer une greffe de moelle osseuse c’est-à-dire le remplacement de ma moelle défectueuse, corrompue et pré-cancéreuse par une moelle saine qui s’avérera être celle de ma sœur.

En l’occurrence, le processus que raconte le livre, c’est ce qui se passe du diagnostic à une longue convalescence qui laisse espérer un peu de lumière ; le passage en effet par une transformation de de mon sang qui, en ce moment même où je vous parle, est un « sang neuf » et c’est intégralement celui de ma sœur ; ce qui est une espèce de miracle ou du moins d’extraordinaire qui me fait « en-vie ». Donc, de manière littérale, c’est moi qui ai un sang neuf ; mais, de manière plus ironique, il me semblait intéressant de qualifier de « sang neuf » qui est une expression assez positive, assez fringante, un vieil animal qui a failli mourir !
Donc c’est à la fois littéral et ça qualifie la beauté de ce qui m’est arrivé dans la difficulté que ça a été et en même temps je ne peux pas me départir d’une certaine ironie.

J’ai lu que vos grands maîtres en BD sont José Munoz, Alberto Breccia, Tardi et Milton Caniff : tous des virtuoses du N&B … Est-ce que le fait que pour la première fois vous réalisiez un album quasiment noir et blanc ( je reviendrai sur le « quasiment » plus tard) est une sorte de défi que vous vous imposez au sortir de la maladie?
Il y a du défi bien sûr ! En effet les auteurs que vous venez d’évoquer sont des gens que je place au firmament de cette discipline parce qu’ils ont fait ce qu’il y a de plus difficile en fait ! Pour moi le plus difficile c’est : avec le moins d’éléments possibles en dire le plus possible. Et c’est ce que sont arrivés à faire Pratt, Munoz, des gens de cet ordre … Jongler avec peu : avec de l’encre de Chine, un pinceau… On a Edmond Baudoin chez les Français ou encore Rochette aussi.
Pour moi c’est un défi parce qu’en fait j’ai commencé en noir et blanc. Les premiers bouquins que j’ai faits, je les ai faits chez Futuropolis époque Robial-Cestac à la fin des années 80. C’était du noir et blanc parce qu’on ne pouvait pas faire autrement et puis parce que j’étais jeune, fringant, plein d’ambition et que j’espérais arriver moi à faire quelque chose de bien en noir et blanc … sauf que la marche est très très haute ! Et je me suis aperçu en 1991-92 que ça valait le coup peut-être d’investir le champ de la couleur et c’est ce que j’ai fait.
les premiers pas de JC Chauzy en bd : du noir et blanc à la couleur



Depuis, tous mes bouquins ont été en couleur et je pense que c’est là que j’ai apporté un petit peu ma touche… Mais, en effet, le fait de travailler surtout en noir et blanc et pour le coup de retrouver mon encre de Chine, c’était une gageure ; mais c’était aussi la nécessité de singulariser ce bouquin « Sang neuf » – qui est quand même mon premier vrai travail autobiographique – du reste de mon œuvre.
Est ce qu’on ne pourrait pas dire que le la technique choisie – le lavis – est une sorte de représentation technique des symptômes physiologiques ?
C’est exactement ça ! Alors j’avoue que je n’y avais pas pensé au début. Mon premier choix ça a été de me dire « tu vas surtout travailler en noir et blanc » et en fait en bichromie – on y reviendra peut-être – parce qu’il faut te distinguer de ce que tu as fait avant et parce que ce que j’ai à raconter est d’un niveau de gravité qui est dû à ce que j’ai vécu personnellement.
Quand on est à deux doigts de mourir et qu’on peut le raconter il y a forcément une gravité et je voulais que le lecteur soit absolument concentré sur ce que j’avais à lui montrer. C’est-à-dire qu’on évite la possibilité de distraction qu’on peut avoir dans la couleur qui fait qu’on papillonne dans la page, qu’on prend le temps de regarder l’image. Là vraiment je voulais mettre le lecteur le nez dans l’histoire.
Et après, au fur et à mesure, je me suis aperçu en travaillant, en jonglant sur le papier avec mon encre de Chine, sur un papier plus ou moins mouillé, sur lequel j’allais pouvoir tracer précisément ou au contraire essayer de fuser l’encre.

Et en effet ce que vous dites sur le rapport entre mes symptômes qui étaient liés à l’assèchement autour d’une substance qui est plutôt fluide – la moelle – ça va assez bien avec ce qui s’est passé sur mon papier et avec une jonglerie qui restitue aussi un petit peu l’incertitude de ce qui m’arrivait physiologiquement.
Moi, je n’étais pas sûr que ça marche du tout, d’ailleurs ça a duré très longtemps mes hésitations. Et, pour la première fois depuis longtemps, cette incertitude de comment réagirait l’encre sur le papier en fonction de son humidité, ça m’a conduit à admettre des échecs dans certaines pages et à devoir recommencer. Il y a eu pas mal de pages jetées ! La première page du bouquin j’ai dû la dessiner dix fois et en tout et sur tout le bouquin j’ai dû en redessiner une bonne dizaine parce que ça n’allait pas…
J’ai parlé de « quasi » noir et blanc tout à l’heure parce qu’il a tout de même des couleurs : le rouge d’abord mais aussi les pages finales. Pouvez-vous nous en dire davantage sur les raisons qui ont présidé à ce choix ?
Ce qui s’est imposé assez vite, c’était l’idée que ma maladie c’est une maladie intérieure qu’on ne voit pas. Alors on voit bien quand petit à petit je m’amaigris et que la chimio vous abat mais sinon cette myélofibrose ce n’est pas un truc qui se voit. Tout ce qui l’ a accompagnée : toutes ces émotions, toutes ces sensations, ces sentiments qui m’ont bouleversé pendant deux ans, trois ans, ça ne se voit pas non plus…
Et donc en ce qui concerne la transformation physiologique, je me suis dit assez vite que j’avais besoin d’un noir et blanc qui dirait l’extérieur et d’un rouge qui dirait l’intériorité évidemment avec la symbolique du rapport à la couleur du sang. Et qu’il allait jouer sur toutes les dégradations que me permettait le lavis.

Parce que le lecteur doit comprendre que, à l’exception des pages en couleur directe de la fin, toutes mes pages sont en noir et blanc. J’ai tout décidé en noir et blanc et après c’est à l’aide d’un montage avec la graphiste de Casterman j’ai fait une séparation des couches mais une séparation des couches qui est faite au lavis des deux côtés en jouant sur les densités de rouge et les densités de noir. L’idée c’était que, comme sur le précédent bouquin, la couleur ait une fonction expressive.
Le précédent bouquin qui est d’ailleurs celui que vous dessiniez au moment de votre hospitalisation …
Oui cet album s’appelait « Par la forêt ». C’est un livre réalisé pendant cette période tout à fait compliquée où j’étais bien content de ne pas avoir à scénariser, bien content qu’Anthony Pastor ait pu le faire ce qui m’a permis de me concentrer sur l’image, ce qui était déjà très compliqué à une époque où dès que j’étais réveillé, j’étais envahi par des angoisses et que ça me permettait juste de de penser un peu à autre chose.

Justement, vous parlez d’angoisse, vous aviez déjà longuement évoqué l’effondrement d’un monde dans votre tétralogie « Le reste du monde », ici vous racontez l’effondrement du moi. Or, si votre album est très froid et cru dans ses textes, il est aussi graphiquement très métaphorique. Comment est-ce que vous en êtes venu à établir toutes ces métaphores ?
C’était l’enjeu principal ; en effet, Le Reste du monde, c’est l’évocation d’un effondrement environnemental, social économique comme celui que petit à petit on connait à rythme lent et « Sang neuf » c’est aussi un effondrement mais intérieur et personnel. On a parlé longtemps de fin du moi et de fin du monde.
J’ai assez vite compris, en effet, que l’enjeu du récit que je faisais de ce qui m’était arrivé, c’était assez exactement de traduire des choses invisibles. Ce que je disais tout à l’heure sur les émotions, sensations, angoisses, sidération, solitude, peur de la dégradation, culpabilité, déni … bon une montagne de de choses désagréables qui apparaissent assez rapidement dès lors que le diagnostic est effectué.
C’était le corps de ce que j’avais à raconter parce que c’est une puissance de bouleversement intérieur qui vous lamine et qui fait qu’il y a un « avant » le diagnostic et il y a un « après » ; que le rapport que vous avez au monde est totalement transformé et vraiment bouleversé et ça, il faut arriver à le raconter.

La bande dessinée est très à l’aise avec la narration de ce qu’on voit ; c’est une discipline extrêmement visuelle. Elle est à l’aise avec le mouvement, les déplacements des corps qui bougent avec une cinétique, des formes, que j’ai beaucoup utilisées dans Le Reste du monde avec de grands paysages et du spectacle. Là, ce qui m’est arrivé, pour un observateur extérieur, c’est pas spectaculaire du tout et à plus forte raison parce que ça concerne un type qui est allongé dans son lit la plupart du temps et qui passe une bonne partie de ses journées à dormir ou à marquer son épuisement.
Donc il a fallu trouver des métaphores pour toutes ces montagnes russes et toute cette descente en enfer intérieur…

Il y a même la Madone qui vous sauve ! Le médecin qui est représenté en icône.
Oui, viennent aussi des métaphores alors d’une religion à laquelle moi j’adhère pas….
Vous vous représentez comme le Christ en croix, vous évoquez aussi le chemin de croix …

J’utilise en fait l’imagerie populaire à laquelle on est tous plus ou moins associés. Moi j’ai baigné dedans aussi comme tout le monde et ce sont des images intéressantes à à utiliser précisément pour situer des rapports qu’on établit à ce moment-là entre les gens. Moi je sais qu’en effet Gaëlle, mon hématologue c’est une femme qui m’a sauvé, ma sœur Corinne m’a sauvé et donc mon hématologue est transformée en Madone qui apparaît en Majesté et ma sœur est le seul héros du bouquin, c’est la seule dotée de super pouvoirs. Celle qui me permet de bénéficier d’une substance qui va transformer ma vie et me laisser espérer. Pour toutes les autres sensations et émotions fortes, j’ai essayé de trouver des équivalents visuels – là aussi des métaphores – pour essayer de jongler avec des équivalents et des traductions de phénomènes abstraits qui essaient de jongler entre ce que peut la forme et ce que peut le texte et en espérant que l’un percute l’autre et finisse par créer une émotion que le lecteur puisse percevoir.

Je me suis engagé là-dedans en sachant une chose que j’avais déjà éprouvée qui était que l’expérience c’est un truc qu’on ne transmet pas ; c’est très difficile. Des gens qui m’entouraient ont souffert autour de moi, ils ont été touchés, émus, par ce qui m’est arrivé mais aucun d’entre eux ne peut prétendre que j’ai transmis l’expérience de ce que j’avais vécu. Une angoisse de papier et une angoisse vécue ne sont évidemment pas de même nature ; c’est pareil pour la douleur. Et l’enjeu c’était ça.
Alors, c’est un peu paradoxal aussi parce que tout ce que je raconte c’est quelque chose d’assez intime : ma maladie, c’est une maladie rare ; ça touche 500 personnes par an en France ce qui n’est tout de même pas grand-chose… Mais je m’aperçois après en servant ce livre en dédicace, en salon et en librairie que beaucoup de gens sont touchés parce qu’ ils ont connu cette chose-là, ils ont connu l’hôpital, ils ont connu un parent proche, un descendant ou un ascendant qui est passé par là et que la singularité de ce que je raconte touche quand même à une vulnérabilité universelle qui touche un peu tout le monde et qui montre aussi que les métaphores que j’ai trouvées ont pu leur parler aussi j’espère.

Petite interrogation technique : vous décrivez toutes les étapes sur votre maladie et vos ressentis alors que vous étiez en chambre stérile donc vous n’aviez pas le droit d’avoir un crayon, un bloc-notes, une tablette graphique : comment avez- vous réussi à retenir tout ça, parce que c’est quelque chose qu’on cherche à oublier ?
Ah oui c’est quelque chose qu’on cherche à oublier mais d’une manière que j’aurais du mal à expliquer moi j’ai cherché un peu à le documenter pendant que j’y étais. Alors pas le documenter dans l’idée que j’en ferais un bouquin, parce que quand on est en chambre stérile le seul objectif c’est de survivre : passer le mois, essayer de finir l’année, essayer de pas choper le COVID qui m’aurait tué … En fait, je voulais le documenter pour les gens qui m’entouraient et pour montrer à ma famille que j’étais encore là, pour montrer que je n’avais plus de cheveux, pour montrer que j’avais quand même maigri un p’tit coup, pour montrer ma chambre …

Donc j’ai pris des photos. On n’a pas le droit de rentrer de papier. Je suis arrivé à le faire parce que j’ai fait rentrer un carnet cellophané ; on pouvait assez facilement le nettoyer et une fois ouvert il était dans la chambre. Mais j’avais interdiction de rentrer des bouquins, interdiction de rentrer beaucoup de choses sauf le téléphone avec lequel j’ai pu arriver qui m’a permis de photographier tout ça.
À vrai dire, je vous le disais tout à l’heure, c’est une époque où j’ai essayé de dessiner « Par la forêt » et en arrivant à l’hôpital les premiers jours j’ai continué à crayonner les pages du livre. Au début de la chimio, parfait, je ne sens rien ; à la fin de la chimio, le lendemain ; j’étais hors service, absolument incapable de faire quoi que ce soit. Mais en l’occurrence, j’ai quand même continué à prendre ces photos sans ambitions particulières éditoriales.
C’était tout de même important pour vous et pour vos proches aussi ….
Bah c’était la seule manière de communiquer parce qu’en chambre stérile, on n’a le droit de voir personne. Les seules personnes qu’on voit sont des soignants, des toubibs, des infirmières

Vous avez traversé justement cette épreuve lors du confinement vous en avez parlé… À l’époque des auteurs de BD tels que Manara (Lockdown Heroes) ou Miles Hyman (les timbres pour la poste) ont rendu hommage aux soignants. Votre livre s’inscrit-il dans cette veine (sans jeu de mots) comme le laisse à penser la dédicace inaugurale ?
Oui bien sûr. Ce bouquin c’est le témoignage de l’épreuve qui m’a traversé mais à la fois c’est une dette rendue à pas mal de choses en fait. C’est une dette rendue à la bande dessinée qui nous porte et ce qu’on vient de dire sur les métaphores que j’ai essayé de trouver c’est quand même un hommage que je rends à la capacité de la BD à pouvoir traiter de tout. Et puis c’est évidemment un hommage aux gens sans lesquels je ne serais pas là : un hommage à mon hémato, à tous les toubibs qui m’ont entouré, à ma sœur, ma famille, ma femme et c’est un hommage à l’hôpital public.
Milo Manara Lockdown Heroes, aquarelles publiées sur Instagram durant le Covid puis réunies en portfolio au profit des soignants

Récemment on était en train de parler à la télé par l’intermédiaire du ministre de l’Économie qu’on allait regarder de près les remboursements des frais médicaux, qu’ils allaient être soumis à l’observation des conditions dans lesquelles on arrive à l’hôpital et ce genre de choses. Donc on s’approche d’un système de fonctionnement à l’américaine dans lequel moi je serais mort. Je n’aurais pas pu payer ma chambre d’hôpital ; j’étais dans une chambre qui coûtait 5 000€ par jour rien que pour l’occuper sans compter évidemment les médicaments et le reste et là moi je suis en vie grâce à un système qui a permis ce genre de choses qui est un peu unique et qu’à mon avis il nous faut chérir, préserver, et pour lequel il faut se battre. Et je rends hommage aux gens qui le portent parce que je parle d’un système mais ce système est incarné par des toubibs, des aides-soignantes, des infirmières.
Timbres réalisés pour la poste par Miles Hyman

Je n’ai vu que des femmes à l’hôpital ; j’ai peut-être vu passer un interne et un aide-soignant mais c’était essentiellement des femmes ce qui en dit long sur l’engagement qu’elles peuvent avoir mais évidemment que c’est un bouquin qui est là pour leur rendre hommage.

Merci beaucoup Jean-Christophe Chauzy ! Portez-vous bien.
Interview d’Anne-Laure SEVENO

POUR ALLER PLUS LOIN

L’exposition « Le reste du monde » aux RDV BD Amiens 2022

La chronique de l’album « Par la forêt »


