Les derniers jours de Robert Johnson

Scénario : Frantz Duchazeau
Dessin : Frantz Duchazeau
Éditeur : Sarbacane
240 pages
Prix : 29,90 €
Parution : 03 janvier 2024
ISBN 9782377318353
Ce qu’en dit l’éditeur
Années 1930, un homme, la vingtaine, mi vagabond, mi dandy, sillonne les routes poussiéreuses du Mississippi avec pour seuls bagages une guitare acoustique et une bouteille de vin. Malgré son jeune âge, il semble porter sur les épaules tout le poids du monde, traînant derrière lui comme un boulet de forçat un passé déjà trop douloureux : l’abandon d’un père, une enfance passée dans les champs de coton, sous la surveillance un beau-père violent, puis la mort en couches de l’amour de sa vie …
Qui peut douter qu’il s’agit de Robert Johnson, l’auteur de « Sweet Home Chicago», et que, de ses souffrances, il tire un blues à nul autre pareil ? Disséminant sa musique encore méconnue de ville en ville, dans un Sud raciste, Johnson a rendez-vous avec sa gloire en une date et en un lieu : la scène du Carnegie Hall, à New York, où des producteurs qui croient en son talent l’attendent impatiemment. Mais son autodestruction est à la hauteur de son talent : immense. Arrivera-t-il à destination ?
Les derniers jours de Robert Johnson, c’est l’histoire d’une errance, celle d’une figure majeure de l’histoire du blues minée par l’alcool, la maladie et ses traumas familiaux qui sillonne les routes et écume les juke joints du Deep South. Dans l’album paru en ce début d’année aux éditions Sarbacane, Frantz Duchazeau revient en près de 230 planches sur ce bluesman devenu mythique en dressant un portrait réaliste sans céder aux sirènes de la légende.

Hit the road Bob
Août 1938, Mississippi
« Je suis mort. Ce n’est pas la première fois… La première fois, c’est lorsque que tu m’a abandonné mama … La deuxième fois, c’est le jour où je vous ai perdus, toi et le bébé… La troisième fois … »

Cette voix off introspective à la 1ère personne c’est celle de Robert Johnson.
Costard cravate rayé, stetson de guingois, clope au bec, bouteille de mauvais whiskey à la main, guitare acoustique dans le dos, il se dirige vers son ultime mort : la troisième où il va succomber à l’âge de 27 ans après avoir ingurgité un breuvage empoisonné par un mari jaloux.
Retour en juillet pour suivre ses dernières pérégrinations souvent en compagnie de son pote Johnny Shines, voyage entrecoupé de souvenirs : de son enfance dans les champs de coton ballotté entre beaux-pères, son amour dès son plus jeune âge pour la musique, ses premiers pas à la guimbarde et à l’harmonica puis à la guitare acoustique, de ses drames aussi : abandon du père qu’il n’a pas connu et de sa mère, mort de sa femme en couches.

Et puis il y a ses addictions : l’alcool, les femmes, sa propension à provoquer des bagarres …

Pendant ce temps, deux hommes mandatés par John Hammond, ce producteur découvreur de talents sont à sa recherche afin de le solliciter pour le concert « From Spiritals to swing » qui doit se tenir au Carnegie Hall en cette fin d’année 1938. Leur voirture? Une terraplane, of course!

Toute la musique qu’il aime
Angoumoisin monté à Paris, Frantz Duchazeau a fait ses débuts dans divers journaux et magazines tels Spirou et Mickey. Après avoir produit plusieurs albums scénarisés par d’autres dont Gwen de Bonneval et Fabien Vehlmann, il œuvre désormais en solo. La musique américaine qu’il affectionne depuis qu’il a regardé la série documentaire Martin Scorsese presents : The Blues (2003, année du blues aux USA) est souvent présente dans l’univers de l’auteur : Le Rêve de Meteor Slim (2008, 2017 pour la nouvelle édition) sur lequel je reviendrai, Les jumeaux de Conoco Station (2009), une incursion dans l’Amérique des années 50 où le rock vient concurrencer la country, Blackface Banjo (2013), tous 3 parus aux éditions Sarbacane et enfin Lomax consacré aux pionniers de l’enregistrement de la musique noire traditionnelle américaine (2011, Dargaud).




Dans ce cinquième album publié chez Sarbacane (après Debout les morts paru en 2021), le bédéiste revisite la musique du Delta, berceau du blues noir américain.

Sa rencontre avec Robert Johnson
Il n’y a eu pendant longtemps que deux photos de Robert Johnson.


Puis en 2020, la couverture du livre Brother Robert : Growing up with Robert Johnson écrit par la demi-sœur du bluesman en a révélé une troisième : Une photomaton prise le même jour que la précédente.

C’est cette photo qui a été le déclencheur et a donné l’envie à Frantz Duchazeau de retourner dans l’Amérique des années 30 qu’il affectionne particulièrement visuellement parlant et dont le trait charbonneux traduit si bien les ambiances.
Ce n’est pas la première rencontre de Frantz Duchazeau avec Robert Johnson qu’il avait découvert en 1991 à l’occasion de la sortie de la compilation en CD de son œuvre. Il en avait fait un personnage secondaire dans Le rêve de Meteor Slim (Sarbacane, 2008), album dans lequel il se penchait déjà les origines du blues à travers la vie d’un guitariste de blues fictif traversant l’Amérique rurale des années 30 qui chemin faisant, avait croisé Robert Johnson, son idole.

Seize ans plus tard, petit clin d’œil, Meteor Slim fera une apparition dans Les derniers jours de Robert Johnson lors d’une rencontre à New York.


Autre analogie ; Pour la réédition de l’album en 2017, la couverture est directement inspirée par une des trois photos.


On the road again
« J’ai abordé le scénario comme un road-trip avec un pote. J’avais envie de passer du temps avec ce personnage. Pour écrire un scénario, je note environ 5 ou 6 mots qui définissent mon envie de faire un album. Ça pourrait être dans ce cas : road trip, Robert Johnson, blues, juke-joint, alcool, amitiés. Et surtout, je ne voulais pas aborder l’histoire par le biais mythologique, maintes fois rebattu avec le diable, etc. Je voulais rester à hauteur d’homme. »
Et Frantz Duchazeau ne cédera pas à la légende. Exit le diable rencontré au fameux carrefour des routes 61 et 49 de Clarksdale. Si le carrefour est bien présent dans l’album, c’est une autre explication plus réaliste qui nous est fournie pour expliquer les progrès fulgurants accomplis en l’espace d’un an qui ont fait de lui ce guitariste de légende : sa rencontre avec Ike Zimmerman.

Il reviendra plusieurs fois dans le récit ce carrefour à l’arbre mort au début et à la fin notamment où le blanc de la route renforce l’extrême solitude de l’homme qui s ‘achemine vers son destin fatal.

À la légende, le bédéiste a préféré une approche réaliste du personnage en le replaçant dans le contexte social de l’époque.
S’appuyant sur les faits connus de son existence et surfant sur les creux, il nous offre un récit non linéaire passant d’une temporalité à une autre sans transition aucune, mêlant scènes oniriques et réalistes, dressant ainsi un portrait extrêmement juste du guitariste.
« Ce gars-là il s’aime pas. Il passe son temps à se saborder ».
En quête de son père biologique et de son identité, bien qu’il ait le mojo et que son talent commence à être reconnu, il s’est enfoncé dans uns spirale d’autodestruction.

Walking in the Deep South
À travers Robert Johnson, Frantz Duchazeau dépeint les conditions de vie, l’extrême précarité des bluesmen dans le Deep South durant la Grande Dépression, musiciens errants sombrant dans l’alcoolisme, hobos couchant à la belle étoile ou dans des hôtels miteux, avec cette épée de Damoclès suspendue au dessus de leur tête dans ce sud raciste et violent : finir au bout d’une corde. Strange fruits …

Une figure majeure de l’histoire du blues
« Il chante comme un oiseau. » dira de lui son ami Johnny Shines. S’il fut très tôt doué pour l’harmonica, ce ne fut pas le cas pour la guitare. Quand il se produisit devant ses idoles Son House et Willie Brown qui lui faisaient « pétiller le squelette » lorsqu’il était enfant, ceux-ci se moquèrent de son jeu et de sa voix et lui conseillèrent de laisser tomber.

Il disparut alors de la circulation et réapparut au bout d’un an en jouant comme un dieu. Entre-temps, il avait rencontré … Ike Zimmerman.

S’il ne s’est pas produit au Carnegie hall et pour cause, il avait eu le temps d’enregistrer 29 titres dont les paroles émaillent le récit. Au premier abord, je dois dire que j’ai été désarçonnée par le fait qu’elles aient traduites en français. Je ne pouvais concevoir le blues dans une autre langue que l’anglais. Cependant, il faut reconnaître que la traduction apporte un plus quant à la compréhension et fait mieux percevoir la crudité de certaines chansons ou le double sens d’autres comme dans Terraplane blues son plus gros succès de l’époque :
« Laisse-moi trifouiller dans ton moteur … Sûr que tu vas démarrer quand j’appuierai sur le starter. »

Par son jeu unique de guitare, le bluesman a non seulement influencé les générations de musiciens de blues qui ont suivi mais également de grands noms de l’histoire du rock dont Keith Richards – Les Rolling Stones reprendront Love in vain dans l’album Let it Bleed en 1969 – et si « Clapton is God », il n’en déclare pas moins « Pour moi, c’est le plus grand guitariste folk et blues du monde et le plus grand chanteur compositeur » dans le très intéressant documentaire Robert Johnson – À la croisée des chemins (1994) qui comprend également de nombreux témoignages de ceux qui l’ont connu dont Johnny Shines et Honeyboy Edwards présent au Juke joint de Three Forks lorsque Robert Johnson but le whiskey qui lui fut fatal.

Il a également inspiré le monde du 9ème art depuis le Robert Johnson de Jean-Sé dans la collection BDBlues (Nocturne, 2005) jusqu’au Love in Vain de Dupont et Mezzo (Glénat, 2014) en passant par la série Me and the Devil blues, du mangaka Akira Hiramoto (Kana, 2008-2009), une fiction en 4 volumes s’inspirant très librement de sa vie.

Un trait charbonneux pour un Deep South poussiéreux
Le trait charbonneux, marque de fabrique de Frantz Duchazeau retranscrit à merveille l’atmosphère poisseuse du Deep South à travers ses décors réalistes inspirés des photos de Walker Evans, Dorothea Lange, Marion Post Wolcott … mandatés par la FSA (Farm Security Administration) qui avait lancé un vaste programme dont l’objectif était d’établir un bilan objectif des conditions de vie et de travail des Américains ruraux lors de la Grande Dépression.

Adepte du côté artisanal de la bd, il dessine entièrement en tradi sur simple feuille A4 avec pour seuls outils un critérium pour le crayonné et de l’encre de Chine et un pinceau en poils de martre pour l’encrage. C’est sa technique toute particulière qui consiste à continuer alors qu’il reste peu d’encre sur le pinceau qui permet d’obtenir ce grain de gris texturé qu’on pourrait au prime abord prendre pour du fusain et ces modelés mettant particulièrement en valeur la carnation de la peau.

Outre sa virtuosité à planter les décors et dessiner les vieilles bagnoles camions et autres locomotives, ce maître du noir et banc jouant sur les contrastes sculpte la lumière et a un indéniable talent pour donner chair à ses personnages à travers leur posture, leur dégaine.

Une partition graphique
Carrefour à l’arbre mort, églises, juke joints … Certaines cases telles les turnarounds du Delta blues – ces courtes séquences d’accords ou de notes répétées plusieurs fois pour créer une transition fluide entre les parties d’une composition – nous font glisser d’un lieu à un autre, d’une temporalité à une autre conférant ainsi au récit la structure même d’un morceau de blues.

La mise en scène par l’alternance de gaufriers à 6 cases, de planches à 2 ou 3 strips panoramiques, de pleines pages, de longues séquences muettes rythme le récit.
Si Frantz Duchazeau apporte un grand soin à la bande sonore en restituant notamment les différents sons de klaxons sous forme d’onomatopées, en revanche c’est graphiquement, par des motifs abstraits ou géométriques qu’il retranscrit les vibrations des cordes de guitare en arrière-plan.


Et puisqu’il est question du son, pour accompagner votre lecture ou pour la prolonger, il ne vous reste plus qu’à écouter les 29 titres du double album The complete collection et vous plonger ainsi au cœur même de la musique du bluesman que Frantz Duchazeau a su si bien faire revivre.


POUR ALLER PLUS LOIN
Le documentaire Robert Johnson – À la croisée des chemins


L’intégrale de ses enregistrements


Quelques reprises …

La chronique d’un autre album de Frantz Duchazeau


