DE L’AUTRE CÔTÉ DE LA FRONTIÈRE


De l’autre côté de la frontière

De l’autre côté de la frontière
Auteur : Jean-Luc Fromental
Dessin : Philippe Berthet
Éditeur : Dargaud
72 pages
Prix : 15,99 €
Parution :  06 mars 2020
ISBN 9782505084648

Ce qu’en dit l’éditeur

Auteur de romans policiers, François Combe se rend en compagnie de Kay, sa secrétaire, au Cielito Lindo, établissement des quartiers chauds de Nogales, la ville frontière entre le Mexique et les USA, afin de s’y documenter auprès de Raquel, une jeune prostituée.
Ils tombent sur Jed Peterson, un ami du romancier, qui se montre très intéressé par la jeune fille. La même nuit, cette dernière est sauvagement assassinée. Qui a tué ? François Combe, qui fait profession du meurtre et des meurtriers ? Jed Peterson, le dernier à avoir été en contact avec la victime ? Les voilà tous deux dans le collimateur de la police, en tête des suspects.

« LIGNE NOIRE »

Cette expression trouvée par Régis Hautière pour qualifier le style de Berthet « qui traite de récits sombres dans une ligne claire » est devenue le nom de la collection dédiée à Philippe Berthet chez Dargaud. Celle-ci fonctionne à contrecourant de ce qui se faisait traditionnellement dans les séries concepts – dans « Le Décalogue » de Giroud par exemple – où un scénariste officiait avec différents dessinateurs ; ici un dessinateur unique, Berthet, est servi par les plus grands du moment mettant en scène des polars dans des lieux différents. Après Hautière et Cuba dans « Perico », Zidrou et l’Australie pour « Le crime qui est le tien », Runberg et la Norvège dans « Motorcity » et enfin Raule et Barcelone pour « L’Art de mourir », Fromental se consacre à l’évocation de la ville frontière de Nogales située entre le sud-ouest des USA (Arizona) et le Nord du Mexique (Sonora et basse Californie). « De l’autre côté de la frontière » avait sa place logique dans cette collection même si l’éditeur a préféré en faire un one shot indépendant.

L’ambiance est donnée dès la couverture : décor aride hérissé de « saguaros » ( les hauts cactus en forme de chandeliers), au moment où une femme qu’on identifie par sa posture et sa tenue comme une prostituée discute ses tarifs avec son potentiel client qui demeure invisible derrière la vitre fumée dans la pénombre. La voiture devient l’incarnation du mal : en légère contre-plongée, elle apparaît menaçante et monstrueuse et ses phares se transforment en yeux globuleux. Les couleurs reprennent les codes du genre : le jaune et le noir comme sur la couverture de « Perico », l’œuvre inaugurale qui rendait hommage à la série noire, mais aussi le rouge (de la violence et du sang) et le bleu-gris (couleur des voitures de police et évocateur de mystères). D’emblée, les thèmes sont posés.

Ce récit est plutôt sobre dans sa forme : il est court (62pages), concis et percutant à la manière des romans « à l’os » de Simenon. Fromental a travaillé pour le cinéma ; il a donc l’habitude de l’ellipse et évite les scènes inutiles. La trame est efficace : des indices sont donnés au lecteur pour qu’on sache d’emblée que le suspect est un faux coupable. Comme dans les enquêtes du commissaire Maigret, on a un coup de théâtre final : le coupable était insoupçonnable et l’explication du mobile des crimes permet de réorchestrer tous les thèmes abordés : le stupre, la violence, l’inégalité sociale.

Ce classicisme se retrouve aussi dans le dessin : les cadrages sont travaillés mais sans esbroufe et le gaufrier demeure plutôt sage. On remarque un gros travail sur la répartition des noirs et des ombres portées qui créent une atmosphère soulignée par les couleurs parfois violentes dans les scènes de meurtre : les dessins des sévices subis par les femmes sont crus et parfois insoutenables lorsque les viscères sont par exemple exhibés.

La colorisation joue sinon de la nostalgie pour les années 1940 en donnant un côté rétro avec des couleurs pastel. Comme dans les films noirs hollywoodiens, on trouve notre lot de femmes fatales : Berthet magnifie les femmes comme le rappelle son récent artbook intitulé sobrement « Ladies ». Il dessine également de superbes voitures et des décors grandioses : la ville de nuit, le désert et la ghost town. La mythologie du polar en rencontre alors une autre : celle du western.

Le dessinateur conjugue, dans ce one-shot, son amour des années 1950 avec celui du western et l’on se souviendra qu’il est l’auteur de « Chiens de prairie ». De tels décors inspireront d’autres artistes et l’on ne peut s’empêcher de faire un parallèle avec le film d’Orson Welles « La soif du mal» qui s’intéresse sous forme d’enquête aux trafics divers dans une ville frontière mais aussi à la frontière entre le bien et le mal chez l’homme et révèle des personnages « gris » situés entre les deux. On a alors affaire à un album qui ne se résume pas à des meurtres de prostituées et à l’identification d’un tueur en série mais prend cette intrigue comme un simple prétexte et devient l’équivalent de ce que Simenon appelait « un roman dur » .

UN « ROMAN DUR »

Dans ses « romans durs », l’écrivain s’affranchissait du fameux commissaire Maigret et des codes du polar pour mieux renouer avec sa grande obsession : la peinture de l’homme nu et seul au monde. Il y dépeignait des héros au cœur noir, plongeait dans les ombres de l’âme humaine et appliquait sa devise d’écrivain : « Comprendre mais pas juger ».

Le héros François Combes n’est ni sans peur ni sans reproches et Jed Peterson, l’accusé à tort, loin d’être innocent : tous deux sont des prédateurs. Ils n’hésitent nullement à consommer de la chair fraîche et à satisfaire leurs désirs y compris en blessant leurs proches (les femmes de Combe, Opale). Pourtant, malgré tout, ils gardent une forme de sens moral : l’écrivain porte secours à son ami tandis que Jed veut racheter les fautes de son père. C’est d’ailleurs ce qui leur vaudra bien des ennuis.

Comme certaines des œuvres de Simenon qui ont cette prestigieuse étiquette – «  Les rescapés du Télémaque » par exemple – , cet album s’inscrit dans le cadre traditionnel d’une enquête menée par un homme qui n’est pas du tout policier. Dans le roman de Simenon, c’était le frère jumeau du suspect, simple employé de chemin de fer qui menait son enquête et démasquait le vrai coupable. Ici c’est un écrivain qui s’improvise enquêteur et entraîne même avec lui une jeune femme qui fait partie des « invisibles » : la jeune bonne mexicaine.

La frontière est en effet moins géographique que sociale. Elle sépare distinctement une population blanche aisée et décadente qui s’était aménagé une retraite dorée afin de pouvoir se livrer dans l’impunité à tous les excès d’une population mexicaine miséreuse, au service des premiers ou vivant d’expédients, de trafics et de la prostitution. On a une coexistence de deux mondes dans un rapport quasi colonial. Estrellita, qui vient du côté mexicain mais travaille chez François, fait le lien entre les deux.

Cela permet à Fromental, comme chez Simenon, de creuser sa veine réaliste du monde des petites gens. Dans « Les Rescapés du Télémaque », l’écrivain évoquait les conditions de vie des marins et du petit peuple de Fécamp ; ici le scénariste met en scène, par-delà l’histoire d’un « Jack l’éventreur » mexicain et de l’enquête, de riches débauchés et des femmes misérables. Il s’intéresse d’un côté aux proies, de l’autre aux prédateurs et dépeint un monde où la spoliation est généralisée et où règne l’abus de pouvoir masculin qui a laissé pour compte de nombreuses victimes depuis des décennies tant dans la population mexicaine servile que chez les propriétaires victimes de la spéculation et de la récession. Ainsi l’album revêt un côté documentaire, voire social, et acquiert des résonnances particulières sur la place de la femme dans le climat actuel.

D’ailleurs on notera que c’est à la jeune bonne mexicaine qu’incombe la narration. comme dans le précédent opus de Fromental « Le Coup de Prague » où c’était Elisabeth Montaigu qui contait l’histoire de Graham Greene et la genèse du « Troisième homme ». La femme n’a donc plus un simple rôle de faire-valoir mais guide aussi bien le héros que le lecteur : elle nous permet de comprendre l’univers de Nogales, mais également celui de François Combes. Là aussi on se retrouve « de l’autre côté de la frontière » : dans les coulisses de la création et de la vie d’un célèbre écrivain.

LE ROMAN DE L’ÉCRIVAIN

Estrellita sert de « double » à Fromental car on peut retrouver dans cet album une sorte de biographie fictionnelle et fantasmée de la part d’un scénariste talentueux qui connaît son Simenon sur le bout des doigts.

En 1945, Simenon fuit l’épuration : il est accusé de collaboration avec l’ennemi car il a travaillé pour la firme allemande Continental  qui a adapté certains de ses romans au cinéma; il veut aussi conquérir le marché américain alors, après un passage au Canada, il part pour Hollywood dans l’espoir d’y adapter ses œuvres et s’installe dans le Connecticut puis découvre New-york, la Floride, l’Arizona et la Californie. Le héros porte ses traits, il est un peu empâté et ridé.

D’ailleurs Berthet explique qu’il n’était pas forcément à l’aise pour ne pas dessiner un bel homme semblable à ses héros habituels (tel Philippe Martin dans « L’Art de mourir » par exemple). Au début de son séjour américain, Simenon était accompagné de sa femme Tigy et de son fils Marc alors âgé d’une dizaine d’années, de sa maîtresse et secrétaire la jeune Denyse Ouimet et de sa gouvernante Boule (qui était sa maitresse également ! ).

On retrouve dans l’album, ce côté polygame chez le héros et l’atmosphère irrespirable de rivalité qui régnait dans ce gynécée. On a même un clin d’œil au nom de la maison qu’occupait la maîtresse de Simenon dans la vraie vie (Stud barn) dans le nom choisi par Fromental pour le ranch de Combe : Stallion farm (la ferme de l’étalon).

Combe partage la même appétence pour la gent féminine et en particulier pour les prostituées que son illustre modèle qui se vantait d’avoir eu 10 000 femmes dont 8 000 professionnelles ; Fromental explique d’ailleurs, dans le dossier final, qu’il a créé la scène d’ouverture, à partir d’une photo qui l’a marqué : on y voyait « sa voiture arrêtée devant un bordel à la frontière mexicaine [avec] à son bord, Denyse, sa secrétaire et maîtresse qui l’attend ».

Il émaille, de plus, cette biographie à clefs de références à l’œuvre de Simenon. Ainsi , le nom de deux des protagonistes : François Combe et Kay vient de « Trois chambres à Manhattan » qui racontait la rencontre entre Simenon et sa secrétaire. Certaines descriptions que l’on trouve dans la bande dessinée (notamment la chevauchée en compagnie du fils et la découverte du village fantôme) reprennent l’unique western de Simenon « La Jument perdue » tandis que l’alcool qui coule à flot dans Santa « booze » valley chez les ranchers quand les crues de la rivière les isolent et les adultères pour tromper l’ennui viennent directement du roman « Le Fond de de la bouteille ».

Enfin, à l’épilogue, le roman qu’envoie François à Estrellita est finalement l’album qu’on vient de lire : l’écrivain et sa charmante acolyte y deviennent donc personnages ! On pourrait voir dans cette mise en abyme un ultime hommage à Simenon qui fera de même dans « Mémoires de Maigret » où, imaginant une rencontre entre le commissaire et le romancier, il se mettra en scène avec son héros fétiche et les fera disserter, se contredire et dialoguer sous cet angle double : la réflexion sur la vocation de policier et sur celle d’écrivain dans un savoureux jeu de miroirs.

Ce sont ces deux dernières dimensions sociales et littéraires qui font toute l’originalité de ce magnifique album. On aurait même aimé que la pagination soit plus importante pour développer davantage la psychologie des personnages. On appréciera enfin particulièrement les éclairages qui sont donnés sur le côté anthropologique et biographique grâce à la postface et au dossier iconographique final qui retrace l’histoire de la Santa Cruz Valley et l’itinéraire américain de Simenon.

POUR ALLER PLUS LOIN

François Combe est un acteur français réfugié à Manhattan Naguère célèbre, proche de la cinquantaine, il tente d’oublier que sa femme l’a quitté pour un homme plus jeune. Il y vit très seul et dans la pauvreté. Key est autrichienne, elle souffre également de la solitude après un divorce, exilée elle aussi, vivant de petits boulots et se trouvant à la porte de l’appartement qu’elle partageait avec une amie.

Lorsqu’ils se rencontrent au milieu de la nuit dans un bar de Manhattan, ce sont deux êtres à la dérive. Si l’attirance entre eux est réciproque, peut-elle suffire à leur faire oublier les blessures de la vie? Ils vont échouer dans une chambre d’hôtel, puis chez lui, enfin chez elle. de chambre en chambre ils vont découvrir leur intimité, mais les blessures du passé vont hanter leurs premières journées, méfiance, jalousie, doutes vont infiltrer leur relation naissante.

Pour Curly John, son associé Andy était devenu « l’innommable », depuis ce jour de 1909 où il avait tenté de l’assassiner afin de posséder à lui seul le ranch de la Jument-Perdue, et les riches gisements de son sol. Mais voilà que, trente-huit ans plus tard, une lettre à demi effacée, découverte dans une malle ayant appartenu à un géologue, ébranle ses certitudes en désignant un autre coupable par une initiale. Et l’homme vieillissant va vouloir faire toute la lumière sur cet épisode qui a bouleversé sa vie… Un Simenon, écrit en 1947, alors que l’écrivain résidait dans la région. Il nous entraîne ici loin de son univers habituel, vers l’Amérique brutale des pionniers et des aventuriers.

Lorsque les pluies diluviennes de juillet viennent gonfler la rivière Santa Cruz, qui traverse la petite ville frontalière de Tumacacori, il devient impossible de passer de l’Arizona au Mexique.
Donald, évadé de prison, a mal choisi le moment pour se réfugier temporairement dans le ranch de son frère Patrick Ashbridge, dit « P.M. ». Rien n’a jamais rapproché les deux hommes, si ce n’est un goût immodéré de l’alcool et un étrange dégoût de la vie. Mais Patrick est devenu un riche propriétaire et « deputy sheriff ». Donald, le frère prodigue et séduisant, un criminel en fuite. Celui-ci doit passer le fleuve à tout prix.

Simenon a construit ce drame de la solitude et de l’amour fraternel comme un western tragique et sanglant. A l’image du désert illimité qui en est le décor, c’est un de ses romans les plus désespérés.

Polar noir classique, ancré à la fin des années 50, au graphisme efficace, réaliste, ligne claire, contrastes forts, couleurs naturelles intenses,. Il fait chaud, les décors cubains sont bien rendus, avec les voitures américaines clinquantes, l’architecture de l’hôtel de luxe, le cabaret…

Le premier tome se déroule à Cuba, à la fin du règne du Général Batista, en 1959, un jeune homme « naïf » Joaquin va se trouver impliqué malgré lui dans un imbroglio mêlant espionnage, pègre, trafics en tous genres et meurtres pour une mystérieuse malette… Dans le deuxième tome on quitte Cuba et l’hsitoire se mue en « Road Movie » : , Joaquin sera poursuivi de Miami à Hollywood.

Dubbo-City, Nouvelles Galles du Sud. Un trou perdu bouleversé, à 2 jours de Noël, par les révélations de Ikke Hopper le marchand de confiseries du coin. En effet, se sachant condamné, il a écrit une lettre dans laquelle il avoue le crime de sa belle-sœur, la belle et infidèle Lee, la femme de son frère Greg, il y a de cela 27 ans.

Le shérif Mac Ghee se sent concerné et un peu responsable étant donné que cela fait 27 ans qu’il recherche, en vain, Greg, supposé être le meurtrier…À des kilomètres de là, dans le fin fond du bush australien, celui qui se fait appelé Thomas Wenworth, éleveur de moutons apprend dans les pages du journal local la mort de son frère et son aveu. Il décide alors de retourner à Dubbo-City. Voyage qui le mènera sur les lieux qu’il a fréquentés avec Lee et qui l’amènera à retrouver de vieilles connaissances . Une quête vers la rédemption accompagnée du fantôme de sa femme Lee et de ses souvenirs…

Lisa Forsberg est une jeune policière fraîchement sortie de l’académie. Elle choisit d’intégrer la police de son village natal, situé au sud de la Suède. Elle est immédiatement chargée avec son coéquipier d’élucider la disparition d’Anton Wiger au moment du rassemblement annuel du Motorcity.  

L’enquête navigue dans l’univers du « raggare », une culture fan de rock’n’roll, de bastons, de tatouages et de vieilles voitures américaines. Sans ce milieu, qu’elle semble bien connaître Lisa va rencontrer tout au long de l’investigation des connaissances qui vont lui rappeler sa jeunesse tumultueuse et des rancœurs tenaces … 

Policier à Paris, Philippe Martin vit seul depuis que Sophie l’a quitté, il y a vingt-cinq ans. Son existence entière tourne autour de son travail – un travail dans lequel il est reconnu aussi bien pour son efficacité que pour son sérieux à toute épreuve. Un jour, un appel de la police catalane le conduit à Barcelone, à titre privé. Emma, historienne de l’art et grande spécialiste de l’oeuvre d’un ami de jeunesse de Picasso, vient de se donner la mort ; or tous les indices laissent penser que Philippe est le père de la jeune femme… Mais s’il s’agit bien de la fille de Philippe Martin, le suicide en est-il vraiment un ?

C’est en partie dans le monde de l’art que nous conduit l’itinéraire de Philippe Martin. On le suit ainsi, flanqué d’un taximan philosophe, passant par la haute bourgeoisie fortunée avant de se confronter à un impressionnant gang chicano aux visages tatoués. On découvre une Barcelone éloignée des guides touristiques  qui devient l’un des personnages principaux de l’album.

Le dessinateur s’adonne à la peinture autant qu’à la BD. Mais avant cet artbook et en dehors des  expos en galeries, on ne pouvait retrouver ses œuvres que dans deux catalogues à très faible tirage. Ce recueil est précédé d’une introduction signée par Jean-Luc Fromental.


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