La neige était sale

Scénario : Jean-Luc Fromental
d’après Georges Simenon
Dessin : Yslaire
Éditeur : Dargaud
104 pages
Prix : 23,50 €
Parution : 26 janvier 2024
ISBN 9782505115809
Ce qu’en dit l’éditeur
Frank est le fils de Lotte, tenancière de la maison close que fréquentent les forces d’occupation de cette ville moyenne d’Europe de l’Est jamais nommée, figée dans les pénuries, le froid et la sourde horreur des années de guerre. Il a 17 ans et les filles n’ont plus de secrets pour lui, puisqu’il a les pensionnaires de sa mère à disposition. Sans savoir ce qu’il cherche, Frank se laisse glisser sur la pente du banditisme, assassine, sans raison matérielle ni patriotique, un occupant particulièrement répugnant, vole et tue une vieille femme qu’il connaît depuis l’enfance, et plonge dans un avilissement que seule éclaire l’image idéalisée de Sissy, sa chaste voisine, éperdument amoureuse de lui.
La déchéance volontaire peut-elle conduire à la rédemption ? C’est la question lancinante que soulève La neige était sale, le grand roman existentialiste de Georges Simenon, adapté avec brio par Jean-Luc Fromental et Bernard Yslaire.

1903, naissance de Georges Simenon. 2023, naissance de la collection « Les romans durs de Simenon » chez Dargaud dirigée par le tandem José-Louis Bocquet/Jean-Luc Fromental.
Après José-Louis Boquet et Christian Cailleaux pour Le passager du Polarlys, c’est au tour de Jean-Luc Fromental et Yslaire de s’attaquer à La neige était sale. Force est de constater qu’ils nous livrent là une adaptation absolument magistrale de ce roman existentialiste dans lequel on assiste à l’avilissement de Frank, jeune oisif à la gueule d’ange qui, faisant preuve d’une abjection sans borne, s’enfonce volontairement dans la spirale d’une dérive auto-destructrice dans une ville indéfinie où résonnent les bottes de l’occupant.

L’oisiveté est mère de tous les vices
À une époque indéfinie, dans un pays indéfini occupé par une armée indéfinie, la population souffre de la pénurie, du froid, du joug de l’occupant … Ce n’est pas le cas de Frank Friedmaier 18 ans, fils de Lotte, tenancière d’une maison maison close clandestine qui tue le temps entre l’établissement de sa mère et le bar interlope de Timo.


Ni collabo, ni résistant, il ne prend pas parti ; seul son profit l’intéresse. Ses fréquentations ? Les pensionnaires de sa mère dont il use sans vergogne ou épie les ébats avec les clients et les malfrats qu’il côtoie chez Timo, notamment Fred Kromer, petit truand de quelques années son aîné avec lequel il est souvent de mèche. Par ennui ? Par jeu ? Sans raison aucune, il va égorger un soldat d’occupation alors que Holst, son voisin conducteur de tram rentrait chez lui après sa journée de labeur. Parlera ? Parlera pas ?

Rien ne l’arrêtera dans ses turpitudes pas même Sissy, la fille de Holst, sa jeune voisine de 17 ans éperdument amoureuse du jeune dandy séduisant sur qui il a cyniquement jeté son dévolu.

Vol, assassinat, c’est l’engrenage jusqu’à ce qu’il commette « le plus grand crime du monde »…
Un roman dur teinté d’existentialisme
Petit rappel, les romans durs – ils sont au nombre de 117 – sont ceux dans lesquels Maigret n’apparaît pas. Si Simenon les trouvait « durs à écrire », ils sont également durs dans le regard qu’ils portent sur le monde. S’affranchissant des codes du polar, à la recherche de « l’homme nu » ils sont centrés sur un personnage et sondent la nature humaine dans ce qu’elle a de plus complexe et de plus sombre.
« J’ai toujours remarqué la différence entre l’homme habillé et l’homme nu. C’est-à-dire l’homme tel qu’en lui-même et l’homme tel qu’il se montre en public, même tel qu’il se regarde dans la glace. Et tous mes romans, toute ma vie, n’ont été qu’une recherche de « l’homme nu ».
Ce roman dur – le soixante-quatrième du nom – est sans doute un des plus noirs ce qui fera d’ailleurs dire à Dashiel Hammet :
« Le meilleur romancier noir d’aujourd’hui est un Belge nommé Georges Simenon ».
Cependant il se démarque des autres et ce pour plusieurs raisons. D’une part, alors que Simenon aime s’appuyer sur des lieux bien précis, ici – et c’est le seul cas à ma connaissance – on évolue dans une ville indéterminée, touchant ainsi à l’universalité.
D’autre part, le crime gratuit du départ fait résonance avec un autre crime gratuit : celui de Meursault dans L’étranger, roman d’Albert Camus paru six ans auparavant. Ces deux anti-héros vont également vivre une descente aux enfers en adoptant une attitude d’indifférence et de distanciation par rapport au monde qui les entoure. Aussi pourrait-on également qualifier ce roman de roman existentialiste.
Georges en Amérique

Le projet de collection d’adaptation des « romans durs » est né de la rencontre de John Simenon, fils de Georges et sa deuxième épouse et d’un roman graphique « De l’autre côté de la frontière » qui met en scène un écrivain à la frontière mexicaine. Reconnaissant là la fictionnalisation d’un épisode de la vie de son père, séduit par la justesse du propos, désireux depuis longtemps de voir l’œuvre de son père adaptée en bd, il va contacter son scénariste Jean-Luc Fromental, grand simenonien devant l’Éternel qui adhèrera au projet.
Et c’est justement pendant cette période, sa période américaine, « Les seules années qu’[il] aimerai[t] revivre » , ces dix années fécondes de 1945 à 1955 où il parcourra le continent nord-américain que Simenon a écrit La neige était sale, en 1948 plus précisément.
Son départ pour le Nouveau monde était dû entre autres à son activité pendant la guerre. Bien qu’étant resté neutre et n’ayant pas collaboré avec l’ennemi, il avait néanmoins vendu les droits de plusieurs de ses romans à la Continental, société de production cinématographique française financée par des capitaux allemands œuvrant pendant l’Occupation et certaines de ses histoires avaient été publiées dans la presse collaborationniste. Aussi a-t-il préféré prendre le large afin d’échapper à l’Épuration en 1945.
Rien d’étonnant donc quand on sait combien Simenon s’inspirait de son vécu à ce que trois ans plus tard il écrive un roman ayant pour toile de fond la sombre période de l’occupation encore bien présente dans son esprit. Mais c’est un autre élément qui va être déterminant et déclencher la naissance de La neige était sale.
Le 14 janvier 1948, alors qu’il réside à Tucson Arizona, avec femme, enfant, maîtresse et gouvernante non loin de la frontière mexicaine – c’est de cette période de sa vie que s’est inspiré Jean-Luc Fromental pour De l’autre côté de la frontière et c’est également là en 1949 qu’est né John – un télégramme officialise le fait que son frère Christian engagé dans la Légion étrangère a été tué en Indochine. Le 2 mars, soit moins de deux mois après, il entreprend l’écriture d’un nouveau roman Monsieur Holst – Notons que dans le roman bien qu’il soit peu présent, le conducteur de tram occupera une place importante – qui prendra ensuite le titre de La neige était sale. Comment ne pas y voir un phénomène de cause à effet ?
L’ombre du frère
Sur le roman plane en effet l’ombre de Christian, ce frère collaborateur rexiste, milicien qui participa en août 1944 à l’exécution de 27 otages civils près de Charleroi et fut condamné à mort par contumace. Georges lui conseillera de se rendre ou de s’engager dans la légion étrangère ce qu’il fera sous un nom d’emprunt. Simenon verra dans sa mort comme une sorte de rachat.
Dans le roman, outre la dimension existentialiste, on peut ainsi trouver également une dimension cathartique pour l’auteur qui va offrir à Frank un cheminement final vers la rédemption.
Mais le frère n’est pas le seul élément se référant à l’histoire personnelle de Simenon, il y a aussi son goût pour les bordels ainsi que le ressentiment qu’il pouvait ressentir vis-à-vis de sa mère, elle qui ne jurait que par Christian.
Dans le roman, plane également une autre ombre, celle du père que Frank n’a pas connu …
Une adaptation inspirée
Après l’adaptation théâtrale en 1950 par Georges Simenon lui-même et Frédéric Dard et cinématographique en 1954 par Luis Saslavsky, soit respectivement deux ans et six ans après la sortie du roman, voici donc quelques soixante-seize ans après l’adaptation en bande dessinée.
Des trois versions c’est sans aucun doute la plus fidèle au roman d’origine et la plus inspirée.



Il a fallu bien sûr élaguer. Conservant la structure du roman en trois parties, le scénariste en a tiré la substantifique moelle. S’appuyant sur les scènes clés et les dialogues concis du romancier, il a su restituer le climat délétère d’une ville sous l’occupation, ce qui ne l’a pas empêcher d’y apposer judicieusement sa touche personnelle. L’unicité de point de vue est l’une des constantes du processus d’écriture de l’écrivain et Jean-Luc Fromental l’a conservé mais en substituant au « il » du narrateur extérieur du roman le « tu »introspectif du personnage se parlant à lui même nous faisant ainsi pénétrer dans la psyché de Frank. Et c’est un véritable coup de maître. Car tout en nous plongeant au cœur même des pensées du personnage, paradoxalement il instaure une distance à la fois du lecteur par rapport à ce personnage froid, exempt de toute émotion et de Frank, spectateur de sa propre vie par rapport à ses proches et aux évènements qu’il considère avec détachement.

« Le chat blessé … Plus on l’appelle, plus il monte dans l’arbre. »
Il y a également ce chat présent dès la couverture qu’on retrouvera à divers moments.
Belle métaphore ! Tel le chat blessé, fuyant les personnes qui veulent le secourir, grimpe de plus en plus haut dans l’arbre, Frank refusant toute main tendue va s’enfoncer dans l’adversité…


Une osmose parfaite avec la narration graphique
« Il [JL Fromental] adapte le récit en un scénario découpé, dialogué, ne donne qu’un minimum de détails pour décrire les personnages et les situations. Je me fie à la synthèse qu’il a opérée du livre, sans me référer au texte d’origine, même si je l’ai lu. J’ai ainsi toute liberté de mettre en scène le récit, de mettre en images et en cases, de remplir tous les vides que suscitent la cohérence d’une narration graphique et la représentation crédible d’une époque, d’un climat, d’une ambiance indicible. »
Et c’est là qu’Yslaire entre en jeu avec tout le talent qu’on lui qui connaît, lui qui nous avait envoûtés avec sa série Sambre, son sublime Mademoiselle Baudelaire et sa non moins superbe illustration des Fleurs du mal. Là, on est bien loin du romantisme flamboyant de Sambre. Pour répondre à l’écriture à l’os de Simenon, il fallait une mise en scène sobre, sans effets de manches, ce qui n’exclut pas des compositions magistrales telle la scène de l’escalier.

Simenon est un faiseur d’atmosphères, ce que le dessinateur à su parfaitement retranscrire graphiquement. La neige omniprésente n’est jamais blanche et semble recouvrir sous une chape de plomb cette ville où jamais ne perce le moindre rayon de soleil. L’utilisation d’une palette de tons désaturés où prédomine le gris vient renforcer la grisaille et le côté glauque de cette ville qui semble enfermée dans la brume.

Son encrage au crayon nero des esquisses sur papier bristol permet à la fois d’obtenir un noir profond et de jouer sur les nuances de gris.
Dans la troisième partie, les plans resserrés sur les visages, l’utilisation du champ-contrechamp viennent renforcer l’atmosphère kafkaïenne des scènes d’interrogatoire et de torture.

Une ville indéterminée …
Pour représenter celle ville mêlant vieux quartiers portant les stigmates de la guerre et reconstructions de quartiers flambants neufs en périphérie, le dessinateur dit s’être inspiré principalement de Budapest pour son « architecture d’avant garde intemporelle et mystérieuse » et un peu de Liège (ville natale de Simenon, soit dit en passant).
Notons que comme dans le roman, Budapest a une ville haute : la ville haute de Buda située sur la colline du château. Quand il est allé faire des repérages sur place, Yslaire a été frappé par la couleur, notamment le vert et le rose.

Et ce sont ces deux couleurs en parfaite harmonie qui vont venir rehausser le gris : le vert-gris militaire rappelant l’occupation, et le rose – couleur des petites filles dans notre imaginaire collectif – souillé ici par la perversion.


La précision des décors, les éléments d’architecture, le quartier général de l’armée d’occupation inspiré de la Maison de la Terreur, Kommandantur des Croix fléchées, les inscriptions en hongrois ou en allemand (Kino) le tramway, l’emblématique Tatra T87, voiture tchécoslovaque de la fin des années 30 … tout cela sonne juste et contribue à ancrer le récit dans le réel.



Une époque indéterminée …
Si l’époque n’est pas précisée, nul doute qu’il s’agit de l’immédiate après-guerre comme en témoignent les bâtiments en ruine, les files d’attente pour le ravitaillement, les vêtements des personnages.


Pour Frank, Yslaire s’est inspiré des zazous qui pendant l’Occupation, défiant les autorités de toutes sortes affichaient une attitude insouciante à l’égard de la guerre et dont un certain nombre par défi, s’affichèrent avec une étoile jaune marquée Zazou, Swing ou Goy … lorsque lors du port obligatoire de l’étoile jaune. Et c’est Swing que l’on retrouvera sur l’étoile rose à cinq branches arborée par Frank sur son manteau, un mix de l’étoile des Zazous et l’étoile rouge des communistes. Tout comme les rues sont parsemées d’affiches soviétiques ou nazies détournées, cette étoile rose retournée occupera le centre d’une croix sur les fanions de l’occupant invoquant l’occupation allemande ou soviétique.
Une affiche détournée évoquant une autre guerre :
celle de la couverture



La projection du film Panique de Julien Duvivier sorti en 1947 avec Viviane Romance, histoire d’une femme éprise d’un voyou offre un magistral effet de miroir quand la « romance » entre Frank et Sissy se confond avec celle de l’écran.







Avant de conclure, petit arrêt sur l’incarnation de deux personnages : hommage d’un dessinateur à un romancier et un scénariste.




Le métier d’homme est difficile …
Particulièrement dans ce roman. Le tandem Jean-Luc Fromental /Yslaire a admirablement fonctionné et leurs talents conjugués ne font qu’un pour nous en livrer une vision habitée qui fait date ! Un véritable coup de cœur !

POUR ALLER PLUS LOIN
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Les albums

La chronique de Simenon l’Ostrogoth
bio-graphique de Simenon avant Maigret

Scénario de Jean-Luc Fromental, José-Louis Bocquet & John Simenon, dessin de Loustal

La chronique de De l’autre côté de la frontière

Scénario de Jean-Luc Fromental, dessin de Philippe Berthet
Les adaptations de La neige était sale
L’adaptation théâtrale pour la radio (1950)

Le film de 1954
Chronique de Francine VANHEE






