IVO A MIS LES VOILES


Ivo a mis les voiles

Ivo a mis les voiles
Scénario : Nicolaï Pinheiro
Dessin : Nicolaï Pinheiro
Éditeur : Sarbacane
160 pages
Prix : 26,00 €
Parution : 23 Août 2023
ISBN 9782377318360

Ce qu’en dit l’éditeur

Fin des années 80. Un quinquagénaire qui porte sur son visage brun les stigmates d’une vie sans concession, gare sa vieille coccinelle sur le bord d’une route poussiéreuse. Il pousse la porte d’un bar miteux et commande une cachaça. On entend à peine ce qu’il dit : Ivo, mécanicien de métier, fumeur invétéré et alcoolique, souffre d’un cancer de la gorge. 

Mais son plus grand vice, c’est la route : sa vie durant, il n’a jamais pu se poser, toujours en perpétuel mouvement. Que quitte-il ? Où va-t-il ? Cette fois, plus que toutes les autres, seul Ivo le sait. Pedro, un jeune Carioca, beau garçon taiseux, apprend la mort d’Ivo et se lance alors sur la trace de son dernier périple, sur les routes du Nordeste. 

Allant d’indice en indice, l’amour et l’amitié s’invitent bientôt au voyage. Pedro embarque dans sa voiture des compagnons improvisés, pour quelques kilomètres, parfois quelques jours : la jolie Vania qui a fui sa famille, Valdo, un surfeur à la recherche de son fils, ou encore Gabriel et Kadu, jeunes chercheurs scientifiques à l’âme poétique.Mais qui est Ivo pour Pedro ? Et qui est Pedro pour Ivo ? Le savent-ils eux-mêmes ?

Après l’adaptation du blockbuster « Un avion sans elle » de Michel Bussi avec Fred Duval, Nicolaï Pinheiro retrouve une veine plus intimiste et poursuit l’exploration du Brésil qu’il avait commencée avec « Lapa la nuit » paru comme « Ivo a mis les voiles » chez Sarbacane en adaptant librement un roman de son père, Mauro Pinheiro, « Cemitério de navios ».

Ivo est mort à Belem comme l’indique le certificat qu’a reçu sa sœur Floriana. Mais que faisait ce mécanicien quinquagénaire usé avant l’heure par l’alcool et le cancer à l’autre bout du pays ? Pedro s’interroge et décide de percer ce mystère car il l’aimait bien Ivo même s’il était taiseux. Il part donc sur les routes, déterminé à élucider les derniers jours de ce parent énigmatique.

L’OR DU TEMPS : UN ROMAN CONTEMPLATIF ET POÉTIQUE

Ce roman graphique conte une histoire qui pourrait quasiment se dérouler hors du temps (mais au XXe siècle tout de même avant l’apparition des portables et d’internet) et pourtant Nicolaï Pinheiro précise dans le cartouche inaugural qu’elle prend place en « 1989 » … soit quatre ans après la fin de la dictature. Et cette indication permet de comprendre que Pedro, Vania et tous les jeunes qui en sont les protagonistes constituent une jeunesse « en liberté » un peu beatnik , aux amours multiples, et fumeuse de joints qui emprunte souvent des chemins de traverse…

Mais réduire « Ivo a mis les voiles » à une version brésilienne de « Sur la route » de Kerouac serait erroné. On a bien deux personnages Ivo et Pedro qui larguent les amarres mais ils ont un but : le premier part accomplir son rêve avorté et prend enfin le temps quand il n’en a bientôt plus tandis que le second cherche à percer sans se précipiter le mystère du premier. Ceci est très joliment évoqué par le motif récurrent de la montre

et la métaphore filée du nord – que les héros avaient perdu ?- avec l’avancée continue vers le Nordeste que Nicolaï Pinheiro prend bien soin de souligner pour nous les Européens peu familiers de la géographie brésilienne grâce à la carte où Pedro dessine à chaque étape l’événement marquant qu’il a vécu.

Des poèmes jouent un rôle dans la narration (les improvisations de Gabriel ; « Los Cantos » d’Ezra Pound ou le poème qui donne son titre au livre) mais le fonctionnement même de l’écriture est poétique par ses rappels, ses variations, ses équivalences – un montage parallèle saisissant dresse ainsi la comparaison entre un combat et une étreinte amoureuse- et les nombreuses pleines pages muettes, pauses narratives, invitent le lecteur à la méditation et à la contemplation.

Les décors et les couleurs très travaillés rendent admirablement les lumières du Brésil, la variété des paysages – ocre des terres désertiques et poussiéreuses, bleus cristallins de la mer – et retranscrivent l’amour des deux auteurs, père et fils, pour ce pays tout en procurant du dépaysement au lecteur.

UN ASPECT SOCIAL EN FILIGRANE

Pourtant, comme pour « Lapa la nuit », on est loin de la carte postale aseptisée pour touristes. Pinheiro n’exclut aucune des « tares » de ce pays a priori paradisiaque qui persistent voire s’accentuent actuellement. Ainsi dans les personnages qu’il croque, il présente déjà des obèses morbides (l’oncle et la tante du héros) et rappelle via Gabriel que « les rivages incertains » de toute beauté qui ont l’honneur de la couverture sont voués à la destruction.

Parallèlement, les instantanés – photos d’identité au format 7X9 accompagnés d’une biographie succincte de « figurants » croisés par les protagonistes – soulignent la violence économique et sociale qui règne dans ce pays surtout à l’égard des femmes comme le montrent les portraits de la jeune orpheline abusée par son oncle ou celui de la vieille tenancière de bar enlevée et vendue dans sa jeunesse pour sa beauté. Tandis que l’histoire plus développée de Valdo le pauvre jeune veuf noir et de sa belle-famille blanche, aisée et puissante souligne la persistance d’une société profondément inégalitaire où le racisme règne.

UN ROMAN PROFONDÉMENT HUMANISTE

La narration permet de contrebalancer un peu ces inégalités : grâce aux instantanés qui mettent momentanément sur le devant de la scène des « invisibles », ceux-ci recouvrent de l’importance. De l’attention est ainsi prêtée aux petits.

Dans l’intrigue elle-même, on trouve bienveillance et entraide : Ivo secourt la jeune femme violée ; la vieille tenancière prête main forte à Ivo ; Pedro dépanne Vania en la prenant en stop puis en lui donnant quelques cruzeiros, Floriana envoie un mandat à Pedro tandis que Vania et Pedro aident Valdo à récupérer son fils et tout cela par pure solidarité, sans attente ni calculs (ce qui contraste singulièrement avec le personnage glauque du square qui semble avoir des intentions douteuses à l’égard de Pedro sous ses airs cauteleux). On s’aide et on s’aime pudiquement dans ce roman. Beaucoup d’émotions et de non-dits passent par les expressions des visages et des regards que le dessinateur travaille sans relâche.

LE PORTEUR D’HISTOIRES

« Ivo a mis les voiles » nous conte donc une multitude d’histoires : celle des anonymes, celle de Pedro et de ses compagnons de route, celle d’Ivo en 1989 et des gens qu’il croise dans son périple, mais aussi celle d’Ivo jeune adulte, adolescent ou encore enfant. Pourtant nous ne sommes jamais perdus : on passe d’une temporalité à l’autre souvent en fondu enchaîné et la narration reste ainsi très fluide. Même lorsqu’au sein de l’histoire en flash-back d’Ivo vient s’insérer un flashback sur sa jeunesse ou bien que des pièces manquantes du puzzle de sa vie paraissent dans le désordre au sein des récits faits à Pedro par les proches du mécanicien devenus un instant narrateurs secondaires, tout reste très lisible. D’ailleurs Nicolaï Pinheiro maintient sans peine la cohérence du récit et des personnages en arrivant à « vieillir » ou « rajeunir » Ivo, son frère de cœur et ses amours au gré des pages.

Ce voyage est ainsi l’occasion de multiples rencontres : celles de Pedro et d’Ivo avec les gens croisés en chemin, compagnons de route d’un instant ou de plusieurs semaines, mais il est peut-être avant tout le moyen de se retrouver eux-mêmes. Si l’on comprend à la fin de l’histoire que Pedro est le narrateur des récitatifs, c’est peut-être parce que son enquête s’est muée en quête. Il a trouvé sa voie et même sa voix et s’il n’est pas dessinateur, il semble devenu auteur dans un savant jeu de miroirs qui renvoie à la fois au véritable auteur du roman source, Mauro Pinheiro, et à son fils Nicolaï.

Enquête, roman d’initiation et de formation, roman de passation aussi, « Ivo a mis les voiles » nous entraîne sur les routes du Brésil et surtout sur celles de l’émotion. Une œuvre bouleversante et aboutie tant sur le plan graphique que scénaristique aux personnages profondément humains et fort bien caractérisés que l’on quitte à regret. Un album à la petite musique mélancolique (les références des chansons qui la parcourent sont d’ailleurs listées à la fin) qui nous laisse un goût de « saudade » car nous embarquons sur les traces des héros à la recherche du temps perdu et de ce qui n’est plus dans des pages aux tons chatoyants. Un immense coup de cœur pour ce qui est peut-être bien un chef d’œuvre…

POUR ALLER PLUS LOIN

Écoute jolie Marcia ! (fauve d’or d’Angoulême 2023 ) de Marcello Quintanilha qui raconte le Brésil et les Brésiliens au fil de ses albums sous la forme du polar (Tungstène), de récits sociaux (Lumières de Niteroi)  ou psychologiques (Talc de verre). C’est un condensé de tous ces genres qui met en lumière la situation économique désastreuse du Brésil et la corruption et la violence érigées en mode vie. Une autre vision, âpre et dure du Brésil.


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