L’honorable partie de campagne

Scénario : Jean-David Morvan
d’après Thomas Raucat
Dessin : Roberto Melis
Éditeur : Sarbacane
128 pages
Prix : 22,00 €
Parution : 07 Février 2024
ISBN 9782377319367
Ce qu’en dit l’éditeur
Gare aux Japonais.e.s : un Français « irrésistible » débarque à Tokyo !
Tokyo, 1922, l’Exposition universelle bat son plein avec la grande attraction de l’année : un hydroplane. Un Européen aborde deux jeunes Japonaises et propose à la plus jolie d’aller visiter l’île d’Enoshima. Mais un homme qui passe par là y voit l’occasion de briller socialement et se précipite sur l’Occidental : nul autre que lui-même n’aura le plaisir de montrer Enoshima à « l’honorable étranger » et il l’attendra à la gare, accompagné de quelques amis. Pour avoir les coudées franches, l’étranger décide de prendre un autre train que son hôte japonais encombrant…
Mais il aura beau faire : les mille et une complications de la vie nippone vont se jeter en travers de ses projets galants.
« L’honorable partie de campagne » paru en 1924 est le premier roman de Thomas Raucat, (de son vrai nom Roger Poidatz), un polytechnicien qui s’illustra dans la photographie aérienne lors du premier conflit mondial et fut envoyé à l’issue de celui-ci au Japon, allié de la France, pour former les Japonais à cette technique. Il y demeura deux ans au moment où le Japon en pleine libéralisation vivait ses années folles. En partie fondé sur son expérience, ce livre connut un grand succès et bénéficia même d’une édition illustrée par l’artiste Foujita.



Il fut adapté au cinéma en 1957 avec Jean Marais et Keiko Kishi célèbre actrice des films d’Ozu et de Naruse dans les rôles titres. Mais le film d’Yves Ciampi, rebaptisé « Typhon sur Nagasaki » mélange de triangle amoureux (on ajouta un rôle pour Danielle Darrieux) et de film catastrophe à cascades n’avait plus rien à voir avec l’œuvre source au fil des remaniements du scénario. Celle-ci jugée « datée » ne fut in fine même pas créditée. Qu’est-ce qui a alors pu pousser JD Morvan et Roberto Melis à l’adapter, 100 ans après sa parution, aux éditions Sarbacane ?
UN VAUDEVILLE
« L’honorable partie de campagne » est un livre truculent dans la lignée des vaudevilles qui fleurissent au théâtre à l’époque. Ces pièces sont grivoises et le roman aussi … dès le choix de son nom de plume, l’auteur annonce la couleur ! Roger Emmanuel Poidatz signe en effet son livre « Thomas Raucat », une approximation phonétique du japonais Tomaro Ka : « Ne m’arrêterais-je point ici ? » (Plus crûment : « On va à l’hôtel ? ») Le romancier, comme nous l’apprend d’ailleurs la notice biographique placée en annexe de l’album, se fera une spécialité du récit de voyage d’alcôves si l’on juge par son œuvre suivante Loin des blondes, qui retrace ses expériences et souvenirs d’Asie … Mais avec ce premier roman, il s’inscrit d’emblée dans une tradition française puisqu’on y retrouve de nombreuses situations et ficelles semblables à celles mises en scène dans les pièces de Feydeau.

Comme dans « Tailleur pour dames », en effet, le protagoniste (qui n’a pas de nom dans le roman mais s‘appelle … Raucat dans la BD) ne peut mener à bien son désir de conquérir la jeune Fumiko car il est sans arrêt interrompu par des fâcheux au premier rang desquels l’industriel du savon Satô Daisuke. Les planches d’ouverture soulignent comme dans « Le Dindon » ou « Un fil à la patte » que les personnages se croisent, se manquent, se courent après.

Le prologue de l’album pourrait d’ailleurs s’intituler « Monsieur chasse » comme la pièce de boulevard grâce à ses cases à la composition quasi chronophotographique qui, outre un certain cachet « rétro », permettent par la présence démultipliée du héros dans une seule case de montrer la frénésie qui l’anime. Ce procédé graphique devient alors l’équivalent des « portes qui claquent » et souligne le rythme très vif auquel est menée l’action. « L’honorable partie de campagne » tout au long de la narration s’appuie comme le vaudeville sur des quiproquos, une suite de situations cocasses, et de nombreuses péripéties souvent embrouillées. Et l’on peut même ajouter que la bande dessinée – quoi que très fidèle au roman – pousse le bouchon encore un peu plus loin en ajoutant des connotations grivoises supplémentaires notamment lors des monologues de la tenancière de l’hôtel.


Cette dernière s’interroge ainsi sur la réputation des prouesses sexuelles des Occidentaux et manque de s’évanouir quand le noble étranger se dévêt sous ses yeux pour entrer au Onsen (bain chaud). JD Morvan invente en reprenant ici les clichés largement répandus au Japon sur les étrangers dont il avait déjà fait la matière de son unique album pornographique « Gaijin » (« étrangers » en japonais) paru chez Glénat dans la collection Porn’pop dirigée par l’ex star du film X, Céline Tran alias Katsuni. Ainsi est abordé de façon badine par le scénariste ce qui est finalement l’enjeu principal du roman et de son adaptation : la confrontation de deux mondes et de deux cultures.
UN LIVRE « DOCUMENTAIRE » DATÉ BOURRÉ DE CLICHÉS ?
Comme le rappelle la notice biographique de Raucat, s’il bénéficia à l’époque d’excellentes critiques et d’un certain succès, son roman déclencha des polémiques et l’ire des Japonais qui considérèrent que l’œuvre leur manquait de respect. Nombre de chroniques de l’album relèvent d’ailleurs un langage « ampoulé » ou « désuet ». Dès 1924 on reproche au romancier d’utiliser le cliché de la politesse exquise mais ce n’est pas si cliché que cela et pour vous expliquer pourquoi permettez-moi d’effectuer une petite digression linguistique…

En France nous avons deux façons de nous adresser aux autres : le tutoiement et le vouvoiement. En Japonais, il y a la forme neutre, la forme polie et la forme « très polie » : le « keigo » (littéralement « respect »). On utilise ces différents types selon le degré d’intimité, l’âge, et même le sexe de l’interlocuteur. Le degré d’intimité se détermine selon deux principes fondamentaux de la culture japonaise : « uchi » 内 ( la maison) et « soto » 外 (l’extérieur). « Uchi » désigne ainsi les personnes qui font partie de votre cercle social (famille, entreprise) tandis que « Soto » fait référence à des gens qui ne font pas partie de ce cercle social.
En plus de ces trois niveaux de politesse, il faut inclure deux « subtilités » supplémentaires : la forme humble et la forme honorifique. On parlera de soi-même (ou des personnes de son cercle social) à la forme humble et des autres à la forme honorifique. Quand on veut marquer une très grande déférence, on combine ainsi Keigo et forme honorifique et cela peut vraiment donner la formulation alambiquée qu’on trouve dans la bouche du professeur quand il s’adresse à « la sommité » étrangère !

Donc oui le livre et l’album sont parodiques et accentuent des particularités linguistiques puisque l’adjectif « honorable » est par exemple employé sans relâche et même de façon oxymorique dans l’expression « honorable maison de prostitution » ce qui en devient à la fois comique et tragique. La plume de Raucat n’épargne rien ni personne à commencer par lui-même : le personnage du jeune Suisse est clairement autobiographique (ce que souligne aussi Roberto Melis en lui donnant les traits du romancier)

Il est présenté comme imbu de sa personne, coureur et pleutre. Mais sous la caricature et le ton badin ne faudrait-il pas percevoir un message un peu plus crypté (d’ailleurs Pierre Alain Szigeti ne nous rappelle-t-il pas dans sa postface que Poidatz a probablement fait partie du renseignement ?). Moins anecdotique qu’à première vue et plus dérangeante, l’œuvre s’apparenterait à la satire ce qui pourrait expliquer l’accueil plus que mitigé qu’elle reçut en son temps au pays du soleil levant…
UNE ŒUVRE QUI DÉRANGE
Szigeti , installé au Japon depuis 1989, fit découvrir à JD Morvan le roman de Raucat il y a 20 ans et ce dernier qui vécut trois ans à Tokyo n’eut de cesse de vouloir en acheter les droits. Dans sa postface à l’album, l’éditeur fait un parallèle avec l’œuvre de Loti « Madame Chrysanthème » bien reçue par les Japonais. Pour rappel Loti, dès son arrivée à Nagasaki en 1885, épousa par contrat d’un mois renouvelable, une jeune Japonaise de 18 ans, Okane-San surnommée Kiku-San (Madame Chrysanthème). Ce mariage auquel les parents avaient donné leur consentement avait été arrangé par un agent et enregistré par la police locale. Il ne dura que le temps du séjour et la jeune fille put par la suite se marier avec un Japonais. La femme apparaît dans ce roman comme un bien meuble dont on dispose et qu’on jette quand on n’en veut plus.

L’aspect vénal est extrêmement violent pour notre sensibilité actuelle (et bien occulté par le voile romanesque jeté sur cette réalité sordide par l’opéra qu’en tira Puccini « Mrs Butterfly »). Le romancier écrit sans vergogne qu’il s’est fiancé « pour rire » auprès d’une petite poupée, une « marionnette ». Il se demande souvent ce qu’elle pense et conclut avec dédain qu’il y a cent à parier qu’elle ne pense rien du tout ! Il trouve sa fiancée exaspérante tout autant que les cigales de son toit, bref il est machiste et raciste et pourtant aucune voix ne s’éleva contre lui au Japon ou ailleurs. Thomas Raucat, 40 ans plus tard, n’adopte pas du tout un ton supérieur, ne s’épargne pas et dénonce dans son « finale » tragique qui détonne les mariages arrangés, la condition de la femme réduite à un objet qu’on s’échange et les fondements patriarcaux de la société japonaise. C’est ce qu’on ne lui pardonne pas.

Dans sa postface, Szigeti écrit que Raucat « sait décortiquer ce qu’il comprend de la mentalité japonaise tout en comprenant bien lui-même qu’en réalité il ne comprend rien ». JD Morvan reprend cela en écho dans un entretien où il confie : « En débarquant au Japon, on a l’impression de connaître, de comprendre les Japonais. Puis, plus on entre dans le pays, moins on les comprend. C’est ce qu’il m’est arrivé. Et ce que je veux rendre dans l’album ».
UNE SOCIÉTÉ CODIFIÉE ET PATRIARCALE
JD Morvan souhaite donc monter combien le Japon est figé dans le temps et n’évolue pas et combien les codes qui le régissent nous sont incompréhensibles. Il déclare : « Le Japon vit-il vraiment à notre époque ? C’est un autre monde. Ce qui le rend très intéressant ». Pour lui – et comme en témoignent également les romans d’Amélie Nothomb tels Stupeur et tremblements – la société japonaise est toujours ultra patriarcale et la femme ne peut pleinement y exprimer ses aspirations.
Dans cette bande dessinée on trouve ainsi « de nombreuses pistes pour explorer en profondeur des pans inattendus de la mystérieuse mentalité japonaise ».

L’histoire de la voiture sur le pont au chapitre 5 et les différentes versions qui en sont données si elles ajoutent du comique par leur côté « tartarinesque » ou « Exercices de style » révèlent en fait que chacun semble obnubilé par les préséances et le qu’en dira-t-on allant jusqu’à fabuler … Sous le grotesque … la vérité et la volonté nippone de ne pas perdre la face à tout prix.
Tout était donc extrêmement codifié et complexe au temps de Raucat mais l’est encore aujourd’hui !

L’une des préoccupations principales des personnages tant dans l’album que dans le roman est de faire et de rendre des cadeaux. Or, dans les grands magasins japonais, si on a comme en France la possibilité de déposer sa liste de mariage ou de naissance, il y a a aussi des étages entiers spécialisés pour le « rendu des cadeaux » (ce qu’on appelle kōsaihi « dépenses sociales ») : celui qui a reçu un cadeau doit à son tour en offrir un à hauteur d’1/3 de la valeur initiale et les cadeaux de rendu ne seront pas les mêmes si le don a été fait à l’occasion d’une naissance ou d’un décès par exemple… Cette pratique de réciprocité qui peut dépasser notre entendement occidental est incontournable. La culture du respect mise en scène ici de façon drolatique imprègne bien tout un pays profondément influencé par son histoire féodale.
UN ROMAN GRAPHIQUE POLYPHONIQUE À LA FOIS FIDÈLE ET NOVATEUR
L’adaptation choisit, comme l’œuvre source, un découpage en huit chapitres : chacun raconte l’histoire du point de vue d’un personnage. Le jeune européen, Fumiko et Sato bien sûr mais aussi des personnages secondaires : l’amie « chaperon » conviée au voyage, le chef de gare, la tenancière du ryokan, l’une des geishas de la fête organisée en l’honneur de l’honorable étranger etc … cette polyphonie crée l’exotisme et entretient une illusion réaliste en pénétrant dans différents milieux sociaux mais souligne aussi que quelle que soit la classe sociale dont ils sont issus tous souscrivent aux codes.


Le roman est écrit alors que règne encore le « Japonisme » (l’engouement pour le Japon dans les arts). Raucat s’essaie par exemple aux haikus et met des poèmes de sa composition en exergue de chaque chapitre. JD Morvan les reprend en cartouche inaugural de chacune des huit sections tandis que Roberto Melis en trouve un équivalent visuel en plaçant des pleines pages de séparation de chapitres comme autant d’hommage aux thèmes des maîtres de l’ukiyo-e : les paysages d’Hiroshige ou les beautés et geishas d’Utamaro.


Ses compositions de planches et ses larges panoramas sont autant de citations de « vues » du Japon et son choix de lavis en bichromie délicate (bleu et pointes de rouge) est également un clin d’œil à la palette d’Hokusai et au bleu de Prusse qu’il utilise notamment dans les « 36 vues du Mont Fuji ».
Katsushika Hokusai, Kajikazawa dans la province de Kōshū
(Série des “Trente-six vues du mont Fuji”), vers 1830-1834

Donc Melis obéit à la tradition picturale japonaise mais la renouvelle également en incrustant sur des pleines pages « estampesques » des onomatopées, des cases et du mouvement et parfois des stars de mangas actuels en cameo.

Il reprend aussi souvent les codes du manga pour les expressions de ses personnages qu’il dote globalement de physionomie « ligne claire ». Il inclut également d’autres influences artistiques : le cinéma dans le prologue nous l’avons vu, mais aussi la photographie. Ainsi, dans le chapitre VII, la jeune geisha narratrice vient de faire l’acquisition d’un appareil photo et son récit est uniquement présenté sous forme de « clichés » en noir et blanc.

Grâce à ce syncrétisme, la mise en page devient originale en matière de couleur, de dessin, de mise en page, de perspective ou de format et reprend tant dans la forme que dans le fond la thématique du choc des cultures.
L’adaptation du roman de Raucat proposée par JD Morvan et Roberto Melis est donc une parfaite réussite. Elle peut paraitre a priori surannée mais se révèle d’une toujours troublante actualité, d’une grande acuité et d’une incontestable beauté. Il convient également de souligner le soin apporté, comme toujours, par Sarbacane à la composition de l’album : qu’il s’agisse du papier à fort grammage ou du paratexte. Si le Japon vous intrigue et vous fascine, vous aimerez ce roman graphique !

POUR ALLER PLUS LOIN
VISIONS DU JAPON EN BD
Regards croisés Japon/ Occident
Gaijin de JD Morvan (2021)

Tokyo. Manami, jeune étudiante en uniforme à jupette entre dans une supérette et tombe sur un Français. Elle le trouve grand et séduisant alors qu’il parle français et essaie de se faire comprendre par le vendeur. Il repart sans avoir rien acheté, visiblement à sec. Alors qu’elle attend sous un abri que la pluie se calme, elle se retrouve nez-à-nez avec le même Français qui parle très bien le japonais, en fait. De manière incompréhensible, elle l’invite à venir chez elle car elle fantasme sur les « Gaijin » (les étrangers).
Julien assouvit son fantasme et lui en fait vivre d’autres ! Les dessins reprennent les codes du hentaï, l’histoire est classique mais plutôt féministe comme le souligne la postface. Elle aborde le thème sérieux de la manipulation tout en jouant comiquement des clichés (les sexes démesurés des étrangers).

Chronique de Shiki de Rosalie Stroesser (2023)

Fascination et répulsion de part et d’autre. Cliché de la femme occidentale « facile » (renversant celui de la fin du XIX et du XXe siècle) et importance du mariage arrangé et poids des traditions au Japon.

L’importance des niveaux de langue
Chronique d’Himawari House (2023)

La jeune héroïne commet des impairs en ne sachant pas utiliser le keigo à bon escient.

Le code du respect


