Les Illuminés

Scénario : Laurent-Frédéric Bollée & Jean Dytar
Dessin : Jean Dytar
Éditeur : Delcourt
Collection Mirages
144 pages
Prix : 29,95 €
Parution : 25 octobre 2023
ISBN 9782413042556
Ce qu’en dit l’éditeur
Plongeant au cœur de notre patrimoine culturel, deux auteurs, au sommet de leur art, s’associent et nous entraînent dans le parcours chaotique du manuscrit des Illuminations, d’Arthur Rimbaud.
Qui se cache à l’ombre des Illuminations, cette pièce unique de la poésie française ? Arthur Rimbaud, bien sûr, mais aussi Paul Verlaine et Germain Nouveau. Entre 1872 et 1877, les trois poètes se tournent autour, se cherchent, se fuient, s’enivrent, tentent d’être libres ou s’acharnent à ne pas l’être. Et puis un manuscrit, l’ultime, circule de main en main et semble leur brûler les doigts…
Les Illuminés ? C’est à mes yeux un des plus beaux et des plus captivants albums de l’an passé. Co-scénarisé par Laurent-Frédéric Bollée et Jean Dytar, illuminé et enluminé par l’écriture graphique poétiquement singulière du même Jean Dytar, ce petit bijou paru aux éditions Delcourt se penche avec brio sur les destins croisés de trois poètes du XIXe dont deux ô combien célèbres, Verlaine et Rimbaud et un troisième tombé dans l’oubli Germain Nouveau que le tandem va tirer de l’ombre. Tous trois sont intimement liés auxIlluminations, œuvre ultime de l’enfant de Charleville.
Un jour de septembre 1872
Germain Nouveau, jeune peintre et poète provençal récemment monté à Paris rejoint son compatriote Cézanne attablé avec quelques amis dans un estaminet. Au fil de la conversation, il est question de l’escapade de Verlaine qui a quitté femme et enfant pour suivre Rimbaud à Bruxelles. Si Germain Nouveau est un grand admirateur de Verlaine, en revanche le nom de Rimbaud ne lui dit rien.
Pendant ce temps, Verlaine et Rimbaud ayant quitté Bruxelles, discutent inspiration et écriture dans le train qui les mène de Douvres à Londres …

Ce n’est que le premier épisode d’un récit qui suivant la chronologie des évènements en comptera neuf couvrant pour les premiers la période allant de 1872 à 1877 où les poètes n’ont cessé de se croiser, le dernier se déroulant en 1886 alors que chacun suit son destin et que paraissant Les Illuminations …

2 + 1 mais pas 3

Sur la couverture, ils sont trois. Et pourtant, jamais ils ne seront les trois ensemble. Rimbaud et Verlaine, oui. Rimbaud et Germain Nouveau, oui. Verlaine et Germain Nouveau, oui. Rimbaud, Verlaine et Germain Nouveau, non. Cette première de couverture couleur d’absinthe dialogue avec la quatrième où nous retrouvons Germain Nouveau étendu sur un banc du pont Neuf au petit matin, un verre vide à ses pieds …

… ce qui entre également en résonance avec une scène du livre, avec le même Germain Nouveau sous l’emprise de la fée verte, non pas à Paris mais à Bruxelles.
Véritable tableau à elle seule, cette couverture représentant les trois amis bras dessous bras dessus traversant le Pont Neuf lors d’une folle nuit ne pourrait-elle pas alors figurer la vision fantasmée d’un Germain Nouveau enivré ? C’est du moins l’interprétation qu’en donne Jean Dytar.
La couverture
Et c’est justement le fait que jamais ils ne seront tous les trois ensemble qui va inspirer à Jean Dytar son procédé narratif à nul autre pareil.
Avant l’illumination
Le projet initial proposé par Laurent-Frédéric Bolée à Jean Dytar qui jusqu’alors avait toujours signé ses scénarios avait pour cadre la scène littéraire française du XIXᵉ siècle. Centrée sur Rimbaud et son abandon de l’écriture, cette fiction devait mettre en scène de nombreuses figures de la vie littéraire parisienne. Intrigué par le personnage de Germain Nouveau qu’il ne connaissait pas, Jean Dytar s’est rendu compte en creusant que Rimbaud, Verlaine et Nouveau n’avaient cessé de se croiser pendant la période de l’écriture des Illuminations mais toujours par deux, jamais les trois ensemble. Ajoutez à cela une envie qui le titillait depuis longtemps : la narration en simultanéité avec deux, voire trois bandes synchrones mettant en scène deux personnages qui vivent une situation alors que le troisième est ailleurs. C’était l’occasion rêvée ! Exit la pléthore de personnages et place à Rimbaud, Verlaine, Nouveau et aux Illuminations en évacuant autant que faire se peut le côté fictionnel pour se rapprocher de la réalité historique des faits.
Leur collaboration
S’appuyer sur une documentation composée de lettres, témoignages, de lectures de leurs biographies respectives, leur a permis de savoir qui était avec qui et où et retracer ainsi divers épisodes significatifs de leur vie : L’arrivée de Germain Nouveau à Paris en 1872 alors que Rimbaud et Verlaine débarquent à Douvres et prennent le train pour Londres, la rencontre à Paris de Rimbaud et Germain Nouveau en 1873 puis leur séjour à Londres en 1874 où naîtront les Illuminations alors que Verlaine est en prison, la dernière rencontre de Verlaine et Rimbaud à Stuttgart durant laquelle Rimbaud remettra à Verlaine le manuscrit qui ne portait pas encore le titre d’Illuminations afin qu’il le fasse parvenir à Germain Nouveau…
Et pendant ce temps ? La narration simultanée

La narration simultanée, l’auteur de Florida (2018) et #J’Accuse…! (2021) y songeait déjà dès son premier album Le sourire des marionnettes (Delcourt, 2009). Il avait alors imaginé une scène se déployant sur quatre strips pendant une dizaine de pages. Dans la version définitive, la scène se déroule sur deux bandes dans lesquelles deux personnages en haut d’une forteresse commentent ce qui se passe dans les jardins en contrebas.


Puis il y a eu la découverte des fresques de Giotto à Padoue en 2012 alors qu’il travaillait La Vision de Bacchus (Delcourt, 2014). Une des fresques de la chapelle Scrovegni était divisée en deux bandes, celle du haut relatant les épisodes de l’Ancien testament alors que celle du bas était consacrée au Nouveau testament avec des effets de résonances sur le plan vertical.

C’est ce même procédé qu’il va utiliser avec maestria nous offrant une lecture linéaire horizontale se doublant verticalement d’effets de résonances visuelles, textuelles ou du point de vue des situations d’écho ou de contraste.
Un exemple de résonance textuelle et de contraste de situation

Une matière picturale impressionniste

Quant à la partition graphique, une de ses premières sources d’inspiration picturale a été L’Absinthe de Degas qu’on va retrouver en décor d’une scène avec Germain Nouveau puis un autre personnage avec le jeu de miroir en arrière plan..
L’Absinthe
Il y a du Degas aussi dans la compagne de Germain Nouveau à sa toilette, du Manet dans la femme au balcon, du Monet dans la gare de King’s Cross Cross ou le parvis de la cathédrale d’Aix …






La Gare Saint Lazare, Monet (1877)
Le livre est structuré en chapitres, chaque chapitre étant consacré à une tranche de vie des protagonistes. Entre deux épisodes vient s’intercaler une magnifique double page représentant le parvis de la cathédrale d’Aix. Le décor par sa facture semble s’être échappé de la série des cathédrales de Rouen tout en évoquant avec ses tons sépia une photo ancienne surexposée est immuable. Cette itération du porche de la cathédrale devant lequel évoluent comme dans un film au ralenti divers personnages autour de la figure centrale d’un mendiant vient rythmer le récit tout en introduisant un autre fil narratif dans une autre temporalité qui nous mènera en 1903 … Magistral !


Parvis de la cathédrale d’Aix où il convoquera un autre art, le 9ème les paroissiens sortant de la messe étant dotés des postures des personnages de la Sortie de l’usine Lumière.
Désireux de coller à l’époque, il a eu pour objectif de
« travailler la touche, la matière, la lumière comme les impressionnistes.«
Après avoir fait des essais à la gouache acrylique puis au lavis qui lui ont paru peu concluants, il s’est tourné vers l’Ipad et ce fut une illumination ! Une brosse dont le rendu imitait la texture de la peinture lui a donné « l’impression de dessiner et de peindre dans le même mouvement ».
Peindre et dessiner dans le même mouvement
Le travail en niveaux de gris lui a permis de se concentrer sur l’ombre et la lumière. Le choix du monochrome, outre le fait d’apporter une grande lisibilité au récit et poser admirablement les atmosphères va apporter une touche photos anciennes conférant à l’ensemble. Chaque case, quelle que soit sa nature – paysage, scène urbaine, scène onirique … – à l’aune de la couverture déjà évoquée, est de toute beauté et nous faisant voyager de Paris à l’Afrique via Londres, Stuttgart, Bruxelles nous plonge au cœur même des tourments de ces illuminés …
La couleur
Une écriture narrativement et graphiquement poétique
Les deux auteurs ont voulu s’éloigner du côté mythique des personnages de Rimbaud et Verlaine pour se placer à hauteur d’homme et livrer ainsi une interprétation qui leur est propre.
Toutefois si le récit s’appuie sur des faits avérés, il n’en demeure pas moins en partie fictionnel à travers notamment les dialogues et les ressentis des personnages que les auteurs ont imaginé après s’être projeté dans leur situation ce qui leur a permis d’insuffler au récit poésie et romanesque. La poésie n’est pas uniquement présente dans le texte notamment à travers des extraits de poèmes ou correpondance de nos trois artistes, mais également dans le procédé de narration graphique qui par les occurrences textuelles, de situation ou fait rimer les cases.



Une approche poétique de la bande dessinée

Commentaire de planche

La page 61


Une brillante étude de caractères
Ces choix graphiques nous mènent au plus près des personnages et des émotions qui les traversent. Tous trois personnages complexes à fleur de peau ont des relations tourmentées.
La dimension émotionnelle
Autour de l’astre Rimbaud, gravitent deux satellites, Verlaine et Germain Nouveau. Sensibilité exacerbée, admiration, jalousie, solitude, soif de liberté, doute, quête d’idéal, recherche d’un ailleurs … sans compter leur rapport à la création artistique les animent et les conduisent à l’errance.
L’aimant Rimbaud
On va assister à la déchéance de Verlaine écrasé de remords sombrant dans la dépression et l’alcoolisme ce qui ne l’empêchera pas de tout mettre en œuvre pour que les Illuminations soient publiées. La dimension mystique est également très présente chez Verlaine et Germain Nouveau. L’un s’y enfermera, l’autre y trouvera une échappatoire.

Quant à Rimbaud cette période de crise le conduira à l’abandon de l’écriture et la fuite vers l’Afrique.
Impression Illuminations
Les illuminés, c’est aussi la mise en abyme de leur vie au travers du dernier ouvrage d’Arthur Rimbaud, recueil de poèmes en prose paru sous le titre Illuminations – mot anglais signifiant « gravures coloriées » – qui connut un parcours pour le moins chaotique entre les mains de nos trois poètes. En 1872, deux ans après son séjour avec Verlaine, Rimbaud retourne à Londres, accompagné cette fois de Germain Nouveau. C’est là que naîtront Les Illuminations, certains textes révélant l’écriture de Germain Nouveau. Les auteurs n’entreront pas dans la controverse à savoir si ces poèmes ont été simplement copiés par Germain Nouveau ou s’il en est l’auteur. En février 1875, Rimbaud remet le manuscrit à Verlaine qui le confiera à Germain Nouveau quelques mois plus tard qui lui va le conserver deux ans avant de le rendre à Verlaine. Après d’autres péripéties, il sera enfin publié en 1886. Non seulement c’est Verlaine qui donnera au manuscrit le titre d’Illuminations mais il en signera aussi la préface.
L’un a accompagné sa gestation, l’autre sa diffusion.

Cézanne peint
1903. Changement d’époque, changement de lieu. Exit la narration simultanée : place au talk and walk et à la peinture sur le motif qui nous éclairent sur les raisons qui ont fait que Germain Nouveau est tombé dans l’oubli.

Outre la formidable plongée dans les univers de ces trois poètes et d’une œuvre majeure de la poésie qui a failli ne pas être publiée, le grand mérite de cet album est d’avoir redonné la place qu’il mérite à un artiste hier encore méconnu de beaucoup : Germain Nouveau.

Extraits sonores tirés de l’interview de Jean Dytar réalisée au Cabaret Vert le dimanche 18 août 2024
Extraits sonores tirés de l’enregistrement de la visite commentée par Jean Dytar de l’exposition qui s’est tenue à La Maison des Ailleurs à Charleville.
POUR ALLER PLUS LOIN
Germain Nouveau : L’ami de Verlaine et Rimbaud
Éditions Silvana Editoriale, 2021

« Cet ouvrage propose une découverte de la vie et de l’oeuvre du peintre et poète méconnu Germain Nouveau (1851-1920). Tenu en grande estime par les surréalistes, admirateur de Mallarmé et ami de Paul Verlaine et d’Arthur Rimbaud, il est le troisième homme, celui qui aurait dû faire de la ligne Rimbaud-Verlaine un triangle, si l’histoire littéraire ne l’avait dans une large mesure oublié… Ce livre présente des documents écrits et graphiques issus des collections de la bibliothèque Méjanes, du musée Granet, et d’institutions européennes comme la Bibliothèque nationale de France (Paris) et la Fondation Bodmer (Cologny, Suisse) qui prêteront de manière tout à fait exceptionnelle des manuscrits de Germain Nouveau et les manuscrits des Illuminations de Rimbaud. »

La visite de l’exposition commentée par Jean Dytar


L’ITW de Jean Dytar au Cabaret Vert

L’expo actuelle autour de l’oeuvre de Jean Dytar
à la Cité des arts de Chambéry jusqu’au 6 novembre





















