Interview Jean Dytar
au Festival Cabaret vert, Charleville-Mézières
18 août 2024


Jean Dytar, bonjour. Je suis ravie de vous rencontrer au Cabaret vert afin d’échanger entre autres autour de l’album Les Illuminés. Ayant eu le privilège d’assister à la visite commentée par vos soins de la très belle exposition que lui a consacré le musée Rimbaud à La Maison des Ailleurs, nombre de mes questions ont déjà trouvé leur réponse.
Alors pour commencer, c’était là votre première expérience de réalisation d’un album où vous n’étiez pas seul aux manettes. Qu’en avez-vous pensé ? Êtes-vous prêt à renouveler l’expérience ?
C’était la première fois. C’était aussi très intéressant. C’était confortable je dirais dans un certain sens dans la mesure où la façon dont nous avons travaillé permettait des libertés aussi grandes de mon côté dans l’écriture aussi quelque part parce que le matériau que me proposait Laurent-Frédéric, il était convenu entre nous que je puisse le moduler à ma manière aussi dans la transcription en bande dessinée. Ce n’était pas forcément un travail de collaboration scénariste dessinateur classique. J’étais moi aussi partie prenante dans l’écriture au bout du compte et donc quelque part c’était vraiment très agréable. C’était enrichissant aussi d’avoir un autre regard, de nourrir aussi la création par des échanges. Et si je suis prêt à recommencer ? Oui, puisque c’est le cas actuellement sur un autre projet qui est en collaboration aussi mais cette fois-ci avec un historien donc c’est encore un peu différent dans les modalités mais c’est aussi le plaisir de ne pas travailler seul et d’être dans l’échange etc.
On reparlera peut-être de ce projet tout à l’heure si vous voulez.
Oh, c’est un peut tôt.
Vous venez des arts plastiques. Vous avez même été enseignant un certain nombre d’années. Qu’est-ce qui vous a mené à la BD ?
Depuis tout petit, je dessine comme beaucoup d’auteurs, de dessinateurs et avec l’envie de faire de la bande dessinée. C’était quand même vraiment un rêve d’enfance à vrai dire ; donc j’ai fait des études d’art plastique avec déjà la bande dessinée en parallèle dans ce que je faisais. La formation où j’étais c’était l’université, la fac d’arts plastiques à Saint-Étienne. Il n’y avait pas de formation spécifique sur la bande dessinée mais ce n’était pas forcément un problème dans la mesure où ça m’a aussi nourri de beaucoup d’autres choses. Et puis la bande dessinée était quand même là dans ma pratique par ailleurs. Ce n’est pas que la bande dessinée est venue après ma formation en art plastiques. C’est l’inverse.


Vous dites que vous dessinez depuis tout petit. Quels sont les auteurs qui vous ont inspiré quand vous étiez gamin justement ?
Eh bien gamin, il y avait Uderzo un peu au sommet de la pyramide, et puis j’ai eu la culture on va dire de bande dessinée assez classique – franco-belge – quand j’étais enfant. J’allais vraiment beaucoup à la bibliothèque. J’ai un peu tout écumé mais c’était cette bande dessinée-là qui était présente. Je n’ai trop eu la culture du comics. Je n’ai pas non plus la culture manga spécialement à ce moment-là. Et puis voilà. Après les années de collège il y a eu Gotlib qui a été très important pour moi et j’ai commencé vraiment à faire mes premières armes de bande dessinée amateur en étant très influencé par Gotlib à ce moment-là et puis Giraud, Blueberry. Après en passant au lycée, c’est plutôt la facette Moebius qui m’a emporté. Et alors là à partir de là il y a aussi une ouverture à un éclectisme énorme qui n’a pas cessé de s’ouvrir par la suite.


Votre œuvre semble traversée par un questionnement autour de la création, de l’artiste. Quels sont les artistes tous genres confondus qui vous inspirent le plus ?
C’est vraiment une question trop vaste, trop difficile. Il y en a tellement. Quand j’étais plus jeune enfant j’avais aussi une passion pour la peinture. D’ailleurs je projetais plutôt d’être peintre dans le sens que ça existait pour moi dans ma tête alors qu’auteur de bande dessinée pas forcément. Et donc j’étais nourri par les impressionnistes à l’époque aussi des gens comme Dali, le surréalisme que j’aime beaucoup moins maintenant. Dans mon rapport à la peinture, je suis passé à d’autres choses. J’ai fait des bouquins sur la Renaissance italienne par exemple donc la peinture du Quattrocento, ça c’est quelque chose qui me touche beaucoup. C’est vrai que la fin du XIXe des choses qui ont pu m’influencer dans le travail sur Les Illuminés, c’est plutôt autour de Vuillard, de Bonnard, des impressionnistes que j’aime énormément aussi. Mais par ailleurs je suis nourri moi aussi par la musique, par la danse, par toutes sortes de créations, le cinéma bien sûr. Donc il y aurait trop de noms à donner, c’est trop vaste. (Rires)



Que ce soit Florida, #J’accuse, Les illuminés, il est souvent questions de destins ou destinées croisées …
Oui c’est marrant d’associer #J’accuse là-dessus. J’aime bien les récits choraux. Déjà dans Florida, il y avait beaucoup de monde qui se croisait aussi et d’ailleurs même dans La vision de Bacchus. Mais je n’ai jamais fait le lien entre tout ça. Il se trouve que pour #J’accuse la question ne s’était même pas posée dans le sens où l’enjeu c’était mettre en scène le débat public de l’Affaire Dreyfus et de ce fait ça impliquait de mettre en scène énormément de personnages et ça – c’était une des gageures du livre d’ailleurs – c’était d’arriver à ne pas perdre le lecteur avec tous ces personnages donc il y en a certains qui sont un peu plus récurrents que d’autres et ensuite il y a quand même beaucoup d’intervenants qui apparaissent très ponctuellement. Au total je crois qu’il y a 150 personnages. J’avais fait le compte parce que comme ce sont tous des personnages historiques, j’ai fait des notices biographiques très brèves sur des mentions numériques qui complétaient le livre et du coup j’avais 140 à 150 notices à faire donc c’était énorme. (Rires). Mais j’aime bien tisser des intrigues qui effectivement croisent ces personnages et j’aime bien travailler la question de la caractérisation des personnages de l’incarnation. C’est quelque chose qui m’intéresse depuis longtemps.
Eh bien justement, quand on prend les Illuminés, c’est aussi une étude de caractères. On y retrouve aussi l’errance. Ils sont caractérisés par leurs sentiments, leurs émotions.
Oui il y a une forte dimension émotionnelle dans cet ouvrage. Ce qui est différent de #J’accuse là-dessus. Parce que #J’accuse était beaucoup plus – comment dire – intellectuel peut-être en tout cas sur le registre du discours et de la mécanique du débat public avec des enjeux politiques etc … Là c’est vraiment différent et on est beaucoup plus dans les états émotionnels des trois personnages en l’occurrence ; C’était ça qui en terme de justesse pour moi était aussi très agréable à travailler, à aller chercher ça dans la mise en scène, dans le dessin, dans les cadrages, dans les expressions des personnages, dans les dialogues aussi.
Vérité ou justesse, qu’est-ce qui vous paraît le plus important ? Être au plus près de la vérité, du moins ce qu’on connaît de la vérité historique ou au contraire être juste ?
Le mot qui fait le plus sens, c’est le terme de justesse, pour moi. La vérité forcément, c’est une notion très problématique et pourtant ça n’empêche pas la quête de la vérité, c’est à dire d’aller se rapprocher de ce qu’on connaît et faire des choix en fonction de ça mais l’enjeu pour moi effectivement c’était de tenter d’être juste, de saisir quelque chose de juste par rapport à la vérité de ces personnages et on revient à la notion de vérité, de ce qu’on en connaît, de ce qu’ils nous ont laissé, de leur trajectoire, etc… et de tenter de restituer quelque chose qui sonne juste. Et en même temps, qui sonne juste au-delà de ces personnages. Ce sont des personnages, on est quand même dans le registre de la fiction ; ils sont incarnés dans des situations où on les fait parler et évidemment on invente ces dialogues et donc c’est là où la justesse, c’est après la vérité du livre et pas seulement la vérité historique, c’est que quelque chose de juste se joue dans l’œuvre et opère auprès du lecteur. Et ça et là on a des résonances sur les états par exemple émotionnels ou le rapport à l’existence, le rapport à la relation qu’on a à l’autre puisque ce sont des choses qui sont en jeu dans le livre qui aussi peuvent nous toucher puisque ce sont des choses qu’on peut éprouver dans la vraie vie aujourd’hui. C’est là où il y a de la justesse aussi.
Quand on prend un personnage comme Verlaine qui va traverser toutes les émotions aussi : son attachement à Rimbaud, son admiration pour Rimbaud, le sentiment de culpabilité par rapport à ce qu’il a vécu avec sa propre famille …
Et ce qu’il a fait à Rimbaud aussi
La jalousie aussi
Oui, oui la jalousie. Le fait d’être empêtré. C’est des tas d’émotions très complexes qui sont traversées pour les trois personnages. C’est ce qui est intéressant. Il n’y a pas beaucoup d’ambiguïté parfois. Il y des choses très mêlées effectivement entre l’admiration, la jalousie, le sentiment d’être écrasé par quelque chose et d’avoir du mal à s’en libérer. C’était intéressant de travailler ça et vraiment le rapport à la gestuelle est intéressant aussi.
Moi, j’aime bien la bande dessinée pour ça parce que c’est un art très riche, très complet où on peut travailler des enjeux de mise en scène qui vont faire éprouver des sensations, des émotions à travers le cadrage, à travers les jeux de lumière, à travers les couleurs mais aussi à travers la gestuelle comme au théâtre ou comme des acteurs de cinéma. Et tout ça est aussi lié à des questions de rythme, de silence, de la parole. Et moi, la question du rythme est vraiment quelque chose de très important dans la façon dont j’envisage la création.


La façon dont vous avez conçu le récit justement avec ce troisième fil narratif avec pour décor la cathédrale d’Aix, non seulement ça donne un rythme mais on a l’impression même par moment que c’est un poème parce qu’on a des rimes, les images riment entre elles …
Tant Mieux. C’était ça l’envie pour moi. C’était d’avoir une approche poétique de la bande dessinée vraiment sans mimer la poésie qui serait celle des poètes mais vraiment le langage de la bande dessinée en lui-même. Là, il se déploie parfois en allant au-delà de la narration linéaire de premier abord et il y a des choses qui se jouent sur d’autres aspects qui sont perceptibles à partir du moment où on a envie de picorer et là il y a tout un tas d’autres nuances qui se lèvent à partir de là et ça c’est un grand plaisir. C’est ça ce que m’a permis le dispositif de narration avec des bandes en simultané, ça permettait ça, c’est ça qui m’intéressait en fait, c’est ça que j’allais chercher.
Et pour lecteur c’est un plaisir. Parce que c’est vrai que de trouver des résonances
Oui oui moi je le voyais vraiment comme ça c’est à dire comme des effets de rime effectivement avec des assonances, des allitérations d’une autre manière : parfois par l’image, parfois [par le texte]par le texte aussi il y a des choses qui jouent, parfois, il y a des situations qui sont en parallèle. Il y a des choses qui sont en vis-à-vis mais il y a des choses parfois qui sont en décalage. Enfin il y a tout un tas d’approches qui sont les mêmes approches que font parfois les poètes avec l’écriture mais là appliquées avec un autre langage en fait. Et c’était vraiment très agréable. Après, il y avait une autre dimension qui me plaisait – c’est marrant, c’est la première fois hier dans la visite que j’ai formulé ça comme ça, je n’y avais pas pensé avant en le faisant – c’était la dimension quand à un moment j’ai évoqué le fait que Rimbaud est comme un pôle magnétique qui aimante un peu les autres; et la question de l’aimantation ça m’a fait réfléchir après coup en me disant que c’est vraiment un truc comme ça qui se joue dans le livre parce qu’il y a une relation mais qui est impalpable, on ne sait pas trop comment la percevoir, ce n’est pas de l’ordre du fantastique où il y a des choses qui vont être littéralement rapprochées entre une admiration et une autre. Non dans le vide, dans l’entre les deux, il y a une tension qui s’opère qui est celle qu’il y a dans l’aimantation avec cette espèce de vide qui attire ou qui repousse au contraire et là il y a les mêmes choses dans le livre je trouve et je n’avais jamais formulé ça comme ça en fait auparavant mais je trouve que ça correspond assez bien.
C’est vrai, quand on parlait des assonances, des rimes etc … ce que j’aime beaucoup dans votre façon de faire, c’est qu’il y a beaucoup de références picturales que ce soit des pastiches, par rapport à la peinture, à la photographie mais aussi au cinéma. Moi j’ai vu L’arrivée en gare de La Ciotat à un moment donné …

Ah c’est marrant parce qu’il y aune autre référence dont je me suis plus explicitement nourri c’est La sortie des usines Lumière [oui aussi] quand les personnages sortent de la cathédrale ; là très littéralement, c’est carrément les postures corporelles des personnages du film.
Quant au train, c’est le même angle de vue.
Eh bien, il y aussi parfois ds choses qui traversent l’inconscient parce que je suis imbibé effectivement quand je travaille de ces choses-là et j’aime bien moi le jeu, le tissage de références. C’est quelque chose qui parcourt un peu tous mes livres aussi parfois de manière beaucoup plus évidente, parfois de manière beaucoup plus souterraine et l’enjeu n’est pas forcément que ce soit lisible mais c’est toujours un jeu avec des cultures graphiques dans mes différents livres et là donc ça n’y échappe pas effectivement.


Si on prend L’absinthe, vous ne reproduisez pas exactement le tableau mais …
Non, mais c’est présent on sent l’ambiance, on sent quelque chose …
On sent l’ambiance à plusieurs reprises en plus …
À plusieurs reprises. C’est ça qui est très très intéressant. Oui ça fait des réminiscences en fait et du coup c’est un imaginaire qui nous habite et qui est retravaillé, reconvoqué, qui continue de circuler, c’est ce genre de choses qui m’intéresse. Ça fait des images qui sont beaucoup plus habitées qui ont des arrière-plans en fait.

Ce que j’aimerais à présent, c’est que vous choisissiez une planche dans l’album ou une double page et que vous la commentiez.



Allez, après 1000 difficultés pour faire un choix (rire), je m’arrête sur la page 61 avec la rencontre, la première rencontre avec d’un côté Verlaine et Germain Nouveau et en dessous une scène qui se passe à Livourne où Rimbaud était en quelque sorte échoué quand il était tombé malade en Italie et il va être rapatrié à Marseille. Dans la scène d’en haut, on a Verlaine qui est sur le quai, qui attend l’arrivée de Germain Nouveau et ça correspond à un écrit de Verlaine qui raconte – Non ce n’est même pas un écrit, c’est carrément un poème en fait où il parle de la rencontre avec Germain Nouveau – qu’ils se sont reconnus comme ça sans se connaître ; ils se sont aperçus parmi la foule, ils ont su que l’un était l’autre. Donc j’ai gardé cet élément-là. Dans la scène où ils se rencontrent, j’ai choisi que chacun se poste face à l’autre avec dans la même bulle les deux questions qui se chevauchent Germain Nouveau ? point d’interrogation, Paul Verlaine ? point d’interrogation. J’étais content d’avoir trouvé cette idée de la phrase qui se dit au même moment et ça incarne déjà la rencontre même dans les mots. Il y a un truc intéressant avec Verlaine et Nouveau, c’est que tous les deux étaient en quelque sorte les satellites de Rimbaud comme on l’a évoqué tout à l’heure et quelque part il pouvait y avoir de la jalousie entre eux ou des formes de rivalité puisque les deux notamment avaient fait eux-mêmes un séjour très particulier en compagnie de Rimbaud à Londres précisément et c’est assez ironique que ce soit à Londres qu’ils se rencontrent pour la première fois. Et en fait il se trouve qu’ils se sont beaucoup plu, qu’une amitié est née à partir de cette rencontre et quelque part, ils se sont retrouvés aussi avec beaucoup de points communs. La planche, elle, est dans des tonalités gris-vert plutôt gris vert avec un peu de touches ocre par ci par là et bon là on est dans les ambiances de fumée aussi de la gare.



Alors la page de gauche nous montre la gare King’s Cross à Londres dans une esthétique qui est inspirée, nourrie par la Gare Saint-Lazare de Monet donc on a ces fumées qui sont très présentes et cette image qui vibre un peu. C’était ça que je voulais représenter dans le traitement graphique qui est tout dans une esthétique picturale. Il y aussi le jeu entre le net et le flou avec au premier plan les personnages qui sont un peu flous – rien n’est bien net jamais d’ailleurs – mais l’arrière-plan est plus flou donc il y a des dimensions qui peuvent évoquer aussi les photographies ou le cinéma de ce temps-là – enfin, de ce temps-là il n’était pas encore né le cinéma le pauvre ! (rires). Et dans la scène d’en dessous on a un petit peu un contraste chromatique mais aussi d’ambiance parce qu’on se retrouve avec Rimbaud qui est tout seul et qui est vu en contre-plongée ce qui permet d’avoir un grand vide celui du ciel et avec ses yeux perdus dans un lointain, un regard un peu mélancolique. Voilà, il est en train de fumer une pipe et la planche se termine avec quelqu’un qui l’interpelle : Monsieur Rimbaud ? Point d’interrogation ce qui là bien sûr fait aussi une rime avec les deux questions de la partie haute de la page. Donc le dialogue est vraiment on va dire très minimal mais il est signifiant et il résonne ; là il y a une approche de la résonance. On est dans les lumières un peu plus chaleureuses du Sud, en Italie donc c’est aussi des climats qui sont représentés par ça, par les couleurs. Eh bien voilà.
Eh bien merci beaucoup pour ette belle analyse. Le temps vous est compté. Il est temps de vous libérer. Alors bonne fin de festival !
Merci à vous.

Interview de Francine VANHEE

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