Interview Sylvain Savoia : Petit pays
au festival Le livre sur la place, Nancy
13 septembre 2024
(avec quelques ajouts sur fond bleu de propos de Marzane Sowa recueillis le 14.09.24)
Comment a débuté pour vous l’aventure Petit pays ?
Eh bien l’aventure « Petit pays » nous a été proposée par notre éditeur. En fait c’est arrivé un peu hors de notre univers : c’est à dire que Juliette Jost l’éditrice de Gaël connaît très bien notre éditeur de l’époque José-Louis Bocquet qui s’occupait de la collection « Aire Libre » avec qui on travaillait.
Marzena et moi lui avons proposé, lors du salon du livre de Bruxelles, un projet qui tournait autour de l’Afrique et pour lui ça a été une révélation en fait. Il avait le roman « Petit pays » sur son bureau et il s’est dit « il y a une évidence, il y a une corrélation entre vos univers ». Corrélation entre « Marzi » qu’on avait déjà fait ensemble Marzena et moi, entre « Les Oubliés de Tromelin » que j’avais fait tout seul et qui graphiquement lui semblait intéressant pour ce sujet-là, et entre le récit incroyable de Gaël, ce roman « Petit pays », qui était vraiment quelque chose de très fort, très sensible et dans lequel on est tombé tout de suite dès qu’il nous l’a proposé. C’était une écriture qui nous a parlé.
Les oubliés de Tromelin

On a eu très envie de travailler sur ce roman une fois qu’on l’a lu et tout de suite on a eu envie de rencontrer Gaël pour savoir si on était compatibles, si on avait envie d’aller dans le même sens, si on avait la même sensibilité, si on avait les mêmes attentes sur une adaptation … Et ça a été exactement le cas en fait ! On s’est rencontrés tous ensemble, ça a été une très très belle rencontre. C’était un plaisir de pouvoir discuter avec lui, d’échanger, et ça nous a donné une envie très forte d’adapter son roman.


Est-ce que c’était intimidant quand même pour vous de vous attaquer à un roman qui avait reçu un tel accueil public et critique ?
Énormément intimidant forcément ! On n’en a pas pris conscience tout de suite mais on s’est vite rendu compte effectivement que c’était un roman qui avait eu un succès fou, qui maintenant s’est vendu à 1 300 000 exemplaires je crois, et donc s’attaquer à l’adaptation d’un roman c’est déjà quelque chose de particulier mais s’attaquer à celui de quelqu’un qui est encore vivant – souvent on s’attaque à des romans qui sont tombés dans le domaine public avec des auteurs disparus depuis longtemps – ça l’est encore plus ! Là l’auteur est vivant, il est même plus jeune que moi et puis c’est un récit qui le touche profondément, personnellement. Ce n’est pas autobiographique mais c’est quand même très inspiré de sa vie, de son expérience, de ce qui le touche le plus. Et il y a en plus ce public incroyable qui est amoureux vraiment de ce roman et on avait très peur de décevoir en mettant des images dessus, en l’interprétant. Donc tout ça, ça nous a mis quand même une certaine pression, et beaucoup d’attentes. On a mis la barre un peu haut – pour nous-mêmes en tout cas – pour essayer de correspondre à tout ça.
Vous rappelez que le roman original n’est pas autobiographique et pourtant vous présentez Gabriel adulte sous les traits de Gaël Faye ?
de Gaël à Gaby


Oui alors il y a pas mal de clins d’œil dans cette bande dessinée ! Avec Gaël on a beaucoup discuté, on a beaucoup échangé, il nous a fourni énormément de photos de famille, beaucoup de documents personnels … Eh bien toute cette documentation personnelle, toutes ces photographies d’enfance c’était un plaisir de plonger dedans, et de pouvoir donner des traits aux personnages principaux et même secondaires qui venaient de son univers personnel comme ses parents ; la maison de Gaby c’est la maison de Gaël … Tout ça c’était amusant de pouvoir jouer avec. Il y a des choses aussi que Marzena s’est amusée à mettre dans la bande dessinée. Par exemple, dans le roman, il y a un perroquet et on s’est rendu compte qu’on pouvait le remplacer parce que sur les photos de Gaël enfant, sur la terrasse, il y avait un vautour. Marzena a été hyper surprise de voir un vautour parce que c’est tout de même une bête très sauvage et elle lui a demandé ce que faisait ce rapace sur sa terrasse .

Gaël a répondu « oui, effectivement, on avait un vautour. Mon père l’avait apprivoisé, il était avec nous, il vivait à la maison et il s’appelait Jeannot ! » C’était tellement invraisemblable ! Il nous a dit « je ne l’ai pas mis dans le roman parce que ça semblait trop ! » On s’est permis de le mettre dans la bande dessinée parce que graphiquement c’était chouette et surtout parce que ça racontait quelque chose aussi… Ça nous a permis d’amener une séquence particulière qui n’est pas dans le roman mais qui donne une intensité à une scène qui nous semblait intéressante. Donc voilà tout ce genre de choses qui font que j’ai aussi donné les traits à Gaby grand de Gaël parce que ça m’amusait ce petit clin d’œil et je pense que ça l’a beaucoup amusé aussi !

Pourquoi adopte-t-il le terme de « créolisation » quand il évoque ce roman graphique à six mains parce qu’il n’est pas crédité au scénario ?
Alors effectivement c’est « d’après Gaël Faye » mais en même temps voilà c’est tellement son histoire, tellement son univers qu’on a adapté qu’il fait partie de ce livre intrinsèquement ! On ne peut pas dire qu’il n’y a pas participé ; il n’a pas fait l’adaptation mais il nous a accompagnés tout le temps. Il a relu le scénario, il nous a conseillés, je lui ai montré les planches au fur et à mesure. Il y avait quand même toujours cet échange permanent ! Quand j’avais des doutes, quand j’avais des questions sur la documentation, je les lui posais et il me répondait instantanément. Il m’avait même fait des petits croquis qu’il m’envoyait de Bujumbura depuis son téléphone, pardon de Kigali puisqu’il habite au Rwanda ! Donc vous voyez la proximité entre Gaby et Gaël … parfois je m’y perds !
Oui mais même lui joue là-dessus puisque Gaël / Ga(bri) el …

Voilà ! Il y avait une attention quand même assumée dès le départ ! Et puis « créolisation » parce que effectivement c’est ce mélange de cultures qui m’intéresse beaucoup aussi : lui-même est métis, moi je suis Français, Marzena est polonaise ça crée quand même une espèce de de multiculture autour de cette œuvre plutôt intéressante …
Ce qui est l’un des thèmes principaux de l’œuvre elle-même en plus !
Complétement ! Oui tout à fait !
Le film d’Éric Barbier, même s’il a été retardé par le COVID, est sorti avant que vous ayez fini votre bd. Est-ce que cela a été gênant pour vous ?
Alors ça a été une grande angoisse parce que lorsqu’on a commencé le projet on s’est dit « Oh, on ira plus vite que le film ! Le temps qu’ils mettent tout en place ça va être long !» Et il se trouve que j’ai été embarqué sur plein de d’autres choses en même temps que « Petit pays » donc c’était un peu plus long que prévu de mon côté. Puis il y a eu le COVID et Gaël m’a invité à l’avant-première. J’étais à peu près à un bon tiers de l’album je pense et j’avais vraiment très peur d’aller voir le film ! Pour plusieurs raisons : parce que déjà c’est une adaptation sur la même œuvre, que j’avais peur que les choix soient les mêmes et que la mise en scène, que la réalisation, soient nettement plus fortes que ce qu’on a pu faire en bande dessinée et puis j’avais peur d’être influencé aussi par les images que j’allais voir … mais Gaël m’a invité, je n’allais pas lui dire non … et puis je suis quand même curieux !
Gaël Faye et le réalisateur Eric Barbier à l’avant-première du film

Mais j’y suis allé en étant extrêmement stressé puis j’ai vu le film et c’était chouette et je l’ai trouvé bien. En même temps, j’étais très rassuré en sortant parce qu’on n’avait pas le même parti pris ; on n’avait pas le même point de vue ; on n’avait pas mis la même sensibilité dedans … C’était différent.
Le rythme est forcément très différent parce que le rythme de la BD se rapproche plus de celui de la littérature que le cinéma qui impose un rythme qui est dans l’action, qui est dans l’énergie. Il y a la musique, il y a le son qui est très présent et nous on aborde forcément très différemment le texte. Du coup, je me suis senti beaucoup mieux après avoir vu le film et je me suis dit « en fait c’est très bien que le film sorte assez en amont de la bande dessinée et qu’on ne pense pas que ce soit quelque chose qui soit vraiment relié ensemble et que la bande dessinée soit l’adaptation aussi du film par exemple ».

« Petit pays » ça désigne à la fois le Burundi qui n’est pas très étendu comme vous le rappelez dans l’une des pleines pages de l’album mais aussi le pays de l’enfance et d’emblée dans le roman on a la nostalgie extrêmement présente d’un paradis perdu avec le prologue. Le film, lui, met beaucoup l’accent sur la perte de l’harmonie familiale, de l’illusion politique etc … Mais dans votre adaptation au contraire – vous disiez que vous n’avez pas eu le même parti pris – la part belle est donnée aussi à la joie et aux moments lumineux et les séquences avec les amis sont très développées. Qu’est-ce qui vous a amenés à choisir cet angle-là ?
Je pense que c’est la sensibilité de Marzena qui tend vers cela. C’est déjà dans la continuité de ce qu’on a fait sur « Marzi » : une enfance qui se construit dans un contexte un peu difficile, un peu incompréhensible pour des enfants face à ce monde d’adultes un peu particulier.

C’est ce qui est touchant dans le roman de Gaël et qui nous remue autant en fait : ce côté d’enfance bouleversée, percutée comme ça par la réalité, mais qui garde cette magie assez conséquente. « Petit pays » c’est Bujumbura, c’est le Burundi, c’est l’enfance, mais c’est aussi ce lieu un peu particulier que les enfants se sont appropriés autour du vieux combi Volkswagen. Ce combi c’est un peu leur petit pays aussi ! Il y a l’impasse, mais il y a aussi cet endroit un peu hors du temps, hors du monde des adultes … Tout ça ce sont des endroits un peu protégés jusqu’à ce que finalement la violence finisse par y arriver… C’était important de se concentrer aussi sur cette force qu’ont les enfants de s’abstraire du monde réel. On le voit en permanence dans les reportages à la télévision : même dans les pays les plus difficiles, les plus en guerre, il y a toujours cette faculté des enfants à se créer un univers, à jouer avec trois fois rien et à essayer de profiter de la vie et d’être dans le moment présent et pas dans l’angoisse permanente.

Justement je voulais vous parler des deux couvertures principales (parce que je crois qu’il y a aussi une édition Fnac) celles d’Aire libre … Je pense que vous venez d’expliquer ce qui a présidé à votre choix pour la version de luxe qui met en scène le combi Volkswagen, mais pourriez-vous nous parler de l’édition classique ? C’est bien votre création et non celle d’un graphiste ?

Oui c’est moi et c’est marrant d’ailleurs parce que j’ai fait la couverture avant de faire l’album ce que je ne fais jamais ! D’habitude on fait toujours les couvertures après … Mais on avait besoin de visuels déjà et puis j’avais cette image en tête qui était quand même en partie inspirée par la couverture initiale du roman de Gaël qui est bleue aussi. Quand j’ai lu le roman, ce passage de la piscine a été l’un de mes préférés. C’est vraiment un moment fort , un moment un peu onirique très particulier : c’est un moment de bascule, un moment de choix pour le personnage principal et j’ai vraiment adoré ce passage-là avec le voyage en taxi jusque à l’Université sur les hauteurs de Bujumbura, l’orage, la pluie qui commence à tomber, la nuit qui tombe … et ça m’avait vraiment complètement marqué donc j’avais envie de de faire une image très simple qui soit dans cette idée-là.
Et c’est amusant parce que je n’en avais pas parlé avec Gaël et quand l’album est sorti, qu’il a eu l’album entre les mains, et qu’il l’a vraiment feuilleté fini avec les couleurs, il a été très touché par cette séquence. Il m’a dit que c’est la séquence qui lui avait pris le plus de temps, il se rappelle du moment où il l’a écrite chez lui à Kigali, il se rappelle de la musique qu’il écoutait et donc ça c’était vraiment un moment particulier ; on s’est retrouvés assez connectés par cette séquence-là. Donc je suis assez content qu’elle soit en couverture et qu’elle représente ce moment.

Mais il y a aussi une certaine ambiguïté dans cette couverture ?
Oui, elle est angoissante aussi car ce personnage est en silhouette noire alors qu’on est quand même dans un contexte un peu ensoleillé avec le ciel bleu, les palmiers … Et puis il est en équilibre un peu instable il y a une espèce de perspective qui est une fausse perspective qui donne un effet de basculement …
Votre personnage principal est profondément humaniste, il garde longtemps chez vous son côté angélique puisque vous avez choisi par exemple de ne pas inclure la longue scène du vélo volé qui va déboucher sur « la faute » de Gabriel (le refus de laisser son vélo au paysan pauvre qui l’a acheté en toute bonne foi). Pourquoi avez-vous choisi de gommer ce côté un peu moins angélique justement ?
C’est vrai qu’on s’est un peu concentrés sur d’autres séquences … Alors déjà, on a évacué cette scène parce que forcément on était obligés de faire des choix. En bande dessinée ça prend beaucoup plus de temps et de place ; qui dit place dit beaucoup plus de pages ; qui dit plus de pages, dit album plus cher … Et c’est toujours compliqué de faire un album qui va faire 200-250 pages.
On voulait amener ce côté plus sombre en montant crescendo jusqu’au moment du lynchage avec le taxi et on voulait y arriver de de manière vraiment progressive et ne pas louvoyer trop parce que le rythme est différent en bande dessinée par rapport au roman : dans un roman déjà on peut se permettre de jouer sur l’espace et le temps beaucoup plus facilement ; à partir du moment où on montre c’est plus complexe de créer des séquences qui font des aller-retours.
Photogramme du film d’Eric Barbier

MS : Pour la scène du vélo d’une part je n’avais pas tellement envie de montrer Gaby encore davantage bourreau parce qu’il y a une scène où vraiment il l’est et pour moi ça suffisait et d’autre part c’était vraiment très long et ça détonnait un peu, ça ne faisait pas sketch mais presque comme une scène de cinéma muet ou bien de « Zazie dans le métro ». Ça met un côté comique, même à la Tati … je ne sais pas, il y avait un truc… C’était une scène qui pouvait être là mais ça aurait ajouté des pages et là c’est l’économie du livre aussi qui apparaît. Et puis il aurait fallu que ce vélo on le voie de temps en temps avant cette séquence car dans la BD il y a toujours ces codes-là : les choses n’apparaissent pas inutilement.
Encore une question qui porte davantage sur le scénario : on a un double point de vue dans le roman puisque le prologue et l’épilogue laissent entendre la voix de Gabriel adulte (et se différencient d’ailleurs par l’italique) tandis que le reste de l’œuvre adopte celui de l’enfant dans les dialogues et les lettres tout en mêlant quand même des réflexions plus adultes. Or, dans votre adaptation, on a bien une séparation : tout le côté adulte se trouve dans les cartouches. La voix off et les petites phrases plus philosophiques ou dotées de plus de recul qui se trouvaient en « corps » du roman sont enlevées. On a bien deux voix séparées ; c’était pour une plus grande lisibilité ?
Il y avait un choix à faire effectivement sur la compréhension. En fait quand on commence le roman, on commence à Paris avec Gaby qui s’exprime, qui attend le voyage. Or nous on a commencé l’album directement à Bujumbura et donc on était directement dans la voix des enfants. Je pense que Marzena a joué sur ces deux narrations assez différenciées pour une question de lisibilité et de sensibilité aussi ; il faudrait lui poser la question mais je sais que ça a été assez évident pour elle de structurer de cette manière.
MS : Quand j’ai lu le roman et que je me suis plongée dans sa traduction – parce que c’est en quelque sorte une traduction l’adaptation – je savais que je voulais que ça se passe uniquement au Burundi et au Rwanda et pas du tout en France. Donc je savais que Gabriel adulte ne m’intéressait pas de façon anticipée. Je voulais instaurer une continuité et que son arrivée au Rwanda à la fin soit comme une sorte d’épilogue pour vraiment marquer le passage du temps.
Je voulais être au plus près de l’enfant et aussi être uniquement dans ce pays pour que tout se passe là-bas et avoir cette unité du lieu.
Marzena, tout le monde s’accorde à dire qu’une des grandes forces de l’écriture de Gaël Faye qui est également musicien et chanteur c’est son côté poétique et musical. Avez-vous eu peur de perdre ces dimensions dans votre adaptation ?
MS : Cette oralité, cette musique qu’on retrouve [dans la prose de Gaël] elle est là oui … C’est pas juste une impression : il y a vraiment quelque chose. Et ça j’avais peur de le perdre parce que la bande dessinée c’est vraiment différent ! J’avais quand même envie de rester le plus fidèle possible au roman et à son style […]je voulais quand même garder la voix off ; je savais que ce serait la voix off de Gaël parce qu’elle est magnifiquement écrite donc c’était mon point de départ. Je n’y ai pas changé grand-chose et ça m’a permis de créer du lien entre les scènes parce que je les ai déplacées. Il faut créer des liaisons entre les scènes et c’est pourquoi je fais parler parfois les voisins Van Götten alors que ce n’était pas dans le texte. À la fin , je me suis permis de faire un ajout à la voix off quand Gaby parle de son père en disant « l’écharde blanche dans le corps de l’Afrique » tout en ayant peur de la réaction de Gaël qui n’a pas eu l’air choqué.
Et comment rend-on graphiquement ce point de vue enfantin, Sylvain ?
Avec une certaine naïveté dans la façon de montrer la vie quotidienne et la société. On a fait un peu de cette manière-là dans « Marzi » et j’ai quand même une tendance à jouer avec mon style de dessin qui est un peu à la limite du réalisme et à la limite du cartoon par moment et ça ça me permet quand même beaucoup de choses qui sont plus difficiles quand on a un dessin forcément très réaliste, plus académique que le mien. Et du coup quand je suis vraiment dans les séquences avec les enfants, j’ai une tendance plus facile à aller vers un dessin plus rond, plus synthétique, plus dynamique peut-être aussi ? Et quand on est dans les séquences plus adultes, quand on parle du génocide, quand on parle des choses qui sont vraiment plus ancrées dans les faits et violentes, là j’ai un dessin qui va être plus réaliste.

L’insouciance de l’enfance est perdue dans l’histoire individuelle (la séparation des parents mais elle est surtout perdue à cause de l’émergence de l’Histoire avec un grand H dans l’histoire et la présence de la guerre et du génocide. Ça a dû vous poser un certain problème ou même un certain dilemme car vous avez dû vous demander jusqu’où l’on pouvait aller dans le « montrable » ?
C’était une grande question, une grosse réflexion … Ce n’était pas simple, en fait, de répondre à ça parce que déjà ça arrive plus tard dans le roman et donc j’ai repoussé ça au maximum. De plus je n’ai pas dessiné tout exactement dans l’ordre donc il y a vraiment des séquences plus dures que j’ai dessinées sur la fin et je me suis posé plein de questions.
Il fallait le montrer, je ne pouvais pas en faire abstraction parce que c’est une vérité historique, on ne va pas le nier, c’est important, mais il ne faut pas en faire un spectacle. À aucun moment je ne voulais être dans le sensationnalisme, et j’ai fait ce choix narratif d’être vraiment dans les instantanés : il n’y a pas de séquence en fait quand on est dans la violence dans l’album (à part la séquence du lynchage).

Lorsqu’on aborde la violence du génocide, il n’y a aucune séquence suivie. Ce sont des instantanés, des images quasi fixes, comme si on avait pris des photos de ces moments. Il n’y a pas de courses poursuites ni même de personnages qu’on retrouve d’une case à l’autre mais plutôt des images arrêtées qui sont quand même très fortes. Pour moi, ce qu’il est important de transmettre dans ces images là, c’es la soudaineté de la violence qui survient dans le quotidien des gens, sa proximité parce que c’est des gens qui se côtoient, et puis le fait que cette violence-là dégage une peur intrinsèque très profonde. J’avais envie qu’on sente cette peur des personnages, qu’on la ressente vraiment au plus profond de soi, plutôt que d’être dans l’image choc. Il y a quelques moments où on voit des coups de machette, des choses comme ça, mais assez peu en fait.
Quel est le rôle joué par la couleur dans cette présentation de la violence ?
Alors la couleur c’est important pour moi de plus en plus dans mes albums. Quand je dessine, il y a des choses que je ne dessine plus parce que je sais que je vais utiliser la couleur pour cela. Il y a des séquences que j’ai choisies de traiter avec une couleur particulière notamment quand Yvonne la mère de Gaby revient du Rwanda et qu’elle témoigne de ce qu’elle a vu dans un état un peu second ; quand elle est à table avec les enfants et que ça coupe un peu court les conversations. Là, comme on est dans le souvenir, je suis dans un traitement à la fois graphique et de couleur qui est complètement différent et qui permet de donner une autre intensité à cette séquence, de la sortir un peu du réel. Encore une fois, pas dans des séquences d’action mais vraiment dans des images qui s’entremêlent et qui rendent compte de l’état de déstructuration totale de cette femme qui a vécu un traumatisme abominable.


Quelle scène du roman vous a paru la plus difficile à adapter ?
C’est celle-là ! Ce sont ces deux scènes du génocide qui commence et le retour d’Yvonne qui raconte ce qu’elle a vécu. C’est des scènes vraiment particulièrement compliquées à mettre en scène pour les raisons que j’ai expliquées.
Est-ce que vous avez un regret : une scène de roman que vous avez dû laisser de côté pour cause de pagination ou autre et que ça a été un crève-cœur de laisser de côté ?
Alors après avoir lu « Jacaranda » et après avoir beaucoup travaillé sur « Petit pays » en bande dessinée, je n’ai plus le souvenir absolu de toutes les séquences ! Si j’ai un regret ce n’est pas sur des séquences que l’on aurait abandonnées mais plutôt sur la place qu’on a donnée aux séquences. J’aurais aimé avoir un peu plus de place sur certaines séquences pour jouer un peu plus avec l’espace et avec le temps et donner un peu plus d’ampleur à certaines images et certains moments un peu suspendus comme ça. On est obligé parfois de traiter de manière synthétique « raccourcie » et c’est ça qui me gêne un peu.

POUR ALLER PLUS LOIN
Les oubliés de Tromelin

L’île des Sables, un îlot perdu au milieu de l’Océan indien dont la terre habitée la plus proche est à 500 kilomètres… À la fin du XVIIIe siècle, un navire y fait naufrage avec à son bord une « cargaison » d’esclaves malgaches. Les survivants construisent alors une embarcation de fortune. Seul l’équipage blanc peut y trouver place, abandonnant derrière lui une soixantaine d’esclaves.
Les rescapés vont survivre sur ce bout de caillou traversé par les tempêtes. Ce n’est que le 29 novembre 1776, quinze ans après le naufrage, que le chevalier de Tromelin récupérera les huit esclaves survivants : sept femmes et un enfant de huit mois. Une fois connu en métropole, ce « fait divers » sera dénoncé par Condorcet et les abolitionnistes de l’esclavage, alors que la Révolution Française se prépare…
L’ouvrage s’articule autour de deux récits : le naufrage et la survie sur l’île vus par les yeux d’une des survivantes recueillies par le chevalier : Tsimiavo qui a dix ans au moment du drame et le journal de bord tenu par le dessinateur en 2008 quand il participa à une mission scientifique sur l’île des sables.
L’auteur ne propose pas un récit moralisateur car la dénonciation de l’esclavagisme se fait d’elle-même : d’un côté un capitaine cupide et incompétent, de l’autre des Malgaches, hommes et femmes « oubliés », capables de conserver un comportement civilisé contrairement à leurs maîtres ; au milieu, un groupe illustré par le lieutenant Castellan qui accepte l’ignominie de son époque comme un fait économique établi tout en gardant une lueur de conscience au fond de lui-même.
Graphiquement Savoia travaille déjà sur deux styles qui permettent de différencier les deux récits comme il le fera dans « Petit Pays » pour bien délimiter les souvenirs d’enfance et de l’histoire personnelle de Gaby et les événements liés à l’Histoire avec un grand « H ». La partie documentaire utilise un encrage dense avec des personnages souvent en bustes ou figés dans leurs actions de recherches. La partie fiction est dessinée à l’aquarelle et revient à un dessin plus rond avec des séquences narratives aux plans plus larges. La voix off devient rare et seuls les dialogues plus intimes nous font rentrer dans le quotidien possible des survivants avec beaucoup d’émotion.

Marzi

Née en 1979, Marzi est une petite polonaise de 7 ans qui regarde le monde de ses grands yeux d’enfant, ses parents, sa famille, ses amis d’école, et les dames du magasin d’alimentation. Elle vit dans une HLM située dans une ville industrielle. Marzi est gaie, insouciante, espiègle. Ses aventures montrent la Pologne telle qu’elle était dans les années 1980, quand un Pape polonais était à la tête de l’Église catholique et que le régime communiste vivait ses dernières années. Marzena a vécu les queues devant les magasins, les messes presque permanentes, le ras-le-bol des petites gens. La série – et les albums – se présentent comme une suite de petites histoires, plus ou moins longues (de deux à une dizaine de pages) prépubliés dans « Spirou » qui s’inspirent des souvenirs d’enfance de l’auteur. On y trouve un double point de vue : celui de l’enfant naïve mais aussi et observatrice et pertinente et celui de l’adulte via la voix off comme dans Petit Pays. Au fil des six premiers épisodes, la situation politique de la Pologne envahit de plus en plus l’espace du récit, la série quitte alors le rayon jeunesse pour un public bien plus averti. Sylvain Savoia, rend son trait plus rond, presque cartoon parfois. Il réussit même à adapter avec brio les couleurs à son dessin, là encore pour rendre les planches plus enfantines comme dans les passages consacrés au bonheur de l’enfance dans son adaptation du roman de Faye. Assez jeunesse au tome 1, le trait est nettement plus ferme et « réaliste » à la fin de la série quand l’Histoire prend toute sa place comme dans l’album« Petit Pays ».

Gaël Faye parle de l’adaptation de son roman en bd
(avec aussi Marzena Sowa et Sylvain Savoia)
VIDEO. « Petit Pays » : Gaël Faye parle de l’adaptation de son livre en BD (francetvinfo.fr)


