L’enfer

D’après Henri-Georges Clouzot
Adaptation : José-André Lacour
Dessin : Nicolas Badout
Éditeur : Sarbacane
176 pages
Prix : 26,00 €
Parution : 5 mars 2025
ISBN 9791040804451
Ce qu’en dit l’éditeur
1962, Marcel et Odette heureux jeunes mariés, prennent la gérance d’un hôtel situé dans le Cantal, au pied du viaduc de Garabit qui surplombe en majesté le lac de Grandval. Ils sont amoureux, débordants d’envies, de vie et d’espoir : l’avenir leur appartient ! Dans ce cadre naturel exceptionnel, les mois et les années passent, l’hôtel a désormais ses habitués, la vie s’écoule doucement entre farniente, apéros, parties de cartes et ski nautique sur le lac… Tout irait pour le mieux, si ce n’est que Marcel ne supporte plus le fracas infernal du train qui, plusieurs fois par jour, emprunte le viaduc : blablam, blablam…. Marcel dort mal, puis ne dort plus. Le manque de sommeil lui procure des hallucinations puissantes, il entend une voix insistante, qui lui répète qu’il devrait mieux surveiller la jolie et avenante Odette, qu’elle lui ment effrontément, qu’elle le trompe sans vergogne, là, sous ses yeux. Ne voit-il donc rien ? Oui, il en est sûr désormais, elle le trompe. Mais avec qui ? Et où ? Et quand et comment?… Ce qui n’était qu’un doute se transforme en paranoïa aiguë, qui fait place à son tour à la folie. Marcel harcèle Odette, la questionne sans cesse, la suit, l’espionne, la supplie » d’avouer « , qu’il » saura pardonner « … À bout de nerfs, il l’enferme et…
7e et 9e art entretiennent depuis toujours des rapports étroits. De nombreux albums de bande dessinée se trouvent ainsi adaptés à l’écran (il y a même une rencontre spécifique au FIBD d’Angoulême chaque année entre éditeurs de bd et producteurs « Shoot the book ») tandis que parfois le monde du cinéma devient sujet d’album. Qu’il s’agisse de biographies d’acteurs ou de réalisateurs célèbres dans la collection « 9 ½ » chez Glénat, de bd documentaires comme « Le storyboard de Wim Wenders » de Stéphane Lemardelé ou d’une rêverie sur un tournage mythique comme le firent Luz jadis à propos des « Misfits » dans « Hollywood menteur » ou Florent Silloray naguère sur « Apocalypse Now », le cinéma nourrit et inspire la bande dessinée.
Le tournage maudit de « L’Enfer » de Clouzot aurait pu donner matière à un album mais Nicolas Badout qui publie un roman graphique éponyme chez Sarbacane a choisi une toute autre voie : il a décidé d’achever ce film dans une adaptation en bande dessinée. Après avoir rappelé la genèse du film, nous nous pencherons donc sur cette initiative inédite.
L’ENFER D’HENRI-GEORGES CLOUZOT
« La Vérité » ayant obtenu l’oscar du meilleur film étranger en 1960, HG Clouzot est reconnu par les critiques, courtisé par les producteurs et prêt à toutes les audaces. Impressionné par « 8 ½ » de Fellini, il voulait révolutionner le cinéma et cherchait une manière inédite de filmer la jalousie avec son nouveau projet « L’Enfer ».

Après s’être minutieusement documenté auprès de psychiatres sur les troubles du comportement liés à la jalousie, il entreprend donc à l’été 1963 avec le scénariste belge José-André Lacour la rédaction d’un scénario centré sur ce thème : l’histoire d’un homme, Marcel, obsédé par les infidélités supposées de sa femme Odette. Si le sujet est classique, le cinéaste souhaite marquer les esprits par une réalisation expérimentale. Pour cela, il avait le projet de montrer en noir et blanc l’histoire réaliste et de réserver la couleur à la vision du jaloux : effets de lumière, de couleurs, déformations devaient rendre compte de sa maladie et le son se serait lui aussi apparenté à des hallucinations auditives. Très influencé par le travail de Vasarely et l’art cinétique, le réalisateur se lance alors dans une série d’expérimentations – plus ou moins concluantes – sur la couleur et sur le son.
Vasarely Keiho C1 ( 1963)

Un plan de L’Enfer (1964)

Il bénéficie, comme le rappelle Nicolas Badout dans son avant-propos, de « crédits illimités » et va donc peaufiner avec un perfectionnisme presque démentiel les scènes à venir en s’enfermant pendant 6 mois dans une suite du Georges V avec ses décorateurs. Il s’octroie la collaboration de Bernard Parmegiani, compositeur de musique électroacoustique renommé et virtuose de la manipulation des sons sur bandes magnétiques. Il tente enfin en studio à Boulogne dès le début 1964 des expérimentations sur la couleur en couvrant les comédiens de peinture, faisant fabriquer des dispositifs complexes d’éclairage avec des lampes de couleur…Comme l’écrit le bédéaste en préface « ce film devait être un véritable laboratoire de cinéma ».

Les personnages principaux seront incarnés par Serge Reggiani, 42 ans à l’époque, et Romy Schneider 26 ans : un homme mûr ; une femme jeune, belle, insouciante. La différence d’âge servant de terreau à la jalousie. Il y a aussi Dany Carrel dans le rôle de la meilleure amie, Jean-Claude Bercq dans celui de Martineau le garagiste amant supposé, Mario David, Catherine Allégret … En juillet 1964 l’équipe (jusqu’à 150 techniciens !) part tourner en décors naturels dans le Cantal mais rien ne va se passer comme prévu…
Le voyage au bout de l’Enfer que fut le tournage est magistralement raconté dans un documentaire de Serge Gromberg et Ruxandra Medrea césarisé en 2010. Nicolas Badout déclare d’ailleurs
« C’est grâce à ce documentaire que j’ai connu le film, (du moins ce que Clouzot souhaitait faire, pas la version de Chabrol de 1993) tout comme le public à l’époque, puisque personne n’avait vu ces images jusque-là ! »
L’ENFER POUR AUBE
Fasciné par les images des séquences tournées, Badout crée d’abord des illustrations qui reprennent des plans du film ou bien s’en inspirent mais il éprouve bientôt l’envie de de compléter le « puzzle ».
Une illustration inspirée de L’Enfer

Et comme ce documentaire existe, je ne voyais pas l’intérêt de le paraphraser, je pouvais me contenter de m’appuyer notamment dessus pour comprendre et « finir » ce film époustouflant (ce qui est en soi un exercice qui n’avait jamais été tenté jusque-là, mis à part par Chabrol, mais qui a massacré la trame scénaristique notamment en supprimant le principe de flash-backs ainsi que les effets optiques et lumineux qui faisaient aussi l’intérêt d’un tel film) ».
Il choisit donc de poursuivre l’œuvre et de « ressusciter » la vision qu’avait eue Clouzot de son projet puisque, selon lui, Chabrol optant pour une veine naturaliste avait échoué. Allait-il le faire sous forme filmique ? Non, car les ayants droits de Clouzot ont été échaudés par L’Enfer de 1994 demeurent désormais réticents. Et pourquoi pas sous forme de roman graphique ? C’est ainsi que Badout se lance dans sa première BD.


Comme pour montrer la continuité de sa visée avec celle du réalisateur du « Corbeau », il l’ajoute à son casting dans le rôle de Duhamel qui n’emprunte plus ainsi les traits de l’acteur André Luguet. Le dessinateur décrète en effet
« Il m’a paru évident que […] ce client solitaire avec sa petite caméra, qui a ce côté un peu voyeur, était une projection de Clouzot. Et comme ce film devait être une révolution et sa réalisation ultime, j’ai ainsi souhaité lui rendre hommage en le faisant jouer dans son propre film ».
Il se lance aussi dans une véritable enquête et presque un travail archéologique.
ARCHÉOLOGIE FILMIQUE
Il a eu accès, en premier lieu, au scénario que la succession Clouzot lui a fait parvenir, une fois les droits obtenus. À la Cinémathèque Française, il a pu consulter les notes manuscrites d’avant-projet de Clouzot, les transcriptions des voix et pensées que Marcel entend, quelques éléments de storyboard et plans de décors, mais également le découpage du film.
Éléments de storyboard de L’Enfer

C’est principalement ce dernier qui l’intéressait, puisqu’il savait que le scénario qu’il avait reçu de la part des ayants-droits daté de début 1964 était très certainement « caduque » par rapport au tournage de juillet 1964. En effet, Clouzot étant insomniaque, bourreau de travail, et réécrivant tout sans cesse, le bédéaste « souhaitai[t] coller au plus près du tournage, jusqu’à l’instant où il s’est arrêté, en intégrant tous les changements qui auraient pu être opérés ». Et ça a été le cas, le découpage lui a permis d’amender le scénario de base, des dialogues et des scènes ayant évolué.
Il a ensuite poursuivi par un travail de repérage en se rendant sur les lieux du tournage. Il a ainsi passé trois jours au viaduc de Garabit, s’est rendu au village de Murat où prend place la filature, a pu visiter l’hôtel où l’histoire se déroule et en a même reconstitué un modèle informatique 3D dans lequel il pouvait déambuler, toujours dans un souci de vérité.
On retrouve dans son album des citations exactes de plans tournés par Clouzot. Le casting est à l’identique comme il le souligne lui-même :
« Si vous regardez de près, vous devriez bien reconnaître les acteurs et actrices, y compris Maurice Garrel dans le rôle du Dr Arnoux, ou encore Claude Brasseur (tout jeune) dans celui de Paul, le barman ».
Quelques plans du film cités dans l’album








DU 7e AU 9e ART
Dans le documentaire, Jacques Gamblin et Bérénice Bejo, pour combler les interstices entre les scènes tournées en 1964, faisaient un filage du scénario ou doublaient des séquences existantes puisqu’on n’avait pas retrouvé la bande son.
Ici, Badout, utilise tout le matériel qu’il a collecté pour poursuivre l’œuvre de Clouzot dans sa réalisation de papier. Ainsi, aucune scène n’avait eu le temps d’être tournée avec le docteur ; il redonne toute sa place à Maurice Garrel.

Il place les flashbacks des moments heureux dans une sorte de pré-générique muet pour se concentrer sur le huis clos tragique : après le titre « l’Enfer » en effet, en double page 12-13, vient une page métaphorique, avec un gros plan sur le visage de Marcel/Reggiani et des portes qui s’ouvrent à l’arrière-plan. Ces portes ce sont peut-être celles de la chambre conjugale mais peut-être également celles de la psyché de Marcel puisque la case suivante est un gros plan en caméra subjective sur ses mains comme maculées de sang. L’hôtel et la psyché : tous les deux lieux du délire mortifère. Le décor est ainsi d’emblée planté. Badout emploie alors également une voix off omniprésente qui rend compte du déséquilibre mental du héros et montre, grâce aux phylactères qui envahissent la page, l’obsession qui le gagne.

L’auteur utilise un trait charbonneux qui évoque celui de Charles Burns pour rendre la noirceur des tourments et la menace grandissante. L’album se mue en thriller. L’atmosphère est épaisse comme le trait et quasiment poisseuse. Les gouttières entre les cases sont noires au lieu du blanc habituel ; elles font parfois penser à des barreaux et leur épaisseur souligne la « rigidité » des cases aux angles droits suscitant un sentiment d’enfermement. De même il joue avec les trames et les textures qui « chargent » la page jusqu’à la suffocation comme Clouzot jouait des lumières et des angles de prise de vue.

Aux expérimentations filmiques du cinéaste qui jouait sur la distorsion des visages répond le style quasi caricatural adopté pour montrer, tel un miroir déformant de fête foraine, comme le personnage de Marcel devient monstrueux et possédé par la jalousie tandis que sa jeune épouse perd peu à peu les traits sublimes et sensuels de Romy Schneider pour un visage tordu par la peur et l’inquiétude. On retrouve aussi les images allégoriques mises en place par le réalisateur (le lac rouge sang) et un motif récurrent propre au dessinateur de flammes derrière le protagoniste pour montrer combien ce dernier se consume dans la jalousie.

Le rythme s’accélère. On a une tragédie annoncée comme peuvent le laisser penser les points qui maculent le pyjama de Marcel, puis ses mains dès la séquence d’ouverture. On s’achemine implacablement vers un féminicide (c’est ce dénouement que choisit Chabrol). Les visions vont crescendo : elles surgissent d’abord au détour d’une case, puis en occupent plusieurs et finissent en double pages ; leurs Pantone fluos fidèles à la gamme chromatique du film détonnent et agressent presque la rétine. La lecture suscite un sentiment claustrophobique … jusqu’à ce que l’ajout du dernier phylactère (seule licence que s’est permise l’auteur), vienne tout désorienter. Je vous conseille d’ailleurs de lire l’album d’une traite pour expérimenter jusqu’au bout cette sensation d’intenable malaise !

« Vertigo » … C’est le titre d’un film d’Hitchcock dans lequel James Stewart s’entête à recréer quelqu’un qui n’est plus et pour lequel d’ailleurs le cinéaste emprunte également à l’art cinétique. « Vertigo » c’est la phobie du personnage mais aussi le vertige qui saisit le spectateur devant les multiples incarnations de Kim Novak. Ici Nicolas Badout a choisi de se lancer dans la BD pour recréer un film fantôme qui le hantait. Cet album vertigineux à tout point de vue est une vraie réussite. Du grand art !
NB : Les citations de Nicolas Badout proviennent de l’entretien accordé par Messenger le 10.03.25.

POUR ALLER PLUS LOIN
Le film L’Enfer de Claude Chabrol (1993)

François Cluzet reprend le rôle de Reggiani et s’appelle désormais Paul ; Emmanuelle Béart remplace Romy Schneider et incarne Odette rebaptisée Nelly. Détail amusant : Mario David joue dans le film original et sa reprise (Julien chez Clouzot, Duhamel chez Chabrol). Le scénario a été transmis par Inès Clouzot, la seconde femme de Henri-Georges Clouzot à Chabrol qui se limite à sa première version délaissant les suivantes car elles faisaient une large place à l’art cinétique trop hyper-esthétique à son goût.
Chabrol souhaite garder la qualité dramatique de l’action et la grande vérité clinique de la première version. Il rejette également la construction en flash-back.

Le documentaire L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot de Serge Bromberg et Ruxandra Medrea (2009)

Le documentaire nous raconte l’histoire du tournage de « L’Enfer » à partir de trois sources différentes :
1) des témoignages de « rescapés » : l’assistant opérateur William Lubtanchsky, l’assistant réalisateur Bernard Stora ou encore l’actrice Catherine Allégret dont ce fut le premier rôle.
2) des fragments de dialogues originaux lus par les acteurs Jacques Gamblin et Bérénice Béjo.
3) de nombreux extraits tirés des 185 bobines de bouts d’essai, essayages garde-robe, rushes existants dépourvus de son et expérimentations diverses. Principal cobaye : Romy Schneider transformée en matière malléable, hautement érotisée, et bien loin de Sissi !


