ON L’APPELAIT BEBETO


On l’appelait Bebeto

On l’appelait Bebeto
Scénario : Javi Rey
Dessin : Javi Rey
Éditeur : Dargaud
144 pages
Prix : 24,50 €
Parution :  23 aout 2024
ISBN 9782505122579

Ce qu’en dit l’éditeur

À Sant Pere, dans les années 90, tout semble figé. On rêve de la grouillante et inconnue Barcelone, inatteignable, et pourtant à quinze minutes en train seulement. Les gamins du quartier vivent dehors et égrènent le temps en courant derrière un ballon sur les terrains. Dans quelques années – ils savent qu’ils n’y échapperont pas – , ils viendront grossir les rangs des usines et des entrepôts de la zone industrielle. Ce qui ne les empêche pas de rêver, pour le moment, vibrant lors des matchs des vacances ou devant le Tour de France. Cette année-là, alors qu’Indurain montre des faiblesses pendant sa course, Carlos, 12 ans, rencontre Bebeto, un adolescent au corps étrange, disproportionné, maladroit. Tout le monde l’appelle comme ça, sans connaître son véritable nom. Pourquoi semble-t-il être bloqué à une étape de la vie qu’il aurait dû fuir depuis longtemps ? Carlos, comme les autres, n’essaye pas vraiment de le comprendre, trop pressé de quitter le monde de l’enfance pour entrer dans celui des adultes. Pourtant, cette amitié étrange et fugace pourrait bien être de celles qui changent tout. Ce sont ses souvenirs de jeunesse qui ont inspiré à Javi Rey l’histoire d’On l’appelait Bebeto, son premier roman graphique en tant qu’auteur complet. Mais ce récit est avant tout une fiction personnelle, singulière et lumineuse.

Dans On l’appelait Bebeto paru bien à propos à la fin de l’été dernier aux éditions Dargaud Javi Rey nous livre un récit d’une grande sensibilité inspiré de ses souvenirs d’enfance. Cette chronique douce-amère du passage de l’insouciance de l’enfance à l’adolescence peuplée de désirs, de belles rencontres, de déceptions dans la morosité de la banlieue industrielle barcelonaise le temps de deux étés nous brosse un portrait touchant de ces «oiseaux urbains» de Sant Pere désireux de prendre leur envol.

1990, Un lieu sûr

Sorte de prologue, ce premier chapitre plante le décor et nous permet de faire connaissance avec Carlos et Bebeto que nous retrouverons quelques années plus tard. Nous sommes alors en 1990 et ce lieu sûr, pour Carlos, c’est celui de l’enfance, des jeux dans la cour intérieure de l’immeuble sous la protection de son grand frère Miguel qui le défend contre les petites frappes du quartier et lui explique les choses de la vie.

© Dargaud

C’est là que Carlos verra Bebeto pour la première fois, un Bebeto en pyjama se tenant penaud derrière sa mère qui, se prenant pour une star de la chanson pousse la chansonnette au balcon tout en se dénudant …

Si ça fait bien marrer ses copains, ce n’est pas le cas de Miguel sans doute en raison du parallèle qu’il établit avec sa propre grand-mère, mémé Ilu …

Été 1995

Cinq ans ont passé. Carlos est maintenant âgé de 12 ans. On en sait un peu plus sur la maladie de Mémé, du moins on sait qu’elle est stabilisée.

© Dargaud

Durant cet été 1995, elle s’est prise de passion pour le tour de France et plus précisément son idole Miguel Indurain, en passe de remporter sa cinquième victoire consécutive. Miguel, le frère de Carlos n’est plus là …

Carlos et ses copains, eux, ont déserté la cour de l’immeuble.

Leur terrain de jeu, maintenant c’est les terrains ces aires bétonnées cernées de gradins où comme bien d’autres avant eux, ils chassent l’ennui en tapant le ballon lors de triangulaires. Les triangulaires ? Le principe est simple : Deux équipes de cinq joueurs s’affrontent pendant que la troisième attend dans les gradins. L’équipe gagnante avec plus de deux buts d’avance continue de jouer alors que la perdante rejoint les gradins. Le but ? Rester le plus longtemps possible sur le terrain en enchaînant les victoires.

Un jour, il manque un joueur dans l’équipe de Carlos. Alors en désespoir de cause et contre l’avis de ses copains, Carlos va demander à un spectateur assidu de les rejoindre. Ce spectateur, un garçon solitaire un peu plus vieux qu’eux, c’est Bebeto.

On l’appelait Bebeto parce que tout le monde l’appelait Bebeto et on se fichait de savoir quel était son vrai nom. On ne savait pas grand-chose de lui, juste qu’il était plus âgé que nous et qu’il nous regardait jouer depuis les gradins. Il faisait partie du décor. Comme les barres des buts ou les lignes usées du terrain…

Ainsi va commencer une amitié qui va durer deux étés, entre la plage et les terrains de foot …

Javi Rey, raconteur d’histoires

On connaissait Javi Rey le dessinateur du diptyque ¡ Adelante ! (Scénario Giroud, Dupuis 2013-2014), d’Un Maillot pour l’Algérie (Collection Aire libre Dupuis, 2016), du diptyque Violette Moris (Futuropolis, 2018-2019), tous deux scénarisés par Kris et Bertrand Galic, de la série pour ados Nos cœurs tordus (Scénario Sandrine Vidal, Bayard éditions, 2023-2024), l’adaptateur de roman aussi avec Intempéries (d’après Jesús Carrasco, Collection Aire libre Dupuis, 2016) ou de texte théâtral avec Un ennemi du peuple (d’après la pièce dHenrik Ibsen Collection Aire libre Dupuis, 2016).

Là, il est seul aux manettes en signant également le scénario. Ça faisait longtemps qu’il voulait raconter ses propres histoires. Cette histoire de Carlos et Bebeto qui puise ses racines dans sa propre jeunesse, ça faisait longtemps qu’il y songeait. Depuis une dizaine d’années déjà, il s’était mis à écrire de courts récits en relation avec cette histoire. L’un brossait le portrait de Bebeto. Un autre parlait de la relation entre un petit frère et un grand frère et la sensation du petit frère quand le grand frère n’a plus envie de rester avec lui au moment de l’adolescence … Il ne lui restait plus qu’à les assembler. C’est maintenant chose faite.

Carlos, Bebeto, Sorrow et les autres

On l’appelait Bebeto … D’emblée le titre nous indique la présence d’un narrateur et ce narrateur c’est Carlos.

À travers cette histoire, Javi Rey a voulu nous raconter l’histoire d’un gamin, Carlos, pressé de grandir, de quitter le monde de l’enfance pour entrer dans celui des adultes. Bebeto a contrario, Peter Pan barcelonais à l’âge indéfini n’en a nullement envie et semble s’être figé dans le monde de l’enfance.

Tous deux semblent incarner un Janus des temps modernes.

À l’impatience, aux accès de colère de Carlos, l’auteur va opposer la placidité de Bebeto.

© Dargaud

Autour d’eux gravite la bande de copains pas toujours très fins titillés par les hormones … Sea, sex and sun …

© Dargaud

et puis il y a Sorrow … Sorrow la cousine solaire de Bebeto qui l’été 96 va faire son entrée dans la vie et le cœur de Carlos. Sorrow éprise de liberté qui va leur ouvrir de nouveaux horizons. Sorrow la grande lectrice qui convoque Virginia Woolf et Thoreau ce qui donne lieu à une scène magistrale dans laquelle le texte de Thoreau leur fera emprunter le chemin qui les conduira à leur monde intérieur idéal lors d’une escapade du trio.

© Dargaud

Outre les copains, il y a la famille bien sûr : Mémé Ilu et Miguel le grand frère parti trop tôt.

Javi Rey n’a pas son pareil pour le talent de l’auteur réside dans l’évolution des relations entres les différents personnages et l’expression des sentiments émotions qui les traversent : colère, tristesse, détresse, joie …

De la réalité à la fiction

En fin d’ouvrage, il précise qu’il s’agit là d’une fiction inspirée de son propre vécu. Il est né à Bruxelles en 1982 et a grandi en Catalogne. Tout comme Carlos dont les parents ont vécu à Bruxelles durant leur jeunesse, il avait 8 ans en 1990. Alors Carlos, c’est un peu lui, même s’il a mis également une part de lui dans les autres personnages.

Quant à Sant Pere, c’est une fictionnalisation de la ville de Gavà, ville industrielle de la banlieue barcelonaise où il a grandi et où ses parents habitent toujours.

Mémé Ilu, le personnage le plus proche de la réalité, est inspirée de sa propre grand-mère qui elle aussi était atteinte de schizophrénie dans sa jeunesse et parlait avec la télévision. Cette relation entre Carlos et sa grand-mère qui est un peu celle qu’il a connue lui-même ponctue tout le récit et va avoir pour point d’orgue une scène extrêmement touchante lorsque Carlos se fait commentateur du tour … une façon pour l’auteur de rattraper par la fiction le temps perdu et de combler un manque …

Et puis, il y a l’arrière plan qui ancre bien le récit dans l’Espagne des années 90. Indurain bien sûr, mais également le nom même de Bebeto qui n’est autre que le surnom de José Roberto Gama de Oliveira, joueur brésilien qui évolua au Deportivo La Corogne de 1992 à 1996 où il connut son heure de gloire en marquant 86 buts en 131 rencontres de championnat.

Et puis, il y a ces détails qui méritent qu’on s’y arrête …

Isabel Pantoja et Rocio Jurado sont bien des chanteuses de l’époque. Les chansons Pasó Tu Tiempo (1983) d’Isabel Pantoja et Lo siento mi amor (1984) de Rocio Jurado parlent toutes deux de désamour. Et c’est Miguel qui a raison. En l’occurrence, il s’agit bien de Rocio Jurado qui a prêté ses traits et même sa tenue vestimentaire à la mère de Bebeto lors de la fameuse scène du balcon, une scène poignante – il y en aura d’autres –magnifiée par la délicatesse, la sensibilité, la profonde humanité de l’auteur. La chanson interprétée est bien Lo siento mi amor.

Javi Rey, passeur de littérature

À travers le personnage de Sorrow, l’auteur nous offre une belle mise en abyme. Tout comme Sorrow, ce grand amoureux de la littérature aime partager ses lectures avec ses propres lecteurs.

Aussi, tout comme dans Un ennemi du peuple, chaque chapitre comprend-il en exergue une citation. Toutes proviennent de récits à la première personne autobiographiques ou fictionnels qui entrent en résonance avec l’histoire : la folie (de la mère de Bebeto), l’évasion à travers une citation des clochards célestes de Kerouac, les blessures causées par l’amour non partagé. 

« Sa tristesse était de celles qui qui sont patientes et sans espoir. »

Cette citation qui ouvre le deuxième chapitre consacré à l’été 1995 est tirée d’un des romans de William Maxwell qui traitent de l’enfance et l’amitiéet ont beaucoup inspiré Javi Rey pour l’écriture de Bebeto.

Rêves d’ailleurs

La cour intérieure, les terrains, le centre commercial et la plage, les boîtes de nuit et la zone industrielle : le destin des gamins de Sant Pere des années 90.

Comment échapper à la vie toute tracée qui les attend à l’âge adulte? Après l’école, ce sera l’usine.

Un rêve d’ailleurs s’insinue en premier lieu chez Carlos par le profond intérêt qu’il va développer pour les oiseaux urbains, symboles de liberté.

Ce sera ensuite la rencontre avec Sorrow qui l’aidera à prendre son envol même s’il devra se heurter à la dure réalité de la vie.

Avec le temps …

Le temps et plus précisément le rapport au temps est également est un élément important de l’histoire. Le temps que les ados pressés d’entrer dans l’âge adulte voudraient accélérer, que Bebeto semble avoir figé à la période de l’enfance, sans parler des pauses sur les moments heureux.

Et puis il y a l’impact du temps sur les paysages aussi, sur la banlieue barcelonaise qui est un personnage à part entière … Évocation du passé avec la pinède qui s’étendait jusqu’à la mer dans la jeunesse de la grand-mère et de l’avenir avec le regard de Carlos adulte revenu sur lieux 25 ans ans plus tard.

tout s’en va

Autre élément important de ce récit, la notion de perte : perte de la sécurité de l’enfance, perte de la réalité pour la mère de Bebeto et la grand-mère de Carlos, perte de la complicité de Carlos avec son frère Miguel, perte du cowboy jaune en plastique métaphore des jours heureux pour Bebeto …

La narration graphique

Éviter la redondance entre le texte et l’image, tel est le mantra de Javi Rey. Par la complémentarité du texte notamment de la voix off et de l’image qui se répondent, se complètent, voire s’opposent sa mise en scène extrêmement maîtrisée alterne moments de pure poésie d’où jaillit l’émotion et d’autres plus dynamiques.

Ses cadrages très précis et variés insufflent non seulement de l’énergie au récit mais mettent aussi particulièrement en valeur l’expressivité des personnage et les sentiments et émotions qui les traversent. Le tout étant sublimé par l’utilisation magistrale de la couleur avec sa palette un peu vintage et ses jeux d’ombre et de lumière qu’on peut déjà apercevoir dès la couverture.

Une fois n’est pas coutume, nous terminerons par la couverture car celle-ci ne prend tout son sens qu’une fois la lecture de l’album terminée.

Carlos et Sorrow courent vers l’horizon dans la lumière alors que Bebeto est immobile, en retrait à l’ombre des pins. Carlos est le seul à nous faire face : À la fois tourné vers nous et le passé, c’est lui qui nous racontera l’histoire. La composition même de l’image en dit long sur les relations entre les trois personnages.


Ce magnifique récit extrêmement touchant sur l’adolescence où se télescopent sentiments et émotions et duquel émanent une justesse, une sincérité, une profondeur que seuls les adultes peuvent saisir a été pour moi un véritable coup de cœur. Pourtant les histoires d’ados, ce n’est vraiment pas ma tasse de thé. Mais On l’’appelait Bebeto, c’est bien plus que ça …

POUR ALLER PLUS LOIN

« J’ai toujours eu du mal comprendre la folie,

mais je pense que les individus qui en souffrent sont comme des anges incapables de supporter la réalité.

Aussi ressentent- ils le besoin de se réfugier dans un autre monde.« 

« Sa tristesse était de celles qui qui sont patientes et sans espoir.« 

« Combien y a-t-il de grains de sable sur cette plage ?

me suis-je demandé.

Y aura-t-il autant de grains de sable

que d’étoiles dans le ciel ? »

« L’amour non partagé est cruel,

mais ce qui peut vraiment faire sombrer une personne,

c’est l’amour impossible à partager.


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