Antipodes

Scénario : David B.
Dessin : Éric Lambé
Éditeur : Casterman
112 pages
Prix : 22,00 €
Parution : 28 août 2024
ISBN 9782203257726
Ce qu’en dit l’éditeur
Au milieu du XVIᵉ siècle, l’aventurier français Villegagnon installe une colonie sur un îlot proche de la côte brésilienne. Afin de communiquer avec les Indiens Tupinambas, il charge Nicolas, jeune catholique français, d’apprendre leur langue et de servir d’intermédiaire. Échappant de justesse au cannibalisme des Indiens grâce à ses talents de chanteur, Nicolas s’intègre peu à peu à la tribu : il vit nu, épouse une Indienne nommée Pépin, et mange même du Portugais ! Il tente surtout de comprendre les coutumes et croyances de ses nouveaux compagnons. Persécutés de toutes parts par des démons réels et imaginaires, les Tupinambas décident de partir en quête de la » Terre sans Mal « , pays mythique qui devrait les éloigner définitivement du malheur. Mais la réalité s’avérera beaucoup plus dure pour les Tupinambas, Pépin et Nicolas…
Avez-vous déjà entendu parler de la tentative de colonisation du Brésil par les Français au XVIe siècle ? Non ? Alors, je ne saurai que trop vous conseiller la lecture de l’album Antipodes paru en août dernier aux Éditions Casterman. Dans ce récit d’aventure historico-anthropo-philosophique David B. au scénario et Éric Lambé au dessin nous content avec humour et un pas de côté les tribulations de Nicolas, truchement français partageant le quotidien de la tribu anthropophage des Tupinambas.
1557, Un village Tupinambas près de la baie de Guanabara au Brésil
« Tu vois, c’est comme ça que les gens de mon pays vous imaginent. »

Cette représentation prise étymologiquement au pied de la lettre – du grec antipoûs, -podos, qui a les pieds opposés aux nôtres – ne pouvait que provoquer l’hilarité des Tupinambas, cette tribu anthropophage au sein de laquelle vit Nicolas arrivé deux ans auparavant avec l’expédition française menée par Nicolas Durand de Villegagnon pour y fonder une colonie.

Capturé par les Tupinambas, il aurait dû finir ses jours au fond d’une marmite mais « Orphée des antipodes », il sut séduire les autochtones par son chant, eut ainsi la vie sauve et adopta les us et coutumes de la tribu, enfin presque tous …
Une bd franco-belge
David B., l’auteur de L’Ascension du Haut-Mal (L’Association 1996-2003), œuvre majeure de la BD autobiographique et Éric Lambé, Fauve d’or à Angoulême en 2017 pour l’album Paysage après la bataille sur un scénario de Philippe de Pierpont, (Actes Sud BD-FRMK, 2016) viennent tous deux de la bande dessinée indépendante. Côté français, David B. est l’un des membres fondateurs de L’Association. Côté belge, Éric Lambé enseigne à l’ESA Saint-Luc Bruxelles et évolue au sein de l’avant-gardiste FRMK (Frémok).
Ce n’est pas leur première collaboration. En 2016, à l’occasion d’une expo au Centre Pompidou, ils avaient déjà réalisé La Saison des vendanges, une histoire courte en 12 planches introduite sous forme de leporello dans un livre objet intitulé René Magritte vu par … (Actes sud BD, 2016) qui regroupait les regards croisés de six auteurices sur l’œuvre métaphysique et surréaliste de Magritte.



On a pu retrouver ces 12 planches aux côtés de Souvenir de voyage, (1926) le tableau de Magritte source de leur inspiration dans l’exposition La bande dessinée au musée lors de la célébration du 9ème art au centre Pompidou l’an dernier.


Antipodes est donc leur deuxième collaboration initiée par Éric Lambé qui, marqué par la lecture de Nus, féroces et anthropophages, récit publié en 1557 par Hans Staden, un Allemand captif des Tupinambas durant neuf mois, a proposé à David B. de renouveler l’expérience à travers un récit sur les tribus amazoniennes. David B. lui, connaissait la tentative ratée de colonisation française du Brésil au XVIe par Villegagnon. Ils tenaient leur sujet …
Un petit tour du côté de l’Histoire
En novembre 1555, mandaté par Henri II, l’amiral Nicolas Durand de Villegagnon débarque sur une île de la baie de Ganabara autour de laquelle s’étend la ville actuelle de Rio de Janeiro et fonde Fort-Coligny, du nom du commanditaire de l’expédition donnant naissance à la colonie qu’il baptisera « France Antarctique ». L’expédition était protégée par une petite garde personnelle composée d’Écossais.
Le règne d’Henri II était marqué par l’essor du protestantisme auquel il tentera de mettre fin en promulguant en juillet 1557 l’édit de Compiègne punissant de mort la profession secrète ou publique du protestantisme. Quant à Villegagnon, désireux de peupler la colonie et sensible aux idées nouvelles, il avait demandé à Calvin de lui envoyer des ministres protestants. Cependant revenu entretemps à la foi catholique, il entrera rapidement en conflit avec eux. Ajoutons à cela qu’il faisait régner une disciple de fer sur les colons comme sur la main d’œuvre amérindienne corvéable à merci.
Bien loin d’alourdir le récit, ces évènements n’apparaissant qu’en filigrane témoignent du souci de véracité historique des auteurs et nous permettent de mieux comprendre les différents enjeux.
Un récit ethnographique
Si Nicolas est un personnage fictif inspiré par l’auteur de Nus, féroces et anthropophages, son intégration, ses aventures au sein des Tupinambas vont nous permettre de découvrir leur mode de vie en adéquation avec la réalité. Outre le livre précédemment cité, les auteurs se sont appuyés sur d’autres témoignages de l’époque : Les Singularitez de la France antarctique d’André Thevet, l’aumômier de l’expédition qui retrace les premiers moments de l’établissement colonial en livrant une description de l’environnement et des populations du Brésil ainsi qu’Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil (1578) du calviniste Jean de Léry, qui rejoignit la colonie en 1557, livre que Claude Lévi-Strauss qualifia de « chef-d’œuvre de la littérature ethnographique ».
« Je foule l’Avenida Rio-Branco, où s’élevaient jadis les villages Tupinamba, mais j’ai dans ma poche Jean de Léry, bréviaire de l’ethnologue »
Claude Lévi-Strauss, préambule de Tristes tropiques


Quand on sait que Jean de Léry a écrit un autre livre intitulé Histoire mémorable du siège de Sancerre (1574) et que l’album Antipodes s’achève sur les retrouvailles de Nicolas et Jean seize après, en 1573 lors du siège de Sancerre, on peut raisonnablement penser qu’il a inspiré le personnage de Jean.
Un catho chez les nudistes
Comme beaucoup d’Européens qui tinrent le rôle de truchements, ces jeunes gens envoyés dans les villages indiens pour apprendre la langue et les coutumes, s’intégrer à la vie du village et servir d’interprète et d’intermédiaire entre la colonie et les tribus indiennes, Nicolas va vivre à la mode tupinamba. Tout d’abord, il va adopter leur style vestimentaire.

Délaissant pourpoint, chausses, haut-de-chausses et collerette, il ne conservera pour tout vêtement que son chapeau, endossant une guenille lorsqu’il lui faudra se rendre à Fort-Coligny sur l’injonction de Villegagnon qui ne pouvait tolérer que le mariage de Nicolas et Pépin une jeune autochtone n’ait pas été célébré par un prêtre.

Nudité, jambes tatouées, amour de la musique, fascination pour les livres et les chants européens, dévoration des prisonniers au cours d’une cérémonie rituelle… tels sont les mœurs de ce peuple de chasseurs guerriers. Nicolas restera cependant fidèle au catholicisme et ne s’adonnera pas au cannibalisme.
Mangez-le ou pas
Il n’y a pas que chez les irréductibles Gaulois que tout se termine par un banquet. Chez les Tupinambas, c’est la vie des prisonniers qui s’achève sur un festin un an après leur capture. Entretemps, on leur aura donné une épouse et on les aura bien nourris afin de les rendre meilleurs au goût …


Les auteurs ne pouvaient occulter le cannibalisme. Il y a donc une scène représentant l’avant et l’après s’arrêtant au moment où ils assomment le sacrifié et reprenant alors qu’ils terminent leur repas auprès du feu. Le côté gore de la scène sera toutefois évoqué dans les pages de garde sous la forme d’une déclinaison monochrome d’une gravure de 1592 de Théodore de Bry dessinateur, graveur et éditeur protestant qui bien que n’ayant pas voyagé lui-même est connu aujourd’hui pour ses nombreuses illustrations sur la découverte de l’Amérique.


Chantons en vrais amis

C’est sa voix qui l’a sauvé. Chants profanes en vieux français et religieux en latin, le chant est omniprésent tout au long du récit, ce qui conduira Éric Lambé à concevoir les scènes de danses et de batailles comme de véritables chorégraphies.


Afin de souligner le fait que Nicolas parle et chante en plusieurs langues, Éric Lambé va judicieusement varier la forme et la couleur du contour des phylactères. Pour la langue tupi, ce sera un serpent qui se mord la queue orange, pour le français et le portugais un cadre bleu de forme différente.


Alors que pour le langage, la forme de base des phylactères est le rectangle, pour les chants, paroles et contours semblent danser.

Là encore, la couleur intervient : contour rouge pour les chants en vieux français, bleu pour ceux en latin.

Quand Nicolas se fait narrateur, le fond prend la couleur beige. Les insultes apparaissent sous forme de pictogrammes et le langage des esprits sous forme de signes mystérieux.
Et tout ça est remis en question dans l’épilogue où apparaît un autre code que je vous laisse le soin de découvrir …
Un « conte philosophique d’aventures »
À partir d’un épisode bien réel de notre histoire, les auteurs vont faire un pas de côté et nous livrer un récit décalé plein de rebondissements en mêlant judicieusement Histoire et fiction. Contrairement aux récits de voyage écrits du point de vue des colons, eux se placent du côté des Tupinambas, dévoilant les préjugés de part et d’autre mais s’abstenant toutefois de tout jugement. La découverte du mode de vie des Tupinambas va amener chez Nicolas de nombreux questionnements philosophiques.
« Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage » déclarait Montaigne dans son essai Des cannibales.
Tout est question de point de vue. En raison de leur pratique du cannibalisme, les Tupinambas sont vus comme des barbares par les Européens. Pour les Tupinambas, ce sont les Ouatecas, alliés des Portugais, les barbares sous le prétexte qu’ils mangent de la chair humaine crue, ce qui ne manque pas d’étonner Nicolas.

« Une âme, ils en ont une, et elle n’est pas plus noire que la nôtre »

Cette phrase nous ramène à la controverse de Valladolid, ce débat politique et religieux concernant les relations entre les colonisateurs espagnols et les indigènes amérindiens qui se tint en Espagne d’août 1550 à mai 1551 dans lequel s’opposèrent Bartolomé de las Casas, dominicain défenseur des autochtones et le théologien Juan Ginés de Sepúlveda.
Lors de leur périple vers la Terre sans mal, lieu utopique de paix et d’abondance, libre de souffrance et de difficultés où l’humanité pouvait vivre en parfait équilibre avec la nature, ils firent de nombreuses mauvaises rencontres telles ce prêtre fou voulant évangéliser les paresseux ou encore les esprits, et les dieux des Tupinambas, ce qui va nous faire basculer dans une autre dimension.

Aux antipodes
Le titre est pertinemment bien choisi. Outre son sens géographique, il prend ici tout son sens littéraire en mettant en évidence les diverses oppositions entre les conceptions des Européens et celles des natifs du Nouveau Monde concernant la nudité, les croyances religieuses et la question du cannibalisme. Il souligne également les divergences au sein de chacun de ces groupes : Français contre Portugais, cathos contre parpaillots, guerre permanente à laquelle se livrent les différentes tribus indiennes.

La violence est omniprésente : violence sur les Tupinambas exercée par les colons, violence des combats, violence du cannibalisme. Celle-ci sera représentée graphiquement par un halo de points rouges.
Cette violence qui parcourt sous différentes formes tout l’album sera toutefois contrebalancée par les moments de joie lors des fêtes, l’amour qui unit Nicolas et Pépin, la belle relation qu’entretient Nicolas avec les Tupinambas ou encore avec Jaka, un prisonnier portugais qui malheureusement finira comme on sait.
Les Indes élégantes
D’emblée l’extrême élégance de cet album saute aux yeux : couverture toilée, dos rond, quatrième de couverture en miroir de la première. Au centre, cernés par une végétation luxuriante, au visage de Nicolas chantant, va répondre le visage abstrait labyrinthique d’un indien. Les principaux protagonistes sont là : un Ouacan dansant et un Jean observateur sur la première se font face alors que sur la quatrième, Pépin et Jaka nous regardent.


Au dos, une tête de paresseux préfigurant l’épisode désopilant du prêtre fou et une tête de mort encadrent le titre. L’intérieur n’est pas en reste avec une impression extrêmement soignée sur un papier de qualité.
David B. a fourni à Éric Lambé un storyboard au découpage très précis en lui laissant toutefois la liberté d’effectuer des modifications
« Son story-board fut prêt en 2022. Il me l’a fourni par paquet de quatre ou huit pages. Je l’ai très peu modifié. La précision de son découpage ne me permettait pas de rajouter, par caprice, des grandes images.»
Si l’on excepte quelques planches éclatées, les planches sont généralement composées de deux ou trois strips, ce qui n’empêche pas une mise en page très variée : utilisation de cases ou pas, de gaufrier ou pas.
Lors de certaines scènes, par un effet de damier, il alterne les cases avec décor et d’autres sans, donnant ainsi la priorité aux personnages et à l’action, ce qui confère au récit une grande lisibilité et fluidité.

Les ressources iconographiques étant quasi inexistantes, le dessinateur a eu toute latitude pour camper ses personnages et de donner libre cours à son imagination et son inventivité, notamment pour les tatouages des Tupinambas.

La plupart des personnages ayant pour seul costume leur nudité, le dessinateur a apporté un soin tout particulier à leur carnation, celle de Nicolas, plus claire le rendant immédiatement identifiable ainsi que son chapeau d’ailleurs.
Pour la tenue de Villegagnon, il s’est inspiré du portrait qui orne la couverture du roman de Serge Elmalan Nicolas Durand de Villegagnon ou l’utopie tropicale (L’Harmattan, 2007).


Il dessine en tradi : Crayonné puis encrage à la plume en utilisant la table lumineuse. La mise en couleur, elle, est numérique. Lors de cette étape, il a remplacé le noir du trait d’encrage par un bleu profond, ce qui outre l’élégance confère une certaine douceur à l’ensemble et s’harmonise avec le fond texturé orangé qui apporte de la chaleur aux aplats.
Du storyboard à la planche finale
© Éric Lambé
Cet album original trouve une conclusion singulière tout à fait inattendue dans laquelle réalité et merveilleux ne font qu’un. Une très belle réussite !
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