Idéal

Scénario : Baptiste Chaubard
Dessin : Thomas Hayman
Éditeur : Sarbacane
240 pages
Prix : 28,00 €
Parution : 21 août 2024
ISBN 9791040804222
Ce qu’en dit l’éditeur
Les androïdes ont envahi la vie quotidienne, dans le monde entier, partout, sauf au Japon où ils sont interdits. Et en particulier sur l’île très conservatrice de Kino qui résiste à la modernité et aux nouvelles technologies, pour reproduire un Japon de la fin du XXe siècle, gardé sous cloche de verre. Dans cette enclave idéale d’un monde disparu, Hélène et Edo, mari et femme, vivent heureux depuis de nombreuses années. Mais s’il est figé dans l’île de Kino, pour le couple, le temps commence à leur jouer des tours. Pianiste de renom, Hélène voit en effet sa place au sein de l’orchestre symphonique mise en péril depuis l’arrivée d’une musicienne plus jeune et plus talentueuse qu’elle. De son côté, Edo sent que son désir pour sa femme s’étiole peu à peu. Alors, Hélène décide d’introduire dans leur maison un robot, clone parfait d’elle quand elle était jeune, et programmé pour satisfaire les désirs de ses propriétaires. Mais quand on transgresse les lois, qu’elles soient celles des hommes, de l’amour ou du temps, le prix à payer peut s’avérer élevé…
Baptiste Chaubard, ancien libraire spécialisé en littérature étrangère et Thomas Hayman illustrateur font leur entrée dans le 9e art avec leur premier roman graphique « Idéal » paru chez Sarbacane en août 2024. Le moins que l’on puisse dire c’est que pour un coup d’essai, c’est un coup de maître ! Intrigant, dérangeant et déroutant et à la croisée des genres : s’agit-il d’un apologue dystopique ? D’une mise en scène de la nostalgie ? D’une réflexion sur la conjugalité ?
UN APOLOGUE DYSTOPIQUE ?
Cette histoire se situe au Japon en 2160. Les androïdes font désormais partie du quotidien des humains comme dans un album d’Ugo Bienvenu. Mais il reste une enclave préservée : l’île de Kino au Japon qui campe sur ses traditions, vit comme au XXe siècle, et a formellement interdit la présence des robots.

Certaines menaces « nationalistes » sont également évoquées : au moment où se déroule le drame, le Japon s’apprête de nouveau à fermer ses frontières comme à l’époque Edo tout en développant une obsession xénophobe.
Pourtant rien à priori ne laisse présager au lecteur que l’histoire se déroule dans le futur. Il le découvre seulement à l’issue d’une longue première séquence muette de 30 pages au détour d’une case : on y voit le buste de la statue de l’ancien gouverneur de l’île et il est indiqué sur le socle « Hideo Nishimaru 2095-2155 ». Nous sommes donc dans un futur paradoxal aux allures de passé.

UN ROMAN GRAPHIQUE DE LA NOSTALGIE

Les Japonais sont friands de parcs à thèmes avec recréation de lieux et d’époques en « carton-pâte » : on peut louer des costumes de geishas au Temple d’or de Kyoto, une ville de l’époque Heian est reconstruite dans le Esashi-Fujiwwara Heritage Park tandis que le Edowonderland à Nikko est consacré à la période Edo. Or, l’île du roman graphique s’appelle « Kino » ce qui a donné « cinéma » et elle ressemble à un décor du 7e art comme le soulignent d’ailleurs le personnage de la jeune pianiste tokyoïte et la séquence d’ouverture de l’album. Les auteurs jouent sur des visions clichées, idéalisées et presque fantasmées du Japon tout en soulignant le conservatisme et l’enfermement à la fois, spatial, politique et psychologique des protagonistes.
Thomas Hayman utilise des perspectives isométriques qui donnent un côté rigide et figé. Le dessin numérique apporte également une certaine froideur et distance qui sied bien au propos. On trouve enfin beaucoup de plans « zénithaux » (vues du ciel) qui permettent de se détacher d’une réalité un peu trop semblable à la nôtre en ces temps d’expansion de l’IA ainsi qu’une référence permanente à l’estampe japonaise et en particulier Hokusai (et l’on voit d’ailleurs 36 fois le Mont Fuji dans la bande dessinée comme un clin d’œil à la célèbre série d’ukiyo-e du maître).

L’onomastique est alors révélatrice puisque le fondateur de l’île se nomme « Hideo » (idéaux), son fils « Edo » comme la période isolationniste du Japon tandis que l’héroïne s’appelle « Hélène » comme l’étrangère enfermée dans la citadelle de Troie qui va être à l’origine de la destruction de la cité antique. Si Hélène ne va pas générer un conflit, à l’encontre de son homonyme, elle va néanmoins causer un bouleversement de son couple et de la société figés en introduisant au mépris des règles de l’île un androïde humanisé en son sein.

« UN THRILLER ATMOSPHÉRIQUE » OU LA TENTATION DE l’IDEAL
Si dans les récits d’anticipation on s’interroge souvent sur l’âme des robots, ici l’androïde sert davantage à interroger l’âme humaine. Finalement, le récit se détache aussi de marqueurs temporels pour aborder des thèmes universels : les relations amoureuses et l’impermanence des choses. Comme le confirme le scénariste
« Tout ce qui est intelligence artificielle, c’est un peu secondaire, c’est un outil dramatique pour raconter notre histoire mais en réalité, ce dont on voulait parler, c’est cette illusion qu’on a tous de nous-mêmes, ce récit qu’on fait tous de nous-mêmes et qu’on tend à essayer de conserver et de faire perdurer dans le temps, même quand on l’a perdu ».
La belle étrangère Hélène, pianiste renommée, s’est blessée et ne peut plus jouer ; elle vieillit, perd de sa beauté, perd de son talent.

Elle ne veut pas renoncer à cette identité « idéale » qui la constitue. Son mari Edo esthète l’aime pour son image, la Philharmonie a engagé durant son arrêt une pianiste plus jeune. Elle a peur d’être remplacée et fait entrer en son foyer un robot capable de jouer de façon virtuose comme elle et doté des traits qu’elle avait lorsqu’elle séduisit Edo dans leur jeunesse. Mais comme le rappellent à la fois la légende du Doppelgänger et le film « Vertigo » d’Alfred Hitchcock auquel il est de nombreuses fois fait référence « qui voit son double doit mourir » – au propre ou bien au figuré- et on ne peut pas recréer l’amour (lui-même illusion) en s’improvisant Pygmalion.
UN ROMAN DE LA MÉSENTENTE CONJUGALE
Est-ce un hasard si alors Thomas Hayman donne les traits d’Audrey Hepburn à son héroïne /androïde alors que cette dernière est connue pour son interprétation d’Eliza Doolittle dans My Fair Lady d’après la pièce de Shaw « Pygmalion » ? Comme le souligne aussi le « casting » du personnage d’Edo sosie de Mishima, ce qui a inspiré le scénariste c’est en effet moins le cinéma que la littérature. Au moment de l’écriture Baptiste Chaubard a lu « énormément de romans japonais principalement Tanizaki». Pour lui les œuvres de cet auteur sont « le roman de la conjugalité » avec un « rapport à l’esthétisme ». On y trouve du « voyeurisme, il y a ce rapport au corps, au fait de se surveiller. Il est souvent préfacé par Moravia en Italie donc il y a quand même une accointance sur la mésentente conjugale, comme dans « Le Mépris » ».


L’androïde se nomme « Kai » : coquille, comme un symbole de la coquille vide que sont devenus Hélène et son couple. C’est un robot qui est formaté pour obéir aux désirs de l’autre quitte parfois à provoquer une tragédie comme l’annonce la scène prophétique, symbolique (et encore une fois muette) de l’oiseau et du chat qui mêle à la fois éros et thanatos, amour et mort, amour à mort …là encore on retrouve Mishima.

UNE ŒUVRE PALIMPSESTE ET UN MÉTISSAGE ARTISTIQUE
Mishima était célèbre pour sa fusion des styles littéraires traditionnels japonais et occidentaux modernes, Thomas Hayman pratique lui aussi un syncrétisme pictural. On trouve ainsi dans ses cases à la fois des références aux estampes de Hokusai et Hiroshige mais également des trames semblables à celles du manga. Une attention portée aux motifs (le dessin est comme doté de textures) et une citation de peintres occidentaux modernes comme Hockney et Hopper. Finalement le dessinateur s’inscrit dans la mouvance du mouvement Shin hanga en réinterprétant des thèmes traditionnels avec une esthétique moderne et montrant comment l’un et l’autre se complètent et s’éclairent mutuellement : l’ukiyo-e dépeignant les classes sociales de riches oisifs, « le monde flottant » comme les tableaux d’Hockney aux pelouses impeccables, aux villas cossues et aux piscines somptueuses qui mettent, ainsi que les toiles d’Hopper, également en valeur le fait que chacun est enfermé dans sa solitude.
Edward Hopper Office in a Small city, 1953


David Hockney A Bigger Splash, 1967

« Voilà comment se forment les perles. Elles sont des blessures enveloppées de douceur et de beauté » déclare Hélène dans une des scènes symboliques de l’œuvre. « Idéal » roman graphique psychologique aux allures de récit d’anticipation (à moins que ce ne soit l’inverse ?) est « une perle ». Il prend son temps pour installer dans « la douceur » un climat, nous plonge dans des abymes de réflexion sur l’identité allant jusqu’à « la blessure » ; d’une maîtrise graphique à couper le souffle, cette « perle noire » laisse une impression étrange de fascination et de malaise, de « beauté » pure et de cruauté. Un oxymore. Une réussite.

POUR ALLER PLUS LOIN

Chronique Le prolongement de Gwendal Le Bec
Une bd d’anticipation réflexion sur le couple, l’amour et la peur de vieillir.

Chronique Préférence système d’Ugo Bienvenu




