Interview Baptiste Chaubard & Thomas Hayman


Interview Baptiste Chaubard & Thomas Hayman : Idéal

au festival Quai des bulles, Saint-Malo

Octobre 2024

Baptiste, vous êtes libraire et Thomas, illustrateur. Qu’est-ce qui vous a amenés à la BD?

T. H : En fait, moi je dessine depuis tout petit. J’ai fait des études d’art assez tôt et je me souviens que quand j’étais pré ado, je devais douze ans, j’étais déjà dans un club de bd. Je pense que c’est quelque chose qui m’a toujours intéressé de près ou de loin. Et j’avais réalisé aussi, pendant mes études de bande dessinée, une sur mes grands-parents durant la 2nde Guerre mondiale et une autre qui était plus humoristique.

Donc voilà, je gravitais autour de ce domaine-là, mais je n’étais pas sûr de vouloir en faire mon métier. Et puis je ne le voyais pas vraiment comme une possibilité. Je suis passé par plusieurs étapes : je suis devenu motion designer, puis illustrateur, et finalement, de fil en aiguille, je me suis dit qu’en fait, j’avais envie de retourner à la bande dessinée.

J’ai fait trois ans au lycée qui s’appelait le BT, avant le BTS, et c’était vraiment très focalisé sur le dessin, le dessin d’observation, les nus, le graphisme. Et après ça, je suis allé en BTS graphisme, puis à Londres pendant deux ans, pour des illustrations, des études d’illustration. Voilà.

BC : Alors moi, ce qui m’a amené à la bd, c’est Thomas ! J’ai été libraire, je ne le suis plus, mais j’ai été libraire pendant pratiquement huit ans dans une librairie généraliste. Je m’occupais de la littérature étrangère principalement. Je n’avais aucune prétention à faire de la bd.

J’écrivais un peu de mon côté et J’avais cherché quelqu’un pour illustrer ce que j’écrivais, mais c’était vraiment du domaine du privé. Ce n’était pas pour faire de projets professionnels. On s’est rencontré comme ça : Thomas a illustré ce que j’écrivais, puis on ne s’est pas reparlé pendant peut-être un an et c’est lui qui est revenu vers moi en me disant : « Voilà, je me lance, j’aimerais faire une bd, j’avais bien aimé ce que tu avais écrit, est ce que tu as des scénarios ? À partir de là, on s’est écrit, je lui ai proposé des idées et on est partis sur un projet ensemble. C’est comme ça que je suis venu à la bd.

Et pour quelle raison avez-vous décidé de situer l’action d’« Idéal » au Japon ?

BC : Alors peut être qu’on va y revenir après mais les thématiques de la bd c’est beaucoup le lien entre tradition et modernité, conservatisme et progressisme, et un jeu de dualité entre des pôles qui s’opposent. Et on s’est dit : « Voilà ça ce sont les thèmes de notre BD, est-ce que le Japon ne serait pas le meilleur endroit pour insérer notre intrigue ? »

Parce que le Japon, c’est un peu un imaginaire figuratif : quand on pense au Japon, nous en tant qu’Occidentaux, on le perçoit comme un pays extrêmement moderne, très en avance sur certaines technologies et à la fois traditionaliste, conservateur dans l’architecture, dans ses coutumes ou les vêtements. On s’est dit : « En fait, c’est bien, on a notre tension. C’est un cadre « idéal » pour faire notre bd ! »

Vous diriez que « Idéal », c’est plutôt une dystopie, ou plutôt un film à la Bergman sur la déliquescence du sentiment amoureux ?

BC : Je dirais la deuxième. Complètement, parce que, en réalité, dystopie ? Pas vraiment ! Parce que pour ceux qui n’ont pas lu la Bd, l’histoire se déroule à un moment ou le Japon se referme, referme ses frontières au monde pour préserver ses traditions, ses valeurs et aussi refouler l’immigration. C’est déjà arrivé dans la période d’Edo, d’où le nom du personnage masculin. En réalité, il y a une sorte d’impermanence des choses. Ce n’est pas du tout une dystopie, on n’est pas dans le futurisme ; moi, j’appelle ça un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique ! On est vraiment plutôt dans les affects, les émotions et l’histoire d’un couple … Un couple qui vieillit et qui va rentrer dans certaines compromissions pour essayer de s’en sortir.

Mais on pourrait quand même dire qu’il s’agit d’une dystopie, parce qu’il y a des problématiques actuelles résurgentes : l’ultranationalisme, les problématiques écologiques aussi et le transhumanisme quand même.

TH : Actuellement, on est presque dans une dystopie. En fait, c’est tellement proche de nous qu’on y est presque : on parle d’un futur qui n’est vraiment pas très loin…

Le choix de l’île imaginaire de Quino met en place le thème très prégnant de l’enfermement : enfermement dans la tradition (avec de plus des règles édictées par le père d’Edo) , enfermement dans une routine de couple aussi , mais ne pourrait-on pas dire que l’enfermement principal ce serait celui provoqué par un refus de renoncer à l’idéal du moi ?

BC : Complètement ! Souvent, les gens nous disent « Ah, vous avez fait une bd de science-fiction ! » Et en fait, non, pas vraiment ! Le vrai cœur de la bd, c’est plutôt la notion de conservatisme. Donc tout ce qui est intelligence artificielle, c’est un peu secondaire, c’est un outil dramatique pour raconter notre histoire mais en réalité, ce dont on voulait parler, c’est cette illusion qu’on a tous de nous-mêmes, ce récit qu’on fait tous de nous-mêmes et qu’on tend à essayer de conserver et de faire perdurer dans le temps, même quand on l’a perdu. Hélène, par exemple qui est pianiste, vieillit, perd de sa beauté, perd de son talent et ne veut pas renoncer à l’identité qu’elle s’est faite d’elle-même. Et donc, en effet, c’est un enfermement, un enfermement terrible et qui va d’ailleurs lui causer tort.

Il y a de nombreuses pages, voire séquences muettes dans votre album, dont la fameuse séquence d’ouverture, un acte d’exposition de 36 pages. Pourquoi ce parti pris ?

TH : En fait, ça devait être une simple introduction de quelques pages à la base que Baptiste avait écrite, qui devait peut-être durer entre 5 et 10 pages. Et ça a été un peu mon choix de l’étendre pendant plus de 30 pages pour vraiment amener une espèce de lenteur au récit et qu’on ait le temps d’appréhender les personnages, de les comprendre et de les voir se mouvoir aussi dans ce paysage et du coup, de les comprendre avant de les entendre.

Il n’y a pas eu de veto de la part de l’éditeur ?

TH : Non, il n’y a pas eu de veto en fait ! Ce qu’on leur a envoyé comme dossier de présentation c’étaient les 30 premières pages muettes, plus une page de dialogues. Donc ça les a happés, ils ont aimé l’ambiance … et voilà !

Votre roman est économe en dialogues ; chaque mot compte et parmi eux, les prénoms des personnages sont importants. Vous avez joué avec l’onomastique, (c’est-à-dire la signification des noms). Est-ce que vous pouvez nous expliquer la symbolique de des noms choisis, y compris celui de l’île ?

BC : Pour la symbolique des noms, il y avait « Hélène » : c’est Hélène de Troie qui est amenée dans une citadelle qui est loin de chez elle ; c’est L’Étrangère dans la citadelle . Ensuite, il y a « Edo » , il a son intrigue à lui, mais son prénom c’est un clin d’œil à la période d’Edo. Dans mes souvenirs, c’est la période qui va de 1600 à 1868 au cours de laquelle le Japon referme ses frontières et ils n’auront plus relations avec l’étranger (même s’ils vont quand même garder un certain commerce avec les Hollandais et les Portugais). Et après ça va être « Kaï » le nom du robot qui en fait veut dire « coquille ».

Ça fait penser à la carpe « Koï » aussi !

BC : Ah je n’y avais pas pensé ! J’avais plus focalisé sur Edo et Kai mais c’est peut-être des choix inconscients.

Et le nom de l’île ?

BC : Alors l’île de Kino, la véritable histoire, c’est qu’en fait il y a un roman de Steinbeck que j’aime beaucoup, qui s’appelle « La Perle » et ça se passe sur Je crois sur l’île de Kino. Si je me trompe, c’est par rapport au roman de Steinbeck ou ça n’a rien à voir. Ce n’est pas du tout une ile qui existerait quelque part !

Êtes-vous déjà allés au Japon ? Parce que les Japonais sont friands de parcs à thèmes avec recréations de lieux et d’époques en « carton-pâte ». : on peut louer des costumes de geishas au Temple d’or de Kyoto par exemple ou je pense encore au Esashi-Fujiwwara Heritage Park dans lequel est reconstruite une ville de l’époque Heian ou le Edowonderland à Nikko (même chose période Edo)…. Or, votre île s’appelle « Kino » ce qui a donné « cinéma ». Elle fait artificiel ce que souligne d’ailleurs la jeune pianiste tokyoïte dans l’album tout comme votre séquence d’ouverture …

TH : Eh bien, pas du tout ! Le but était de jouer avec justement des visions assez clichées du Japon, assez idéalisées et fantasmées en fait. A la base, en fait, ça ne se passait pas au Japon, ça se passait en France, et c’est en voyant mes dessins que Baptiste a réagi et s’est dit qu’on pourrait baser le récit au Japon. Je lui ai demandé « t’es sûr ? aucun de nous n’est jamais allé au Japon, on va peut-être parler de quelque chose qu’on ne connaît pas vraiment ». Mais depuis le début, on s’est aussi dit que ça allait parfaitement avec le thème (on a déjà abordé cette question) et ce qui nous sauvait aussi, c’est qu’on faisait se dérouler cela dans un Japon futuriste et qu’on parlait aussi de fantasmes d’idéal et que du coup, on allait jouer sur des clichés, des visions un peu fantasmées du Japon et donc on ne pouvait pas vraiment se tromper ! Je pense qu’on n’aurait pas pu placer le récit dans un Japon contemporain car on ne se serait pas sentis légitimes.

J’y tenais à mon « kino », côté cinéma ! Et j’aimerais tout de même vous interroger sur le graphisme parce que j’ai l’impression que vous jouez vraiment sur le côté » léché » voire « papier glacé » pour donner cette impression d’artifice. Je voulais donc savoir quelles étaient les techniques que vous aviez utilisées pour donner ce côté artificiel?

TH : Déjà, c’est du numérique, mais qui imite un peu l’estampe japonaise. Donc il y a d’emblée cette dualité entre digital et réel. Et puis oui, après, j’ai un trait ligne claire qui est très propret, très léché, très droit, très « New Yorker ». C’est un mélange un peu d’inspiration d’Orient et d’Occident, un peu Floc’h, un peu estampes japonaises avec des trames manga que j’ai aussi agrandies pour les rendre un peu plus « pop ». Donc en fait, il y a un peu toujours une dualité entre modernisme et inspirations traditionnelles japonaises.

Thomas, connaissez-vous le mouvement artistique shin hanga (« nouvelles gravures » ou « renouveau pictural ») qui date du début du XXe siècle et dans lequel les artistes, inspirés par les impressionnistes, intègrent des éléments occidentaux tels que le jeu de lumière et l’expression personnelle tout en se concentrant sur des thèmes traditionnels ?

TH : Oui, c’était une de mes inspirations principales, surtout pour les personnages. Si je me souviens bien ce sont des estampes japonaises du XXᵉ siècle qui ont des proportions bien plus réalistes que ce qui se faisait à l’époque de Hokusai. Et du coup, c’est quelque chose qui m’a beaucoup inspiré, en tout cas dans les traits, dans les motifs, dans la manière de travailler le trait justement. C’est quelque chose qui m’a marqué et qui m’a vraiment touché.

En fait, je ne sais pas si vous connaissez Hasui Kawase et ses estampes de bâtiments parce que la maison qui est un des personnages principaux y fait vraiment penser !

TH : Oui c’est une de mes références ! Je suis très fan de son travail et je pense que ça infuse.

Et puis il y a aussi les pages nocturnes de votre album qui évoquent les estampes nocturnes de Koitsu Tsuchiya ?

Oui bien sûr avec ses différentes tonalités de bleu.

Le syncrétisme, l’alliance tradition, modernité ou Orient-Occident, vous l’avez dit, c’est quand même l’essence de votre de votre roman graphique. Vous avez parlé des trames du manga tout à l’heure mais il y a aussi comme des belles références à Hokusai y compris dans le nombre d’occurrences de la montagne. Vous avez fait exprès d’en faire 36 ?

BC : C’est fou mais non, c’était vraiment une coïncidence totale ! Mais oui, on va dire que oui, on a fait exprès, on a compté !

BC : Vous aimez bien les références, alors moi je vais vous donner une de mes références qui n’est pas du tout une référence visuelle mais pour la narration : c’est l’ukiy-oe. Dans les thématiques de l’ukiyoe, c’est l’impermanence des choses et ça rejoint donc cette bourgeoisie évanescente qui se perd dans la luxure. Symboliquement, j’ai beaucoup pensé à ça.

Votre album est super riche : j’y ai vu plein de références aussi au cinéma. Mais je me trompe peut-être…

TH : Le cinéma d’Ozu, de Kore Eda , d’ Hamaguchi. J’aime beaucoup le cinéma japonais et je pense que je m’en suis vraiment inspiré …

Les cadrages à hauteur de tatami, on dirait du Ozu !

TH : Ouais, voilà exactement ! Et il y a aussi bien sûr « Vertigo » forcément.

BC : Thomas le dit d’habitude mais pas aujourd’hui alors je vais le dire à sa place : il a été vachement influencé par le cinéma plus que par la bd, pour son découpage, pour le travail de rythme.

TH : J’ai beaucoup plus de références cinématographiques que du monde de la bd. Je connais très peu ce dernier. Je connais un peu les classiques, mais je ne suis pas un aficionado de la bd. J’en lis comme ça, mais je ne suis pas un fan de bédé. Moi, c’est le cinéma qui me nourrit.

BC : Ce qui m’a vraiment inspiré, ce n’est ni le cinéma ni la bd. C’est beaucoup la littérature. Quand j’écrivais le scénario, j’ai lu énormément de romans japonais principalement Tanizaki, parce que Tanizaki, c’est quand même le roman de la conjugalité mais il y a aussi ce rapport à l’esthétisme. Et puis après, dans ses romans, il y a beaucoup de voyeurisme, il y a ce rapport au corps, au fait de se surveiller. Il est souvent préfacé par Moravia en Italie don il y a quand même une accointance sur la mésentente conjugale, comme dans « Le Mépris » . Et je lisais aussi Thomas Hardy.

Ils sont très différents et à la fois pareil. C’est toujours la mésentente conjugale, le rapport conjugal, la compromission. Ce sont trois auteurs que j’ai beaucoup lus pour la bd.

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