Interview Théa Rojzman & Tamia Baudoin : Les mémoires de la Shoah
au FIBD Angoulême
31 janvier 2025


Bonjour Théa Rojzman et Tamia Baudouin. Je suis ravie de vous rencontrer ici au festival d’Angoulême et d’échanger avec vous autour de l’album Les mémoires de la Shoah qui vient tout juste de paraître dans la collection Aire Libre/Prix Albert Londres des éditions Dupuis et dont vous êtes respectivement la scénariste et la dessinatrice. Un ou une lauréate du prix Albert Londres, un reportage dudit ou de ladite journaliste portés par un tandem scénariste/dessinateurice, tel est l’ADN de cette nouvelle collection dont Les mémoires de la Shoah est le deuxième opus. Ici en l’occurrence, la lauréate est Annick Cojean, le reportage une série de 5 articles parus en 1995 dans Le Monde lors du cinquantenaire de la libération des camps dont nous commémorons cette année les 80 ans. Alors ma question, elle est simple et elle s’adresse à toutes les deux.
Comment êtes-vous arrivées sur ce projet ? Qu’est-ce qui vous a motivées ?
TR : Au départ, c’est moi qui suis arrivée sur ce projet-là parce qu’on m’avait sollicitée pour participer à la collection Dupuis Aire Libre/Prix Albert Londres en tant que scénariste sur un autre reportage. Et finalement le reportage qu’on m’avait proposé ne me touchait pas particulièrement donc je suis allée chercher un peu dans les autres reportages qui étaient prévus et là je suis tombée sur Les mémoires de la Shoah. Évidemment j’ai tout de suite été attirée par le titre parce que c’est un sujet extrêmement important. J’aime faire des livres engagés sur des sujets importants. Et quand j’ai commencé à lire ces reportages, je me suis rendu compte que c’était le moyen d’aborder la Shoah de manière différente par rapport à d’habitude. C’est exactement ce que j’avais envie de faire, de parler de la Shoah autrement, de ne pas être du tout dans une proposition de BD historique mais de travailler sur les répercussions de la Shoah sur des décennies, sur plusieurs générations de façon complètement internationale. Voilà. Donc j’ai eu ce coup de cœur et je me suis proposée pour adapter ces reportages. Les éditeurs ont accepté. Et après je suis allée chercher Tamia que j’avais déjà repérée. Je savais, je sentais que son dessin allait être parfait pour ce que je voulais faire de cette adaptation.
Donc, c’est vous qui êtes allée chercher Tamia …
Absolument.
Alors Tamia, qu’est-ce qui vous a séduit dans le projet ?
TB : Eh bien déjà, Théa. (rires) Elle m’avait déjà contactée pour un autre projet mais on n’avait pas pu travailler ensemble à ce moment-là mais elle avait vraiment une personnalité sympa. Ça m’avait plu. Et après la Shoah … c’est vrai que mes parents, en particulier mon papa, m’ont montré énormément de documentaires la-dessus. Le devoir de mémoire – ce n’est pas bien de le formuler comme ça –, moi je pense que c’est quelque chose de très important et je suis fière de participer à ça.
Hier, pendant la rencontre, Annick Cojean a dit qu’à l’occasion du cinquantenaire de la libération des camps, si lorsqu’elle a visité Auschwitz, elle est partie sur ce projet, c’est la colère qui l’a motivée. Alors vous, c’est quoi ?
TR : Moi, c’est un peu la grande inquiétude, en fait. Ça fait plusieurs années que j’entends ici et là des gens être agacés un peu par le sujet Shoah, et même se montrer hostiles. J’entends des paroles négationnistes ou relativistes qui s’expriment sans complexe. C’est-à-dire qu’avant c’était quand même un sujet un peu sacré et ces dernières années, on peut se moquer, on peut relativiser, on peut même dire que tout ça n’a pas vraiment existé. Je ne suis pas en colère à cause de ça mais extrêmement inquiète. Alors il va falloir en reparler, continuer de transmettre, continuer d’enseigner et bien sûr que si, ça a existé. Moi, je suis descendante de cette histoire et il n’y a rien de plus terrible, comme une double, une troisième, une quatrième peine des décennies après de voir que des gens sont en train de minimiser ou même de ridiculiser cela comme par exemple Dieudonné avec sa chanson Shoahnanas. Ça fait partie presque de traumatismes secondaires pour moi.
Petit aparté
Voilà un commentaire que j’ai trouvé lorsque je préparais ma chronique sur l’album qui fait résonner douloureusement les propos de Théa.

J’en ai vu d’autres absolument ignobles que je me refuse de retranscrire.
Alors la colère, l’inquiétude et vous Tamia ?
TB : Le besoin d’en parler, moi, je pense c’est par respect. Moi, c’est ça qui m’a amenée vers ça.
Théa, vous avez déclaré le 7 octobre dernier sur votre page Facebook : « Sur ce projet difficile (à plusieurs niveaux), on m’a offert LA LIBERTÉ et LA CONFIANCE. J’ai donc pu créer vraiment. Faire le livre que je voulais. Même quand mes propositions pouvaient sembler « bizarres », voire insensées. »
En quoi ce projet a-t-il été difficile ? Quelles propositions pouvaient sembler bizarres ?
TR : En fait justement de reprendre ces reportages sans faire une adaptation historique, sans être dans une représentation historique des choses. J’aurais pu prendre les reportages d’Annick et puis mettre en scène ce qu’elle racontait, raconter de façon extrêmement réaliste. Moi ce que je voulais, c’est que les gens aillent vers ce sujet et ces reportages de façon presque émotionnelle et pas rationnelle, pas avec leur cerveau mais avec leurs tripes et leur cœur. Ça a demandé à un peu transformer les reportages, les faire vivre dans un dispositif narratif un peu onirique, presque un peu comme une espèce de cauchemar, de grand rêve qui nous ferait tous accéder plutôt à notre inconscient, notre inconscient collectif sur ces questions-là, pas sur notre intellect et notre raison. Donc, c’était particulier de proposer ça et tout de suite, que ce soient les éditeurs ou Annick Cojean, ils ont adoré cette proposition, ont tout de suite dit oui, m’ont fait une énorme confiance. Donc ça a été merveilleux parce que ce livre, c’est exactement ce que je voulais faire, c’est même mieux que ce que je voulais faire grâce à Tamia qui a apporté elle cette sensibilité, ce génie artistique, graphique, qui vraiment a transcendé encore plus ma proposition, allait exactement dans le sens de ce que je voulais mais en plus plus. Le livre terminé est au-delà de mes espérances. J’en suis très fière.

Et comment avez-vous travaillé toutes les deux ? Et d’où viennent toutes ces métaphores visuelles qui subliment le propos … Est-ce qu’elles viennent de vous Théa? Quelle est la part de Tamia ? Comment s’est-elle approprié vos propositions ? Est-ce que cela a été une partie de ping-pong entre deux continents ?
TR : En fait, ça n’a pas été vraiment une partie de ping-pong mais on s’est offert quelque chose réciproquement. Moi je lui ai offert une mise en scène. Je lui ai dit Voilà, c’est comme ça que j’imagine les choses. J’ai évidemment mis en place les métaphores qui sont exposées ici mais après Tamia s’est complètement réapproprié mes propositions. C’est compliqué à expliquer parce que c’est dans toute la sensibilité de son dessin. Par exemple elle a fait un énorme travail sur la couleur et ça, ça ne vient pas du tout du scénario. Autant dans mon précédent livre Grand silence, j’avais dirigé la couleur qui a un vrai rôle narratif dans Grand silence, là, Tamia n’avait aucune indication sur les couleurs et elle s’est complètement entre guillemets amusée parce que le sujet n’est pas amusant mais elle a aussi je pense pris beaucoup de liberté. Les éditeurs l’ont laissée travailler dans le sens qu’elle voulait. D’une page à l’autre ça change ; on peut avoir une page qui est dans des couleurs très vives avec des roses un peu électriques comme ça et puis la page suivante être dans quelque chose de très sombre. Il n’y pas d’unité de couleur. Il y a toute une mise en scène de couleurs. Elle vous en parlera mieux que moi (rires).


Alors, justement. Tamia, les couleurs ?
TB : J’ai alterné avec le trait. Il y a des passages où il y a beaucoup plus de trait dès qu’on se rapproche des traumatismes des survivants. Quand on arrive vers ce sentiment-là, je me disais, c’est bien si ça peut avoir un traité un petit peu différent. Et après pour le reste, c’est quand même un récit qui est vraiment dans l’intime et qui parle de blessures profondes donc c’est vrai que c’était pratique d’utiliser la couleur dans un côté presque un peu surréaliste pour pouvoir parler de ça. Ça m’apparaissait plus naturel.

On parle de la couleur mais le graphisme est également différent. Votre trait s’adapte au propos : très hachuré dans certaines certaines scènes, il s’estompe et va jusqu’à disparaître dans d’autres. Empruntant un style expressionniste dans certaines scènes, il se fait plus naïf à la David Hockney dans d’autres. Pouvez-vous nous parler de vos choix graphiques ? Quelles sont vos influences ?
TB : J’ai dû travailler vite sur cet album. Du coup, je pense que tout n’est pas forcément conscient. Mais j’ai essayé que mon graphisme soit au plus près de la narration et j’espère que ça fonctionne mais j’ai eu deux mois de moins et j’ai dû tenir la deadline au maximum.
TR : qui était intenable.
TB : Oui mais moi d’habitude, je prends plus de temps pour les couleurs, c’est quelque chose qui me prend du temps et du coup là je n’avais pas ce temps de réflexion-là et ça m’a peut-être amenée à faire des combinaisons assez …
TR audacieuses.
TB : Oui, exactement. Je ne serai probablement pas allée vers ça si j’avais eu plus de temps pour me préparer, faire une feuille de route …
et qui ont été de bonnes surprises….
TB : Ah oui, tout à fait. Je pense que cet album m’a fait progresser. C’était une bonne expérience, vraiment.
Et vous travaillez comment ? En tradi ? en numérique ? un mix des deux ?
TB : C’est tout à l’ordinateur. Ce n’est pas très glamour (rires) mais c’est tellement pratique pour aller vite. C’est dur de faire sans.
TR : Elle a dû travailler dans l’urgence. Et c’est vrai qu’on a travaillé dans l’urgence mais aussi avec une liberté totale. Je crois que cet album s’est fait un peu dans une sorte de fulgurance en fait. Ça a été comme quelque chose de pulsionnel, c’est-à-dire que ça n’a pas été un travail scolaire, réfléchi pendant des années etc. On l’a vraiment fait avec nos tripes y compris aussi parce qu’on a manqué de temps. Ce n’est pas le mental qui a travaillé. C’est plus notre cœur et notre inconscient et du coup c’est vrai elle a des audaces incroyables effectivement mais peut-être parce qu’elle n’a pas pu réfléchir. C’est super en fait !
Parce qu’on est dans le spontané, dans l’énergie …
TR : Et c’est une forme de vérité émotionnelle importante sur ce sujet. C’est bien des fois de ne pas pouvoir tout mentaliser.
Deux fils narratifs vont s’entrecroiser : l’adaptation ou plus exactement l’appropriation de ce reportage mais aussi sa genèse, Annick Cojean étant un personnage de l’album. Et progressivement, on va se rendre compte du profond impact que cette enquête va avoir sur elle. Je pense notamment à la scène avec Einstein ou la sublime scène finale où l’apparente tranquillité et douceur du dessin contraste fortement avec son état d’esprit.
TR : On voulait finir sur quelque chose de positif parce qu’en fait sa série de reportages suit un espèce de processus de résilience. On part de la catastrophe qu’est la Shoah – Je dis catastrophe parce que Shoah, ça veut dire catastrophe en hébreu – qui après se modifie, qui se transforme et qui arrive jusqu’à une résilience par la transmission à la fin sur le dernier reportage. Mais où on est aujourd’hui ? On en est à l’échec de Plus jamais ça qui a été revendiqué après guerre mais on a bien vu avec le Rwanda et tout ce qui arrive encore aujourd’hui… Donc on voulait finir positivement mais en même temps finir sur cette inquiétude. Je parlais de mon inquiétude tout à l’heure mais c’est aussi la fin de l’album.



J’aimerais qu’on s’arrête un moment sur ce qui pourrait paraître un détail de la couverture mais qui va prendre toute son importance et devenir un véritable fil rouge tout au long de l’album : c’est le petit bourgeon posé sur la veste d’Annick en parallèle à l’étoile jaune. Que pouvez-nous dire de ces petits bourgeons sur des arbres calcinés ?


TR : C’est parti d’une interview. Quand j’ai commencé à travailler sur ces reportages, je ne connaissais pas du tout Annick Cojean. Donc je suis allée sur Internet chercher des interviews d’elle, des endroits où elle parlait de ses reportages, etc… pour un peu sentir comment était cette personne parce que je ne l’avais pas rencontrée immédiatement donc pour la comprendre elle, pour mieux comprendre aussi ses reportages, aller au-delà de ses seuls reportages. Et c’est Annick dans une interview qui parlait de ces petits bourgeons sur un chêne calciné et tout de suite l’image m’a bouleversée et ça a tout de suite éveillé en moi carrément tout le dispositif narratif de cet album. C’est parti de ça. Et d’un seul coup je trouvais que c’était beaucoup plus parlant, très symbolique et que ça allait pouvoir s’adresser à tout le monde par cette espèce de métaphore géniale. Voilà. C’est parti d’une interview d’Annick.




Quelque chose à ajouter sur les petits bourgeons, Tamia ?
TB : Ah non ! Justement je trouve que les partis pris de Théa, mêler la métaphore au récit, c’est ce qui donne la particularité de l’album et moi je suis vraiment d’accord avec ce qu’elle a fait.
Vous disiez, Théa, que vous avez regardé des interviews d’Annick Cojean. Est-ce que vous avez consulté d’autres documents ? Avez-vous par exemple consulté ses carnets, visionné les vidéos des différents témoins ou autres documents d’archives?
TR : C’est une question importante parce que je me le suis interdit, en fait. C’est quelque chose que je fais toujours quand je fais une adaptation de romans ou d’autres choses, de vraiment ne pas aller chercher au-delà de l’œuvre que j’adapte et de vraiment rester sur cette œuvre. Donc je ne suis pas du tout allée me documenter. Évidemment quand il fallait scénariser des choses où j’avais besoin d’images, on est allé chercher des images. Par contre, j’avais besoin de comprendre Annick en tant qu’être humain. Ce que je suis allée chercher, c’est Annick. Donc je suis allée l’écouter en radio, en vidéo etc… et je lui ai téléphoné. On s’est parlé longuement au téléphone et c’est comme ça que j’ai pu créer mon petit personnage, cette petite héroïne qui est Annick qui est formidable, qui ressemble beaucoup à qui elle est dans la réalité. Ça incarne complètement le personnage. Donc je ne suis rien allée chercher d’autre qu’Annick elle-même.
On parlait de mise en scène. Votre mise en scène subtile et inventive rend le récit extrêmement vivant et poignant et évite l’écueil comme c’est trop souvent le cas du didactisme. Vous jouez sur les changements de narrateur, de lieux, de support, l’utilisation de la voix off ou la mise en scène dialoguée pour rythmer le récit. Pouvez vous nous en dire plus sur vos choix scénaristiques ?
TR : C’est compliqué parce que moi je suis scénariste mais je n’ai jamais lu de livre sur comment écrire des scénarios. J’en ai chez moi, des bibles du parfait scénariste et c’est drôle je n’arrive pas du tout à lire ces livres-là en fait parce que je n’ai pas envie de réfléchir à comment être une bonne scénariste ou comment faire un bon scénario. Je fais tout au feeling parce que j’ai besoin de ressentir ce que je fais. Je pense que c’est comme ça aussi que j’arrive à faire ressentir les choses c’est-à-dire je ne calcule pas de dispositif pour amener les gens ici ou là.
pour faire passer l’émotion …
TR : Je suis émue moi-même. Je pense que c’est comme ça que j’arrive à faire passer l’émotion. C’est-à-dire que moi quand je suis dans mon écriture, je suis émue alors pas émue par ce que j’écris mais émue par mon sujet, émue par cette histoire et qu’en fait je m’emmène moi-même dans cette proposition. Et après, j’espère toujours que les gens vont me suivre (rires) mais ce n’est pas du tout mentalisé.
C’est vrai que ça fonctionne très bien et sans jamais tomber dans le pathos qui est un autre écueil. Vous êtes très juste, juste dans l’émotion, et ça c’est essentiel pour ce genre de récit.
TR : Très important effectivement. Ça fait partie des écueils. Comme pour Grand silence mon précédent album sur la pédocriminalité, les écueils c’est vraiment le pathos. Ça n’a aucun intérêt et je pense que c’est aussi dans Grand silence grâce à Sandrine Revel et ici grâce à Tamia, grâce à ces dessins qui sont extrêmement poétiques, lumineux qu’on arrive à l’éviter. Je pense que selon le dessin, tout peut tout changer. Donc je m’associe avec des personnes qui vont vraiment dans mon sens et qui arrivent avec moi à ressentir les choses sans pathos justement mais avec engagement quand même.
Vous parliez de Grand silence, votre précédent album que j’ai beaucoup aimé et qui m’avait extrêmement touchée également. Les deux ont un point commun qu’on retrouve d’ailleurs au cœur de toute votre œuvre, c’est le poids du silence et de la parole. N’est-ce pas cela aussi cela qui a profondément résonné en vous lorsque vous avez choisi d’adapter Les mémoires de la Shoah ?
TR : Absolument. Vous avez tout à fait raison. Je dis maintenant que ce livre est terminé que j’ai travaillé sur un autre grand silence avec ce livre-là. C’est mon deuxième Grand silence. Et c’est vrai que ces deux problématiques la pédocriminalité et la Shoah sont aussi des traumas que j’ai vécus personnellement dans les deux cas. Il y a ces traumas, que ce soit pour moi ou pour le collectif, mais le double trauma, c’est le silence. C’est-à-dire il y a les évènements horribles vécus, les traumatismes et les crimes mais il y a après ce que la société en fait ou n’en fait pas. Et comment elle écrase les victimes, comment elle les silencie, c’est quelque chose d’extrêmement toxique, qui crée des gangrènes à l’intérieur des humains individuellement mais aussi d’un système d’une société collective. Et aujourd’hui on est dans une époque de libération de la parole dans plein de domaines, c’est merveilleux. Je pense que j’ai souffert du grand silence, DES grands silences et qu’en faisant des livres, je contribue à libérer la parole. Je libère la mienne évidemment et j’espère aider les autres à libérer la leur. C’est un grand travail collectif, la libération de la parole.
Quelle est la trouvaille scénaristique ou métaphorique dont vous êtes la plus fière ?
TR : La trouvaille métaphorique, je crois que c’est quand même l’histoire des bourgeons mais ce n’est pas la mienne puisque c’est Annick dans une interview qui en a parlé.
Oui, mais vous l’avez beaucoup développée.
TR : Ah oui, ce que j’aime beaucoup peut-être c’est cette espèce de corde, ces enfants de rescapés qui sont perchés dans les arbres de cette forêt calcinée et qui sont reliés aux arbres, encore accrochés avec une espèce de corde qu’ils portent un peu comme un boulet à leurs pieds qui les laisse en lien permanent avec leurs ascendants à la fois comme une charge et en même temps un lien d’amour. Et j’adore ce qu’a dessiné Tamia. La première fois que j’ai reçu ses dessins sur ces scènes-là dans les arbres, j’étais complètement émerveillée de voir ces personnages, l’attitude qu’ils ont dans ces branches avec leur corde accrochée à la patte, vraiment j’adore.

Et vous Tamia ?
TB : Moi, ce que j’ai préféré dessiner, ce n’est pas dans les métaphores mais c’est vraiment le travail de Théa qui appuie sur des émotions particulières et là j’ai vraiment pu accentuer l’expressivité des visages sur des émotions particulières. Moi c’est vraiment là où je me suis dit « Ah oui, on fait ensemble du bon travail. » Je pense que c’est vraiment ça qui m’a le plus plu, c’est de me dire « Avec Théa, on va pouvoir raconter des choses qui sont vraiment très fines. » Enfin c’est là où je me suis dit « On a du potentiel ensemble. Je ne peux pas arriver à faire ça avec n’importe qui. »


TR : J’ai pensé la même chose. J’ai pensé exactement la même chose. (rires). Je ne pourrais pas faire ça avec n’importe qui. Elle parle de son travail sur les expressions et c’est vrai que pour moi, ça a été extraordinaire de recevoir à chaque fois les pages avec ces personnages qui portaient sur leur visage, pas que sur le visage d’ailleurs il y a aussi l’attitude corporelle … Tamia est très forte sur les attitudes corporelles. Tout le corps de ses personnages raconte ce qu’ils ressentent au plus profond d’eux-mêmes et ça en dessin, c’est extrêmement difficile à faire. Et Tamia a fait ça comme un génie, vraiment.
TB : (rires) Elle est très subjective.
TR : Non, non. J’ai travaillé avec beaucoup de dessinateurs, dessinatrices. Je peux vous dire que c’est quelque chose de très difficile à trouver en dessin. C’est extraordinaire ce qu’elle a fait, extraordinaire.
En prolongement de l’album, il y a la web-série « Échos de la Shoah » co-produite par l’INA et Lumni enseignement. Quant à vous, pensez-vous prolonger cette expérience et partager cette mémoire en intervenant par exemple dans les écoles ? Ce serait difficile pour vous Tamia puisque vous vivez au Japon …
TR : Ce n’est pas prévu. Je pense qu’Annick va faire des interventions. Moi, je ne suis pas très à l’aise. Ce n’est pas pour rien que je suis scénariste d’ailleurs ; c’est-à-dire je travaille chez moi. Je m’engage par l’intermédiaire de mes livres. En direct, je ne suis pas très douée à l’oral. Ma transmission, elle passe par les livres, pas tellement par le discours. Je ne sais pas bien discourir en fait. Je ne sais pas. Ce n’est pas prévu. Moi, je ne cours pas après. J’estime que mon livre suffit à faire ce travail de transmission. Je suis toujours prête à en parler évidemment avec qui le voudra mais je ne suis pas du tout une conférencière.
Tamia, vous parliez tout à l’heure de devoir de mémoire. Jean-David Morvan lui parle de désir de mémoire. Devoir de mémoire, Désir de mémoire, Passeuse de mémoire, comment définissez-vous votre implication dans cet album ? Comment la qualifieriez-vous ?
TR : Évidemment de nécessité de mémoire. Mais Annick raconte que Simone Veil lui disait qu’elle n’aimait pas trop l’expression devoir de mémoire et qu’elle préférait devoir de transmettre. Je dirais que c’est ça. Et le fait de faire des livres, c’est notre job en fait, c’est ce qu’on fait. C’est le devoir de transmettre, oui.
Et vous Tamia ?
TB : Mais oui. Je pense qu’on a une responsabilité par rapport à ce qui s’est passé. Moi je me dis qu’il faut qu’on vive tous ensemble, il n’y a pas d’autre cheminement. J’ai l’impression que c’était quand même très récent et comment refaire confiance quand on se dit que la grande majorité de la population était prête à ce qu’on disparaisse parce qu’ils ne voulaient pas vivre avec nous ? C’est tellement violent ! Comment refaire confiance ? Nous en tant que groupe majoritaire, on a une responsabilité pour toujours montrer patte blanche, dire qu’on ne laissera pas une telle chose se reproduire. Il faut arriver à se mettre à la place des descendants qui se disent Mais pourquoi est-ce qu’on vous ferait confiance en fait ? Vous l’avez laissé faire et maintenant on doit vivre avec vous. C’est vrai je pense qu’on ne mesure pas le traumatisme que c’est de se dire qu’on ne voulait tellement pas d’eux qu’on a été capable de les laisser partir comme ça. Je pense que c’est vraiment une relation de société qu’on doit pour toujours reconstruire.
Ce qui terriblement d’actualité …
TB : De la même manière avec d’autres groupes. On doit faire la même chose avec les musulmans. On doit prendre soin d’eux aussi. Et moi je fais partie du groupe dominant et en tout cas, moi j’ai envie que ma voix/voie elle aille dans ce sens-là.
TH : La responsabilité, c’est un mot très puissant. Je suis tout à fait d’accord.
C’est un beau mot pour la fin, ça. Et bien je vous remercie beaucoup toutes les deux et bon festival!
Merci à vous !
Interview de Francine VANHEE


POUR ALLER PLUS LOIN

La web série « Les échos de la Shoah »
Parallèlement à l’album est sortie « Échos de la Shoah » une web série réalisée par Jimmy Leipold de trois épisodes d’environ 8 minutes chacun composés d’entretiens inédits filmés par l’INA, d’images d’archives, de propos d’Annick Cojean et d’illustrations issues de la bande dessinée à retrouver sur les sites de L’INA histoire et LUMNI enseignement.
Épisode 1 : Comment refaire sa vie après le génocide?

Épisode 2 : Les miraculés

Épisode 3 : Les enfants de bourreaux nazis

Les deux autrices à la librairie Mollat
