Interview Christelle Pissavy-Yvernault


Interview Christelle Pissavy-Yvernault

Franquin et moi & Loisel, dans l’ombre de Peter Pan

au festival bd BOUM, Blois

18 novembre 2024

Christelle Pissavy-Yvernaut, bonjour. Je suis ravie de vous rencontrer à bd BOUM Blois afin d’échanger autour de la nouvelle collection de chez Glénat que vous chapeautez Les cahiers de la bande dessinée. Comment est née cette collection ? De quels types d’ouvrages va-t-elle être constituée et quel est votre rôle au sein de cette collection ?

Cette collection est née de l’envie de faire des ouvrages qui allaient au-delà de l’histoire du Journal de Spirou dans laquelle avec Bertrand on baigne depuis une quinzaine d’années. J’avais ces contacts avec la maison Glénat. Il y avait une légitimité à leur proposer cette collection à cause justement de l’histoire de Jacques Glénat qui comme tout le monde sait a commencé à 16 ans avec les Cahiers de la bande dessinée qui était un fanzine de référence que Bertrand et moi avons beaucoup étudié parce qu’ils avaient en leur temps interviewé des auteurs comme Greg, Goscinny, Godard, Forest …

Tous les grands de l’époque …

Oui les grands de l’époque et c’est un casting fabuleux vraiment et une source de documentation. Il y avait à chaque fois des articles sur les auteurs, c’était vraiment une revue d’étude très intéressante, très sérieuse même si toute cette équipe était bénévole. Ce n’étaient que des passionnés, c’étaient des pionniers de l’époque. Aujourd’hui, c’est vrai que les cahiers de la bande dessinée, ça existe sous forme de revue Les cahiers de la BD mais nous on s’est inscrit vraiment dans l’héritage du fanzine qui s’appelait à l’époque Les cahiers de la bande dessinée et c’est pour ça d’ailleurs qu’on a repris le même logo, la même typographie et que l’on reste dans cet esprit-là. Et ce que j’ai proposé aux éditions Glénat, c’était justement d’abord d’étudier leur catalogue parce qu’ils ont travaillé avec de grands auteurs, ils ont des séries phares. Au fil du temps, ils ont une histoire et aussi une histoire éditoriale remarquables. Donc l’idée, c’était de valoriser cette histoire-là, ces auteurs-là et d’ouvrir à la bande dessinée parce que chez Glénat, il y a un vrai amour de la bande dessinée en tant que telle. J’ai pu l’observer. Il y a une écoute particulière, une oreille pour tout ce qui touche au métier de la bande dessinée et c’est pour ça que par exemple, le livre de Frank Pé a pu paraître. Quand Frank Pé me l’avait donné à lire, j’avais trouvé ça passionnant. Ce n’était que la première mouture, il y en a eu quelques autres depuis. C’était la première fois que je lisais un auteur qui parlait avec autant de sincérité et de passion de son métier, pas de sa carrière mais de son métier. Et puis il a un univers singulier qui est le sien, plein d’emphase, plein de réflexion, de passion, de partis pris aussi très tranchés et voilà il n’y avait que cette collection qui pouvait accueillir ce type de parole et ça ouvre des portes justement.

Oui parce que je suppose que vous aurez d’autres dessinateurs ou scénaristes qui vont aussi peut-être participer à cette collection.

Oui. On a très envie justement. Au-delà de ces livres sur les auteurs de la maison Glénat que nous allons publier au fil du temps, des livres d’entretiens etc, il faudra faire une place aussi aux auteurs qui veulent prendre la parole pour parler de leur métier. Les auteurs de bande dessinée, ce n’est pas que des dessinateurs, ce sont des scénaristes, ce sont des coloristes. On veut créer des débats, que cette collection soit un lieu de réflexion, de culture, de nourriture que le lecteur autant que les auteurs puissent se nourrir de ce qu’est la bande dessinée.

Donc à la limite, il y aurait en gros trois types d’ouvrages : des monographies, des entretiens et d’autres où les auteurs prendraient la parole.

Oui et plus encore. Là, on prépare pour l’année prochaine un artbook sur Peter Pan.

Une quatrième catégorie donc …

Mais il ne s’agit pas d’en faire trop. On veut être sélectif parce que ces ouvrages-là prennent du temps, c’est chronophage. On veut bien les faire, on ne veut pas que ça prenne des dimensions industrielles. D’ailleurs il y a une petite mention en ouverture de chaque livre qui précise ça, par exemple, « Franquin et moi est le deuxième titre de la collection les cahiers de la bande dessinée ». Donc on veut vraiment que chacun s’inscrive dans une continuité, que ça ne parte pas tous azimuts, qu’il n’y ait pas une espèce d’explosion dans tous les sens. Chaque livre aura sa place et sera pensé en tant que tel.

Et il y a quand même une unité au niveau de la maquette. Quand on regarde les trois qui sont déjà parus, ils sont conçus de la même façon.

C’était le principe. Si l’on regarde les ouvrages qu’on a pu faire chez Dupuis, on finissait par tourner en rond au niveau de la maquette parce que c’était standardisé et que les auteurs étaient parfois malheureux parce qu’ils ne pouvaient pas s’exprimer. C’était très très contraignant. Ces intégrales, c’étaient de belles maquettes mais il y avait finalement de la liberté pour quoi ? Pour la typo, pas tellement ; pour l’image non plus puisqu’en plus on reprenait des images existantes, donc c’était très contraint. Et là, j’ai eu envie de pouvoir laisser l’esthétisme parler avant l’identification et donc j’ai demandé à Philippe Poirier, le graphiste des éditions Black and White qui lui sait faire des livres d’art, est un passionné de typo d’ouvrages, qui sait concevoir un livre – c’est dans ses gènes – de concevoir une maquette qui soit identifiable au premier coup d’œil mais qui n’enferme rien, qui puisse permettre plein de choses. Chez Glénat, ça correspondait aussi à leurs attentes parce qu’ils n’avaient pas envie de faire des livres standardisés. Il nous a proposé ce projet de maquette, maquette américaine qui se déplie et déjà dans les trois premiers livres on a pu utiliser l’objet de façons différentes. C’est subtil. C’est vraiment un graphiste qui a le soin du détail : la jaquette qui ne recouvre pas l’entièreté du livre, s’arrête à un certain niveau et quand on ouvre le livre, ça laisse paraître quelques éléments de la couverture mais pas tous, c’est très soigné. Les auteurs, ça leur permet justement de prendre possession et je sais que Frank Pé a adoré ça, a adoré pouvoir jouer, concevoir un dessin qui soit dans tel format, c’est créatif.

Et par rapport au format pratiquement carré, Franquin et moi, c’est exactement le même format que Et Franquin créa la Gaffe. Est-ce que c’est une volonté au départ ?

Oui parce qu’en fait ce livre Franquin et moi est né – c’est ce que je raconte dans l’intro – de la rencontre rapide avec Numa au festival d’Angoulême. On se connaissait un peu, on avait échangé à propos de Spirou etc … mais on ne s’était jamais vu et à la fin de la rencontre, j’ai dit Ah ! Ça serait drôle qu’on fasse tous les deux un livre sur Franquin ! parce que dès qu’on était rentré dans le café, on s’était à peine assis que tout de suite ça a fusé. Et ça a été ça pendant trois quarts d’heure. Et puis un jour l’idée a fait son chemin. Je me suis dit On va faire un livre d’entretiens. Lui, il a connu Franquin. Moi, pas. Chacun à sa place, parlons librement de Franquin et faisons un bouquin à partir de ces interviews dont on garde très peu finalement. On pourrait ensuite les orienter de façon à ce que ça puisse faire un livre. Numa était très sceptique sur le projet : Mais ça va intéresser qui ? On va en vendre douze … Alors moi : On s’en fout. Moi, j’ai envie de le faire. Lui : Mais ça va faire 20 pages. Moi : On n’en sait rien. Peut-être que ça en fera 40 ou 100.

Un peu plus …

Ou 300. (rire) Et finalement ça fait un bouquin de 272 pages et ça a intéressé un peu plus que douze lecteurs. En tout cas, ils sont identifiés les douze premiers lecteurs, on a eu douze retours (rire). Donc là-dessus ça va. Mais effectivement le fil conducteur de ce livre d’entretiens avec Numa ne pouvait être que Et Franquin créa la gaffe et sa relation avec Franquin. C’était une sorte de prétexte en fait pour faire plein de digressions …

Et puis, c’est aussi l’histoire des débuts de la critique en bd ce qui est très intéressant. On a les deux, c’est sur Franquin mais aussi sur Numa Sadoul et ce qu’est un critique bd.

Marabout poche n° 120

Et quand vous rencontrez Numa Sadoul, c’est un personnage, c’est vraiment un personnage. D’abord lui-même, son parcours homme de théâtre, homme d’opéra, homme de bande dessinée, etc. Il a une belle plume, il a été pionnier de la critique. Il a fait des livres mythiques et il a œuvré vraiment pour que ces livres d’entretiens existent parce qu’hormis Comment on devient un créateur de bande dessinée en 69, il n’y avait rien d’autre. Et lui il est arrivé par la suite avec son Hergé, avec Gotlib, avec Giraud. Il a fait des livres qui sont des références pour tous les auteurs et j’ai trouvé que ça aurait été très mal élevé de ne pas le questionner. (rires). Je serais passée à côté de quelque chose de formidable et je le sentais en fait. Forcément, on a envie de lui poser plein de questions et il y répond. Il sait ce que c’est que l’exercice de l’interview. Donc on s’était mis en relation avec quelqu’un qui a analysé ça après en disant que c’est une espèce de transmission de génération. Il y a d’autres générations après Bertrand et moi mais c’est vrai, c’est un peu ça. On est de la même école lui et moi, c’est-à-dire qu’on est dans une rencontre, une vraie rencontre, une vraie intimité. On pense l’un et l’autre qu’on ne peut pas faire de bons livres d’entretiens si on n’entre pas dans le sujet, s’il n’y a pas cette rencontre, s’il n’y a pas cette empathie, cette curiosité, en bref cet amour. Il y a quelqu’un qui a écrit que c’est un livre de fan. J’ai trouvé que c’était très maladroit dans la mesure où je peux être critique aussi vis-à-vis de Numa. Je ne prends pas tout mais en même temps je suis admirative de son parcours parce qu’il y a à apprendre de lui et c’est ça que j’aime. Tous les hommes que j’ai rencontrés, interviewés, que ce soit Delporte, que ce soit Loisel, que ce soit Lambil, j’ai appris d’eux des choses parce que ce sont des personnes exceptionnelles avec un parcours remarquable. On a tous à apprendre d’eux et c’est ça que je cherche justement. Et de Numa, j’ai retenu cette liberté et cette élégance morale. C’est un homme révolté, j’adore. Quand à 77 ans vous êtes révolté comme Numa l’est encore, ça c’est génial, j’adore. Quand il a l’élégance, le souci de l’autre, la liberté se donner les moyens d’être libre, ce sont des choses que j’admire chez lui et que j’avais envie de partager.

Numa dit être un transmetteur et vous, vous prenez la suite. C’est ce que vous disiez tout à l’heure avec le relais de l’un à l’autre d’une nouvelle génération.

J’avais déjà ça à l’esprit quand j’ai fait il y a 20 ans le livre avec Loisel Loisel, dans l’ombre de Peter Pan où j’étais la personne qui permettait au lecteur de rentrer dans l’intimité de Loisel. J’étais une espèce de relais, de transmetteur même si je n’aurais pas utilisé ce mot-là. En tout cas j’avais dans la tête que je mettais les lecteurs dans ma poche : ils écoutaient la conversation; c’est pour ça que quand je retranscris ces entretiens, je garde toujours ces moments de vérité. Pour Loisel dont on vient de rééditer le bouquin, j’ai gardé des propos tels que Mais tu serais pas un peu chiante, toi ? (rires) Ça, c’était dans la conversation : des petites piques, on se met en boîte… Ça fait partie de la relation qui retransmet l’intimité.

Glénat, Collection Les cahiers de la bande dessinée, 2024

Ce qui rend le lecteur d’autant plus proche. On a l’impression de partager l’intimité des deux personnes.

Oui, et avec Numa ce qui était drôle, c’était la private joke du plombier (rires) ou du Oh ! j’ai un peu froid, tu veux pas qu’on rentre un peu là ? … Tu veux prendre un verre ? etc … Et ça, je l’ai gardé parce que je trouvais que ça donnait un peu de vie, de proximité ; ça enlève un peu la distance que certains réussissent très bien. J’ai lu des entretiens formidables de personnes qui font des entretiens très carrés, très propres.

Comme au théâtre quand on fait tomber le quatrième mur. Et là j’en viens sur la forme. C’est aussi un peu un clin d’œil de présenter ça comme une pièce de théâtre avec les actes, les préambules, les didascalies. C’est un hommage à l’homme de théâtre qu’est Numa Sadoul.

Exactement. Et ça, c’est venu en cours de route. OK, on a nos entretiens. Comment on construit ça ? Comment on met en scène ? Et donc j’avais quatre parties. Quatre parties ? Ah ! Pièce de théâtre. Allez go ! Allons-y. Ça a une résonance avec le parcours de Numa. Alors après c’était amusant comme tout de mettre ces didascalies justement en disant ACTE II : Où il est question de Numa … où on parle de ceci, de cela … C’est important la forme. Un bouquin, c’est comme un repas, un dîner que vous préparez. Vous avez beau faire les plats les plus succulents du monde, s’ils ne sont pas bien présentés, si le dîner n’est pas bien rythmé, si ça n’est pas bien géré, ça tombe à plat. Et donc, de la même manière que j’aime bien soigner mes tables avec une jolie dînette, une belle nappe, là c’est pareil. Il faut donner envie et il faut adapter au sujet. Je ne peux pas faire ça avec Loisel …

Non forcément. Vos titres aussi sont toujours très bien choisis. Bon là Franquin et moi, c’est clair. Mais même vos autres livres : il y a toujours l’auteur et une de ses œuvres majeures. Donc vous avez aussi ce côté-là. Dès le départ, on sait où on met les pieds …

Et ça justement, on en discute avec Numa. On fait une petite digression de spécialiste sur les titres, le choix des titres parce qu’on part de Et Franquin créa Lagaffe et on dérive, etc. Justement j’ai appris de lui que c’est « entretien avec Numa Sadoul » parce que c’est moi l’auteur, c’est moi qui m’entretient avec Numa Sadoul, ce n’est pas Numa Sadoul qui s’entretient avec moi et donc il y a une hiérarchie. C’est vrai que j’avoue que je n’avais pas cette subtilité. Donc voyez, j’apprends en même temps. Mais c’est vrai qu’en gardant ce passage-là par exemple qui est vraiment une digression, j’avais envie aussi de faire rentrer le lecteur dans la spécificité de cet exercice qu’est l’entretien. On parle aussi des transcriptions des entretiens, des trois étapes etc… parce que ce n’est pas juste appuyer sur un bouton, discuter … Eh bien non, il y a un travail de plusieurs mois après derrière. Pour certains livres comme celui sur Lambil par exemple, la conversation ne s’est absolument pas passée dans cet ordre-là. Ça a été un patchwork incroyable. Il y avait même un moment où j’étais un petit peu perdue. Il faut retomber sur ses pattes pour qu’il y ait une logique dans le récit. C’est comme un scénario de bande dessinée en fait. Il faut qu’il y ait des étapes, du rythme. Il faut qu’il y ait des moments de tension, des moments d’intimité et une conclusion. Et là, la conclusion de ce Franquin et moi …

c’est d’entrer vraiment dans l’intimité de Numa Sadoul, c’est ce qui a amené l’acte 5.

Oui qui n’était pas prévu. On avait fini nos entretiens. On avait tout dit. Bon allez, on va dîner.

On va au resto

On va au resto dans un petit resto asiatique à côté de chez lui et là,moi : c’est dingue, on est bête on a complètement oublié de parler de ton rapport intime avec Franquin.

Lui : Ah ben oui, t’as raison. On y va ?

Il était 21h30. (rire) OK, on y va. Je repartais le lendemain matin donc on n’avait pas trop de temps. On est vite rentré et voilà première question : son rapport à la bande dessinée. Il me raconte son enfance avec son père, avec sa mère qui étaient des êtres très singuliers. Vraiment, il a été élevé dans un contexte privilégié à tous points de vue : culturellement, politiquement …

des parents très ouverts pour l’époque

mais oui, très très ouverts. Alors on parle, on parle et puis au bout d’un moment, on parle de Franquin, on parle de Giraud, on parle de tout ça. C’était vraiment une conversation de fin de journée. Et lui, il était fatigué, il avait le nez qui coulait, un rhume qui commençait à lui tomber dessus et peut-être que ce contexte-là de fatigue et de grippe qui arrivait lui a fait lâcher plein de choses et moi, j’ai lâché le mot. J’ai dit Et Franquin créa Lagaffe, c’est une déclaration d’amour. Et j’ai lâché le mot amour qui a tout déclenché. Et là, à la fin, je l’écoutais et je devais attendre pour l’interrompre parce qu’il était absent, plongé dans ses émotions dans toute l’affection qu’il avait pour Franquin. Cet amour-là, la façon dont il le manifestait, c’était un moment d’une intensité incroyable et j’adore cette conclusion-là. Je trouve que tout le livre se justifie par cette conclusion-là. On a réussi à ce moment-là à toucher LE vrai moment de vérité.

Vous avez vu son sourire ? Ça c’était le petit-déjeuner. Et juste après on a commencé les entretiens. On était même en pyjama, l’un et l’autre et puis on a commencé à parler. J’ai dit Attends, on commence …

Ce qui est amusant aussi, c’est que vous avez fait vos entretiens à Cagnes. Et lui a fait également la majorité de ses entretiens avec Franquin dans le Sud pas très loin d’ici. Autre mise en Abyme …

C’est magnifique. Là, sur cette série de photos, j’étais en train de lui lire un courrier qu’il avait envoyé à Jacques Glénat au tout début des années 70 où il lui rentre dedans. Il critique un numéro sur Cuvelier, il n’y va pas de main morte. Donc il avait ressorti ça des ses archives et il m’écoutait. Je lisais ça et on riait tous les deux de ce qu’il avait pu lui écrire.

Quel con ! Mais pourquoi j’ai écrit ça ? C’est n’importe quoi !

Il était consterné d’avoir pu écrire cette lettre. Ça le faisait rire et c’est des beaux moments justement de complicité. On parlait de la méthode tout à l’heure et c’est vrai qu’il y a eu cette première salve d’entretiens : trois jours intenses où on n’a fait que ça. On se réveillait à huit heures, on se couchait à minuit. On ne s’est pas quitté si ce n’est pour aller dans la salle de bain (rire). On a vraiment passé trois jours pleins ensemble. Je suis rentrée chez moi. J’ai tout retranscrit. C’était vraiment une première version où tout se mettait en place. Je suis retournée le voir et pendant deux jours je lui ai fait la lecture, c’est-à-dire que je lui ai tout relu et je lui ai dit Quand tu trouves qu’il y a des choses qui ne vont pas, tu m’interromps ou tu complètes. Et donc on s’est refait une salve d’entretiens de deux jours comme ça où j’ai lu à la manière d’une pièce de théâtre. Je prenais le ton. Qu’est-ce que c’était drôle ! C’était une belle complicité là-dessus. On s’est beaucoup amusé ; on était passionné tous les deux par ce qu’on faisait et je pense que c’est aussi parce qu’on était tous les deux du métier qu’on pouvait se le permettre. Il savait exactement ce que je cherchais et donc il y allait. Et moi du coup je savais ce que je pouvais aller chercher.

Vous complétiez aussi par moments quand sa mémoire faisait défaut.

Mais oui.

Réédition en fac-similé de la première édition (1975) Casterman/Les éditions Moulinsart, 2025

Vous étiez là avec toute votre érudition puisque que vous connaissez très très bien la bande dessinée, il n’y a pas de souci. Vous travaillez votre sujet à l’avance donc vous n’y êtes pas allée les mains dans les poches. Et là, quand il ne sait plus trop, vous apportez l’information qui manquait.

Oui. Surtout ça, ça montre bien à quel point les choses ont évolué. Quand il a commencé, il n’y avait pas de littérature sur les auteurs, il n’y avait rien. Quand il a pu faire son entretien avec Hergé, il n’y avait rien de publié sur lui. Donc il y allait vraiment les mains dans les poches et il le raconte très bien. C’était improvisé et il ne pouvait pas apporter la contradiction. Les auteurs de notre génération, on a justement tout le travail de cette genèse qu’ils ont faite. Ce qu’ils ont fait est extrêmement précieux. Ce sont des témoignages essentiels. Je crois que le grand public ne se rend pas compte à quel point ce sont des documents d’archive précieux, indispensables … Ça montre juste que la pratique a évolué. Lui, aujourd’hui il a une culture faite en direct et moi j’ai plus une culture d’étude avec du recul, avec de la bibliographie ; ça se complète.

Une belle aventure …

Oui. Et on continue. On a un nouveau projet qui justement est de publier l’année prochaine l’intégralité de ses entretiens et articles parus dans Les cahiers de la bande dessinée.

Oui donc tous les entretiens qu’il a faits avec différents auteurs. dans Schtroumpf au départ et puis dans les cahiers

Une intégrale. Il y avait un premier ouvrage qui était paru chez Glénat en 76 qui s’appelait Portraits à la plume et au pinceau. C’était une sélection, un petit livre rouge d’une centaine de pages je crois et là on le ressort. Ça s’appellera 22 portraits à la plume et au pinceau parce qu’il y a 22 auteurs parmi les plus grands de l’époque. Donc on travaille ça pour que ce soit contextualisé, enrichi parce qu’il ne s’agit pas seulement de faire une compil, il s’agit d’aller un peu plus loin. On est dans une collection qui parle de la bande dessinée, de l’histoire de la bande dessinée…

Donc il va manquer Pratt.

Non parce qu’il l’a interviewé pour Les cahiers de la bande dessinée.

Ah oui, c’est vrai. C’est après …

qu’il n’a pas pu faire le livre prévu avec Pratt mais il l’avait interviewé.

Donc, il y aura Pratt.

Donc il y aura Pratt. (Rires)

On va quitter Pratt et Numa Sadoul pour passer à Loisel, dans l’ombre de Peter Pan, l’édition remaniée de la série d’entretiens que vous avez eus en 2005 avec Régis Loisel qui nous plonge au cœur de la création de sa série Peter Pan. Pourquoi avoir remanié la précédente édition ? Qu’est-ce qui a changé ?

Moi. (Rires) Qu’est-ce qui a changé ? Moi, ma pratique, mon expérience sur ce que doit être un livre, comment on fait un livre. C’est un livre qui était paru il y a presque une vingtaine d’années Je ne mets pas de hiérarchie dans mes livres. Je les aime tous pour des raisons particulières mais je sais en tout cas que jusqu’à ce que je fasse le livre avec Numa, Régis était l’auteur avec lequel j’avais réussi à aller le plus loin dans l’intimité, dans la vérité. C’est un mot que j’aime beaucoup. C’est quelqu’un qui se livre très bien, qui avait joué le jeu en précédant parfois mes questions. Je me souviens qu’une fois il s’est posé une question Bon À quel prix j’ai fait ça ? Il se questionnait lui-même donc on était vraiment dans une espèce de boule de neige. Plus je posais de questions, plus lui-même s’en posait alors qu’habituellement il ne s’en pose pas et d’ailleurs quand il en parle, il est le premier à dire que j’ai réussi à lui faire mettre des mots sur des émotions. C’est un grand compliment et j’en suis très heureuse. Mais dans ce livre, il y avait quand même des maladresses, des lourdeurs à certains moments, des sujets qu’on avait abordés qui aujourd’hui en tout cas n’avaient plus vraiment leur place. Il y avait aussi des rencontres avec Gibrat …

oui des entretiens qui ont été supprimés

avec Pierre Dubois etc… Du coup, comme il y avait cette collection qui était une nouvelle possibilité, je me suis dit que ce livre-là remanié avait toute sa place dans cette collection-là. Chez Glénat ils ont dit allons-y parce que Peter Pan, c’est une série phare chez eux, c’est un marqueur important de leur développement. Et voilà donc pourquoi vingt ans plus tard, j’ai eu envie de reprendre Peter Pan. J’ai dit à Régis : Tu relis les entretiens, tu barres tout ce que tu veux supprimer, tu corriges… Moi, je fais la même chose, on se donne rendez-vous et on confronte tout ça. Moi, je vais avoir plein d’autres questions à te poser. Et en fait on a repris les entretiens là où on les avait laissés. On en a fait dix heures d’entretiens. Il y a à peu près 20 % de matière enlevée, peut-être autant qui a été rajoutée. En tout cas, on va plus loin, plus au fond des choses, c’est plus approfondi. Et puis je le taquine un peu plus sur certains points (rire), je le pousse dans ses retranchements. J’ose le mot de schizophrénie pour Peter Pan. Lui, non mais c’est juste un gamin qui a des pulsions comme ça, un gamin avec des fêlures …

Moi : mais c’est un psychopathe

Lui : Mais non. Tu sais les gamins à 6-7 ans, il y a leur copain qui est au bord de la falaise et puis sans penser à mal, ils le poussent.

Moi : D’abord, Peter Pan, il n’a pas 6-7 ans, il est plutôt jeune adolescent et puis c’est quand même un psychopathe quoi ! Il est atteint de schizophrénie, etc.

Donc on a une longue discussion là-dessus. Il ne comprend pas mais en même temps me dit que j’ai peut-être raison (rires). Voilà j’aborde le fait que dans cette série, c’est quand même tous des psychopathes : Clochette, le capitaine Crochet … C’est tous des dingos sauf Rose et puis Picou, ces petites fleurs qui se retrouvent dans un monde où ils ne devraient pas être et ils paient le prix fort. Ils sont anéantis l’un et l’autre, détruits par les névroses justement de ce pays imaginaire qui est un panier de crabes. Régis ne voyait pas tellement ça comme ça. Il raconte ce qu’il a à raconter, il a l’honnêteté de dire qu’il a réglé beaucoup de choses avec son enfance à travers cela. Il ne m’a pas encore dit quel gamin il a poussé au bord du ravin quand il avait 6 ans (rires) mais je ne crois pas qu’il y ait ce genre de cadavre au fond de ces placards. Mais c’est vrai que quand j’ai fait les premiers entretiens, moi j’avais 30 ans, pas beaucoup d’expérience. J’en ai 54 aujourd’hui. Je connais un peu mieux la vie aussi. Je suis nourrie des choses qu’on peut faire et cet entretien-là a été complété et nourri par tout ce que lui et moi avons vécu justement pendant ces vingt années-là. J’ai un peu fait mon Numa Sadoul parce que lui avait l’habitude de faire des mises à jour de ses entretiens. Justement dans le Franquin et moi il dit que ce sont des portrait à un moment donné et que dix ans plus tard, l’auteur n’est plus le même d’où l’intérêt justement de faire des mises à jour. Du coup, avec ça, j’ai fait mon Numa Sadoul. (rire)

Malheureusement, les entretiens qu’il a eu avec Franquin pour la mise à jour de Et Franquin créa la gaffe n’ont pas été retenus pour la nouvelle édition.

Non, lui n’a pas eu le droit de les intégrer dans la nouvelle édition de Et Franquin créa Lagaffe mais il me les a fait lire et c’est vrai que c’est une mine d’information. On apprend plein de choses. C’est vraiment dommage que ces entretiens-là n’apparaissent pas parce que ça dit autre chose encore de Franquin. C’est pourquoi c’était important aussi de faire ce livre-là avec Numa sur Franquin parce que ça permet aussi de parler d’un Franquin autre que celui qui est photographié au moment des entretiens de Et Franquin créa Lagaffe.

Série en 8 tomes, Scénario Régis Loisel & Serge Le Tendre
Série en 8 tomes, Scénario Jean-Blaise Djian & Régis Loisel,

Mais pour revenir à Peter Pan, on a refait le texte mais on a refait aussi toute l’iconographie.

Et là pareil, c’est le problème des débutants c’est-à-dire que quand on fait un livre, on a l’impression que c’est LE livre, qu’on n’en fera pas d’autre après et on veut tout mettre. Du coup, il y a un surdosage iconographique, des maladresses et ça, c’est quelque chose qu’on a pu redresser avec ce livre-là et plus se recentrer sur Régis, sur une certaine iconographie et c’était assez unique comme moment. On était dans son atelier Vas-y, ouvre tous les tiroirs, regarde … Donc j’ai trié certaines archives. Il y avait du Peter Pan mélangé avec de La quête, avec Le grand mort … Donc je lui ai fait des pochettes et je lui ai dit Voilà, ça c’est tes recherches pour Peter Pan, ça c’est tes recherches pour La quête. (rire)

Et il y avait un tiroir, deux tiroirs avec tous ses bleus de coloriage. Et là – je n’avais jamais vu ses bleus de coloriage – et là, je suis tombée sur les fesses, quoi ! Il y a une intensité chromatique, ça transforme son dessin en quelque chose d’expressionniste. Bien souvent, ses bleus de coloriage n’ont pas besoin du trait noir pour que l’émotion, l’intensité, le propos explosent. Il ne comprenait pas pourquoi on avait autant d’intérêt pour ses bleus. Mais tu ne vas pas publier ça ! Ça n’a pas d’intérêt, regarde, y’a pas le trait ! Ben oui, lui, il est dessinateur, donc qu’il n’y ait pas le trait, c’est un problème pour lui. Mais moi, ce que j’ai vu dans ces planches-là, c’était son récit sublimé, l’intensité, la profondeur de ce qu’il raconte, de son propos sublimé, explosant partout. La dernière case qu’on a mis à la fin sur une double page, c’est celle qui se passe dans la taverne dans le premier tome où il y a une scène terrible de violence où Peter est obligé de baisser son pantalon pour pouvoir rapporter la bouteille de whisky, c’est d’une violence extraordinaire dans le mauvais sens du terme, bien sûr. Et il y a cette case justement où il y a un gros plan sur tous les clients de la taverne qui rigolent avec un sourire de carnassier et on a mis cette case-là juste en couleurs : c’est rouge, c’est violent, ça explose.

Peter Pan, tome 1, page 15

Pour l’iconographie, on a été très sélectifs justement, on n’est pas parti dans tous les sens et c’était presque un petit entraînement pour l’artbook qu’on prépare pour lequel on va bientôt entrer dans la phase active de sélection des images et on se régale parce que ça va être un BONHEUR justement de faire des focus sur certains éléments de ses cases, de ses illustrations …

Justement, on entre aussi dans le livre par plusieurs pages de garde avec uniquement des illustrations, ce qui est assez inhabituel. Tout de suite, ça interpelle.

Dans cette petite intro américaine, il y a une narration. De mémoire, il y a l’affiche d’Angoulême avec Clochette, après il y a une photo de lui en noir et blanc On le voit de dos à son bureau en tain de travailler et puis il y a la planche, et puis il y a la mise en couleur, et puis il y a une mise en couleur plus affinée (qui montre) autre chose encore, il y a des croquis aussi. Et ça, c’était une façon de dire voilà tout ce qu’on va vous raconter !

Dernière petite question. En remaniant, je pense que vous avez revu aussi au niveau lisibilité. J’ai trouvé que c’était très lisible au niveau des documents qui sont présentés. Ce sont souvent des documents pleine page donc faciles à lire contrairement à de nombreuses monographies dans lesquelles par leur réduction, les documents deviennent illisibles.

En timbre poste, c’est insupportable. Et j’ai fait ces erreurs-là dans le Peter Pan, première version, justement parce qu’on voulait tout mettre ; ça rentrait au chausse-pied. Et le pire de tous les livres qu’on a pu faire dans ce genre-là, c’est celui sur Delporte. On rêve de le refaire parce que justement, on a voulu tout mettre. Quand on met un courrier, il faut qu’il soit lu. Ça c’est quelque chose que j’ai appris avec Philippe Ghielmetti. Chez Dupuis, j’ai fait tous ces livres-là avec ce très grand graphiste dont c’était l’un des principes.

Dans le Franquin et moi, on reproduit de grands articles que Numa a écrits dans Phénix ou ailleurs dans les années 70 justement et on les a mis en pleine page, double page pour qu’ils soient lus.

Autrement, ça n’a aucun intérêt.

Mais oui, c’est ça, c’est frustrant. Et justement dans le Franquin et moi, on a rajouté des articles sur Franquin parus dans la presse. Il faut que ce soit lu. Ça nourrit le récit parce qu’il n’y a pas que ce qu’on dit, ce qu’on se dit entre nous, il y a aussi ce que racontent les documents. La lecture qu’il y a dans les documents, ça n’est jamais choisi par hasard : quand je mets les courriers de Jacques Glénat à Numa Sadoul en 71-72, ça raconte quelque chose, ça complète notre propos. Il n’y a pas que les photos, il n’y a pas que les dessins, il y a toute une hiérarchie iconographique qui est importante à prendre en compte.

Et qui a été très bien prise en compte dans les deux ouvrages.

La véritable histoire de Spirou T.1 : 1937-1946
Christelle & Bertrand Pissavy-Yvernault, Dupuis, 2013
La véritable histoire de Spirou T.2 : 1947-1955
Christelle & Bertrand Pissavy-Yvernault, Dupuis, 2016

Ah merci! (rires). Ces livres-là sont tout frais, tout neufs. Je les aime encore pleinement. Je les trouve encore parfaits. Après, avec le temps, je verrai (rires). Mais là, j’avais encore du boulot, j’avais encore des choses à apprendre. Là, tout à l’heure, j’étais très émue parce que j’ai offert le Franquin et moi à José-Louis Bocquet qui était notre éditeur de La véritable histoire de Spirou chez Dupuis, qui nous a énormément appris. Lui aussi est un formidable éditeur et un grand passionné. Justement il nous racontait hier soir comment à 11 ans en 73 il allait faire signer un petit livre d’or à Régis Loisel qui venait d’obtenir un prix dont Loisel se souvenait mais il ne savait même pas pourquoi puisqu’à cette date il n’avait publié aucun livre. Bref José-Louis Bocquet à 11 ans faisait signer en 73 une dédicace à Loisel. (rire) Donc ça dit à quel point l’homme est imprégné de bande dessinée, de cette histoire-là et il nous a toujours formidablement accompagnés, appris. Donc voilà, c’est quelqu’un pour lequel on a beaucoup d’estime pour son travail. Chaque fois qu’il nous faisait une critique, il était toujours plein de délicatesse : Là, vous ne croyez pas que vous pourriez aller plus loin … ou Là, vous ne croyez pas que ça, vous l’avez déjà dit ? Enfin, c’est votre livre … Il respectait notre travail.

C’est le rôle d’un bon éditeur …

C’est le rôle d’un bon éditeur qui est de guider et pas de faire à la place. Et José-Louis Bocquet est un très grand éditeur. Donc à chaque fois qu’il nous faisait une critique – Bon on avait notre petit égo quand même mais comme dit Régis Il y a un moment où l’égo, il faut le mettre au vestiaire – donc arrivés à la maison, on mettait notre égo au vestiaire en se disant Il a quand même raison. Mais aussi OK OK Il nous a fait toutes ces remarques mais nous on va aller encore plus loin. (Rires). Et à chaque fois justement il y avait ce jeu-là et aujourd’hui encore on en rit de tout ça. Mais lui étant auteur, il sait ce que c’est, la fragilité d’un auteur quand il livre son travail et il sait respecter ça parce qu’il sait ce que c’est qu’être auteur. Et donc j’étais très fière de lui dédicacer mon Franquin et moi parce que ce livre ne serait pas ce qu’il est s’il ne nous avait pas aussi formidablement accompagnés et avec Sergio Honorez il ne nous avait pas permis de faire tous ces livres chez Dupuis.

Parce qu’on a pas parlé de chez Dupuis mais

Et grâce leur soit rendue, ça a été des personnes formidables qui ont fait un grand et beau travail chez Dupuis et pour l’histoire de la bande dessinée. On retiendra leur nom pour l’histoire de la bande dessinée.

Tout comme celui de Numa Sadoul. La boucle est bouclée.

Christelle Pissavy-Yvernault et Régis Loisel, Fondation du Doute, Blois le 18 novembre 2024

Interview de Francine VANHEE

POUR ALLER PLUS LOIN


Laisser un commentaire