CONTRAPASO T.2


Contrapaso T.2 Pour adultes avec réserves

Contrapaso
T.2 Pour adultes avec réserves
Scénario : Teresa Valero
Dessin : Teresa valero
Éditeur : Dupuis
Collection Aire Noire
192 pages
Prix : 27,95 €
Parution : 12 septembre 2025
ISBN 9791034763955

Ce qu’en dit l’éditeur

Madrid, 1956. Le régime du général Franco censure le cinéma espagnol et impose sa propre version de l’histoire… Dans ce contexte de répression, les journalistes Sanz, le vieux phalangiste désabusé, et Lenoir, l’idéaliste admirateur d’Albert Camus, croisent le chemin du tueur en série que traque Sanz depuis des années. Mais cette fois, sa 17e victime est retrouvée assassinée dans un cinéma en plein air… Nos deux journalistes comprennent vite que ce meurtre à la mise en scène macabre cache un message…

Dans cette deuxième partie de la trilogie Contrapaso, Teresa Valero nous plonge dans le milieu du cinéma espagnol des années 1950, écrasé par le régime, à l’heure même où Hollywood investit l’Espagne pour y tourner ses superproductions… Complémentaires, dissemblables et attachants, Sanz et Lenoir vont mener une nouvelle enquête de choc au cœur des heures noires de l’Espagne franquiste. Un chef-d’œuvre du roman noir graphique pour le nouveau label Aire Noire.

Madrid 1956. Le régime du général Franco censure le cinéma espagnol, impose au début de chaque séance un documentaire d’actualités (le NO-DO) à la gloire du Caudillo et entame une collaboration avec le cinéma américain en quête de décors et main d’œuvre bon marché pour ses superproductions. Nous retrouvons le trio de journalistes de « La Capitale » :  Sanz, vieux briscard des faits divers, le jeune Léon Lenoir idéaliste romantique, sa cousine Paloma Rios qui travaille pour le supplément féminin du journal, les héros des « Enfants des autres », premier volume de  la trilogie « Contrapaso » de Teresa Valero publié en 2021 aux éditions Dupuis.

Il aura donc fallu quatre ans avant que paraisse ce deuxième tome. C’est à la fois très long et très court puisqu’à l’instar du premier opus, ce roman graphique est foisonnant et généreux : aux 150 planches du premier volet répondent les 180 pages de celui-ci. Chaque tome peut se  lire indépendamment et aborde un aspect méconnu du franquisme (tout du moins pour un lecteur francophone) mais ils sont reliés par un fil rouge, comme toute bonne série, la quête par les protagonistes du serial killer qui nargue Sanz depuis des années.

17 plus exactement… et autant de femmes assassinées.

Mais voilà que la machine s’emballe car alors qu’on vient de trouver la 17e victime dans un « drive-in » le motocine Barajas , le tueur sévit à nouveau. Cette fois, il a tué un homme et pas n’importe lequel : une figure éminente du régime, le père Angel Pitarch. Ce censeur ecclésiastique, membre du conseil d’orientation cinématographique est retrouvé poignardé au cinéma Carretas, un morceau de pellicule coincé dans la bouche…

ENTRE THRILLER ET DOCUMENTAIRE

Les deux journalistes de faits-divers se muent encore une fois en enquêteurs, cherchent le lien entre les deux dernières victimes du tueur et veulent remonter sa piste. Ils vont donc évoluer cette fois dans  le milieu du cinéma espagnol marqué par la censure et les difficultés à filmer ce qu’il voulait.

« Pour adultes avec réserves »   est un polar parfois angoissant comme le soulignent les teintes sombres et le découpage alors saccadé mais il est loin de se dérouler uniquement dans un huis-clos ou même des salles obscures. Valero nous dépeint avec précision les lieux et quartiers désormais disparus du Madrid des années 1950 : las Cuevas où des maisons troglodytes accueillaient tous les pauvres exilés ruraux qui ne trouvaient pas à se loger ; le café Fuyma (disparu en 1995), la prison de Carabanchel (détruite en 2008), la grande salle du Castellana Hilton le premier hôtel construit par le magnat américain en Europe, les studios Sevilla films …

Tout est recréé et croqué dans les moindres détails. Au départ, la scénariste voulait s’appuyer sur l’histoire réelle de El Caso (une sorte de Détective ibérique consacré aux faits divers) dérangeant pour le régime puisque mettant à mal la fiction d’un pays paisible et rassurant. Mais la série éponyme sortie sur Netflix alors qu’elle travaillait sur l’intrigue du tome 1 l’a poussée à changer d’angle et à créer une fiction.

UN ALBUM ENGAGÉ

L’album de Valero fonctionne cependant comme le documentaire que tournent un trio de personnages secondaires : Julio, Jaime et Cati. Il montre derrière la belle fiction organisée par les franquistes l’âpre réalité de la misère madrilène dans les bidonvilles de las Cuevas ou la corruption et les trafics se déroulant dans l’enclave américaine de la Corea. La dessinatrice cite également « Terre sans pain » de Buñuel. Or son album a lui aussi un côté que les Français qualifieraient de naturaliste, les Italiens de vériste et qu’on peut rapprocher de la doctrine du romancier ibérique Valle-Inclan de L’esperpento (épouvantail) c’est-à-dire une nouvelle manière de donner à voir le monde, une déformation grotesque de la réalité pour présenter l’image finalement plus exacte d’une Espagne rude et gangrénée. Valle-Inclán humanisait les objets et les animaux, et animalisait les humains dans ses romans. Valero, choisit un style semi-réaliste très « guarnidesque » et expressif pour croquer ses caractères, proches à la fois de l’animalisation et de la caricature.

Comme les jeunes étudiants de cinéma qu’elle met en scène et comme Buñuel, elle met à nu les faussetés du discours de propagande et les vices du régime. Alors que Les enfants des autres rappelait le scandale des enfants volés, Pour adultes avec réserves exhume grâce à l’enquête des protagonistes d’autres affaires aussi incroyables que passionnantes et parfaitement documentées comme le souligne le dossier final.

On voit donc comme tout est lié dans cet album dense, combien ce qui pouvait apparaître à première vue comme des digressions prend pleinement son sens, et comment les personnages sont au service de l’Histoire et du message. Ainsi, Paloma ne joue pas les utilités : en rupture familiale, elle habite un quartier pauvre et permet à l’autrice de dépeindre l’insalubrité et la solidarité qui y règnent. Elle rappelle aussi par les publicités qu’elle dessine (telle celle des pantoufles parue réellement dans les journaux de l’époque !) dans quel carcan le franquisme avait enfermé les femmes qui avaient bénéficié d’une éphémère liberté sous la République ; de même, le parcours personnel de Léon Lenoir permet d’évoquer l’exploitation des prostituées ou le sort réservé aux homosexuels dans l’Espagne des années 1950.

DES PERSONNAGES PROFONDÉMENT HUMAINS

Les personnages sont vraiment bien construits. Ils ne sont pas manichéens mais complexes. Sanz le misanthrope se révèle avoir été un bon camarade lorsqu’il retrouve ses anciens amis du studio Sevilla, et peut être même aussi un père attentionné ; le rival de Léon, Fontana son patron, n’est pas forcément à la botte de Franco ; Léon peut s’avérer cynique tandis que certains méchants sont plus humains qu’on l’aurait cru… On en apprend plus aussi sur l’histoire d’amour des deux cousins dans des flashbacks couleur sépia et certains « seconds couteaux » comme la nourrice Dominique ou les deux enfants de Las Cuevas la fillette kleptomane et le petit cireur de chaussures font fondre le lecteur.

LE MONDE EST UN FILM

La variation colorimétrique est très importante pour distinguer les différentes temporalités. L’autrice joue sur les couleurs du présent, le sépia du passé de Léon et Paloma, mais aussi le noir et blanc de l’après-guerre. L’évocation du passé plus lointain  bénéficie ainsi du même traitement que les films dans la fiction : la bande servant à faire chanter les notables est mise au même rang que les No-Do du Caudillo ou que la jeunesse du père Pitarch.

L’action des censeurs qui caviardent les films est racontée dans des cases dessinées comme un morceau de pellicule tandis que le réalisateur de « El inquiquilino », Nieves-Conde semble la commenter en voix off alors qu’il discute avec Sanz. L’histoire du collectif agraire est présentée comme un documentaire, les soldats de Franco deviennent figurants sur le film de Stanley  Kramer Orgueil et passion que le réalisateur et producteur américain tourna réellement en Espagne avec Sophia Loren, Cary Grant et Sinatra,  le gabacho Léon côtoie ces stars et se mue en grognard …

Tout est faux semblants, les histoires de cinéma sont réécrites ou proposent des variantes selon leur public (marché intérieur ou international), les histoires personnelles aussi. On trouve dans le dernier tiers de l’œuvre 5 planches saisissantes à ce propos : des bandes sur fond noir dessinées à l’encre de chine et au lavis et présentant en légende deux « versions » dissonantes (dans des cartouches en couleurs contrastées) de l’épisode clé de l’énigme fictionnalisant et questionnant le réel dans une vertigineuse mise en abyme.

Le thème du cinéma est donc loin d’être anecdotique car il devient la métaphore de la comédie franquiste.  Il faut ajouter à cela un côté ludique et plaisant pour le lecteur cinéphile à retrouver  les  «hommages à des films de tous les temps » dont Contrapaso est rempli comme le révèle malicieusement l’autrice dans sa postface. Elle espère que le lecteur « prendr[a] autant de plaisir à les découvrir [qu’elle]en a eu à les insérer dans le récit ». Il est vrai que l’on sourit  de voir les cameo de Belmondo et Jean Seberg ou plutôt leurs personnages d’ « À bout de souffle » Michel et Patricia intégrés à l’histoire de Léon, que le plan zénithal de la salle du Hilton rappelle celle de la scène de bal du Guépard de Visconti (et la même cohabitation crépusculaire de deux mondes),  tandis que la coupe et la robe de Paloma reprend à l’accroche cœur et au motif près celles de Audrey Hepburn dans Sabrina ( avec la même rivalité entre un homme âgé et un plus jeune)…. On peut rappeler entre autres, la salle enfumée de rédaction de La Capitale qui semble sortie des Hommes du président, le clin d’œil au Voleur de bicyclette  de Vittorio de Sica et bien sûr celui à Los Olvidados de Buñuel puisque le chantage au bisou du Capitaine auprès de la fillette des grottes rappelle celui de l’aveugle  à l’égard de Meche.

Dans sa conclusion, Teresa Valero écrit « J’espère que ce livre nous aidera à comprendre le rôle décisif que jouent le cinéma, la bande dessinée et toutes les formes d’expression artistique humaines dans le bonheur des gens. Ce sont comme le disait Ionesco des activités parfaitement inutiles et absolument essentielles ». Nous le savions depuis la pandémie mais « Contrapaso » nous le rappelle effectivement … avec bonheur ! La série intègre le tout nouveau label Aire noire (pendant du prestigieux Aire libre) et le 1er tome bénéficie également d’une belle réédition dans cette nouvelle collection. Et ce n’est que justice. Roman graphique noir où l’Histoire et l’histoire s’entremêlent, aussi intéressant dans sa peinture des années grises du Franquisme que dans celles des failles de ses protagonistes, Contrapaso est une série qui fera date.

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