À LA LIGNE : feuillets d’usine


À la ligne : feuillets d’usine

À la ligne : Feuillets d’usine
Scénario : Julien Martinière
d’après Joseph Ponthus
Dessin : Julien Martinière
Éditeur : Sarbacane
208 pages
Prix : 25,00 €
Parution :  2 octobre 2024
ISBN 9782377317769

Ce qu’en dit l’éditeur

« Au fil des heures et des jours le besoin d’écrire s’incruste tenace comme une arête dans la gorge Non le glauque de l’usine Mais sa paradoxale beauté. » 

Joseph Ponthus 

Ouvrier intérimaire, Joseph embauche jour après jour dans les usines de poisson et les abattoirs bretons. Le bruit, les rêves confisqués dans la répétition de rituels épuisants, la souffrance du corps s’accumulent inéluctablement comme le travail à la ligne. Ce qui le sauve, ce sont l’amour et les souvenirs de son autre vie, baignée de culture et de littérature. Par la magie d’une écriture drôle, coléreuse, fraternelle, l’existence ouvrière devient alors une odyssée où Ulysse combat des carcasses de bœuf et des tonnes de bulots comme autant de cyclopes.

Pas de point mais à la ligne, telle a été la forme littéraire empreinte de poésie choisie par Joseph Ponthus pour témoigner de son quotidien d’ouvrier intérimaire dans des conserveries de poissons et des abattoirs dans À la ligne, feuillets d’usine, livre phénomène sorti en 2019 aux éditions Table Ronde. Si les mots de Joseph Ponthus étaient percutants, l’appropriation graphique de Julien Martinière dans l’album éponyme paru aux éditions Sarbacane il y a un an l’est tout autant.

Au commencement était le verbe …

En entrant à l’usine

Bien sûr j’imaginais

L’odeur

Le froid

Le transport de charges lourdes

La pénibilité

Les conditions de travail

La chaîne

L’esclavage moderne

Je n’y allais pas pour faire un reportage

Encore moins préparer la révolution

Non

Parce que mon épouse en a marre de me voir

Traîner dans le canapé en attente d’une embauche

[dans mon secteur]

Alors c’est

L’agroalimentaire

L’agro

Comme ils disent

Une usine bretonne de production et de

transformation et de cuisson et de tout ça de

poissons et de crevettes

Je n’y vais pas pour écrire

Mais pour les sous

Ainsi débutent ces feuillets d’usine que personnellement j’ai du mal à nommer roman, ainsi débute également le roman graphique alors que Joseph en pleine nuit se rend en vélo à l’usine.

En 2015, ayant quitté la région parisienne où il exerçait le métier d’éducateur spécialisé pour suivre en Bretagne celle qui allait devenir sa femme, cet ancien khâgneux ne trouvant pas de travail dans son domaine s’est résolu à accepter ce que lui proposerait la boîte d’intérim dans laquelle il s’était inscrit.

Il n’y allait pas pour écrire et pourtant …

Dès la première semaine, chaque jour, en rentrant de l’usine, il va coucher sur le papier ses impressions, son ressenti, les réflexions des collègues. Pour lui. Pour tenir le coup, ne rien oublier de cette expérience qu’il pensait de courte durée et qui va durer plus de trois ans. Pour ses proches aussi qui s’inquiètent pour lui, en partageant via Facebook une partie de ses écrits de façon hebdomadaire.

J’écris comme je pense sur ma ligne de production

divaguant dans mes pensées seul déterminé

J’écris comme je travaille

À la chaîne

À la ligne

C’est La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France de Cendrars, un poème en vers libres scandé par le rythme du train qu’il considère comme le plus beau poème du monde qui inspirera la forme de ce récit sans ponctuation aucune scandé lui par le rythme de la chaîne de production.

On y retrouve aussi l’ombre de Pérec et son Déménager avec l’énumération des tâches effectuées au sein de l’usine. Pas qu’à l’usine, d’ailleurs …

Et c’est l’engouement de la critique et du public à la sortie du livre : Passage à La Grande librairie, plus de 175 000 exemplaires vendus, nombreux prix dont le Grand Prix RTL-Lire…

Premie «roman», dernier roman aussi puisque malheureusement Joseph Ponthus décédera d’un cancer deux ans plus tard. Il avait 42 ans.

D’un premier roman à une première bande dessinée en solo

On connaît Julien Martinière en tant que dessinateur jeunesse avec notamment Le tracas de Blaise (Texte de Raphaële Frier, éditions de l’Atelier du Poisson Soluble), pépite d’or au SLPJ de Montreuil en 2018.

Avec l’adaptation d’À la ligne, sortant de sa zone de confort, il signe là sa première bande dessinée en solo après Ma Déconversion (scénario de Benjamin Taïeb, Les Enfants Rouges, 2023).

C’est la découverte du livre de Ponthus alors qu’il travaillait sur l’album jeunesse Loup d’or toujours sur un texte de Raphaële Frier mais publié chez Sarbacane qui lui aussi se déroulait dans l’univers de l’usine qui l’a décidé à franchir le pas, d’autant plus que ça faisait résonance avec sa propre expérience puisque étudiant, il avait connu le travail à la chaîne dans l’industrie automobile.

Double page tirée de l’album Loup d’or

Après avoir pris contact avec son éditrice, il a pu rencontrer Joseph Ponthus qui absorbé par la tournée de promotion du livre, a donné son accord tout en le laissant entièrement libre pour l’adaptation. Toutefois si à aucun moment n’est précisé dans le livre que son chien Pok Pok est un border collie, il a tenu à ce que Julien dessine bien un border collie. Cela a été sa seule exigence que l’on peut comprendre quand on sait à quel point Pok Pok était important pour lui.

Ce n’est pas la première adaptation d’ À la ligne. Il l’a d’abord été en musique par Michel Cloup et Pascal Bouaziz à travers une tournée, puis un disque en 2020. Il a également fait l’objet de plusieurs adaptations théâtrales, ce qui se conçoit aisément.

Un extrait : J’écris comme je travaille, à la chaîne, à la ligne

Mais concernant la bande dessinée, une question se pose : comment adapter ce texte littéraire à la forme si particulière ?

Que choisir?

Si Julien Martinière a gardé la forme de séquences courtes de quelques planches ainsi que la quasi totalité des chapitres de la première partie consacrée aux usines de transformation de poissons et de crustacés, en revanche pour la seconde partie, il a si j’ose dire dégraissé, nous livrant une version à l’os de l’abattoir avec un traitement graphique absolument percutant et on ne peut s’empêcher de faire le parallèle avec l’enfer des tranchées de Tardi (Il n’est qu’à voir la couverture) et les cauchemars hallucinés à la Gou Tanabe.

« Ah Dieu ! que la guerre est jolie », qu’il écrivait le Guillaume du fond de sa tranchée …

Aussi des trente-cinq chapitres qui constituent la deuxième partie du roman, il ne gardera que les cinq premiers, tout étant recentré sur l’horreur vécue aux abattoirs et les traumatismes engendrés tant sur le plan physique avec la souffrance du corps qui le conduiront chez le kiné que sur le plan psychique à travers ses nuits hantées de cauchemars.

Comment tenir dans ce monde déshumanisé ?

Deux éléments vont permettre à l’écrivain de tenir : D’une part la littérature et la chanson notamment Trénet qui permettent à son esprit de s’évader pendant que le corps effectue mécaniquement les gestes attendus à l’usine, d’autre part ses rapports avec sa femme et son chien Pok Pok, ses lectures hors usine. Des références à la littérature, Julien Martinière n’a évidemment pas pu tout conserver. Alors on va retrouver Dumas, la Bruyère, Apollinaire … telle d’ailleurs la citation en exergue commune au roman et à la BD mais surtout les métaphores qu’il a magistralement transposées visuellement notamment celles où Ponthus se compare à un soldat : conscrit d’Aragon, soldat dans les tranchées … .

En revanche il a privilégié les épisodes avec son chien Pok Pok nous offrant ainsi en contrepoint de l’usine de belles pages de respiration tout comme d’ailleurs les scènes nocturnes qui vont également rythmer le récit.

L’usine du XXIe siècle

Au centre du récit, l’usine, lieu d’aliénation physique et psychique où le corps devient outil de production soumis à l’humidité et au froid, subissant la cadence infernale des tâches répétitives, la lourdeur des charges et où le temps ne vous appartient plus. Le temps des ouvriers, c’est le temps qu’on a pas, le temps qu’on nous vole, le temps qu’on essaie de se réapproprier.

Nicolas Brusadelli : Le rapport au corps et au temps

Tout cela, on va le retrouver dans la mise en scène de Julien Martinière, qui va étirer ou contracter le temps du roman.

Si il a bien conservé scrupuleusement le texte d’origine hormis quelques dialogues d’épisodes scénarisés qui sont de son cru, le rythme en revanche est différent. Certaines scènes telles celles faisant référence à la répétition des gestes ont été développées notamment par l’intermédiaire de successions de planches muettes, les mains dissociées du corps effectuant alors les gestes mécaniques lors du tri, de crevettes, de poissons …

Pour représenter les chaînes de production avec le plus de rigueur possible, il s’est rendu sur les sites de fabricants de machines, source d’autant plus intéressante pour le dessinateur étant donné qu’ on peut les voir sous différents angles.

Représenter les lieux


Autre source de documentation, plus intellectuelle cette fois : les documentaires tels Le sang des bêtes de Franju et des livres sur la condition ouvrière dans les usines tel L’établi de Robert Linhart.

Le monde ouvrier du XXIe siècle

D’une expérience personnelle, Ponthus a tiré un livre à la portée universelle rendant hommage à tous les ouvriers, les invisibles ainsi qu’aux plus précaires d’entre eux les intérimaires.

Cette portée universelle, on la retrouve dans l’incarnation graphique de Joseph où on va retrouver un peu ses traits mais aussi une ressemblance frappante avec Julien Martinière, une façon de faire corps avec lui, mais ces traits étant relativement imprécis, une façon aussi de faire en sorte que tout ouvrier se retrouve également en lui.


Et puis, il y a les autres ceux que tout travailleur côtoie : les tire-au flanc, les gros lourds, ceux avec qui on sympathise autour d’une clope ou d’un café lors de la pause …

La ligne du dessinateur

La polysémie du titre du roman, la ligne désignant à la fois la ligne de production et la ligne d’écriture se retrouve dans le titre du roman graphique, la ligne d’écriture devenant ligne du dessinateur.

Graphiquement parlant, cet amoureux du dessin et la gravure du XIXe siècle va utiliser les codes de la BD pour transcrire au mieux le propos de Ponthus en variant la mise en page et adoptant plusieurs techniques allant du simple trait – notamment dans les planches évoquant la répétition des gestes – à la gravure telle la métaphore de la mine en passant par un noir et blanc texturé à l’encrage puissant sublimé par l’utilisation de la lumière, le tout au Rotring. Il alterne séquences réalistes à la précision quasi documentaire et séquences oniriques et allégoriques avec une abondance de métaphores visuelles percutantes.

Ce livre, c’est aussi l’occasion d’aborder d’autres problématiques d’aujourd’hui. Outre celles liées au monde de l’usine, la précarité des intérimaires, est abordé le problème de la surconsommation admirablement illustré dans la double page où le gros plan sur le barbecue de sardines arrive en contrepoint de la sérénité qui se dégage de la page du pique-nique.

En creux aussi, on trouvera l’actualité marquante de l’époque tel l’attentat de Nice révélant le racisme de l’un, le penchant pour l’extrême droite de l’autre dont Julien Martinière s’emparera graphiquement avec maestria jouant sur la polysémie du mot granadier.


Joseph Ponthus avait les mots pour le dire, Julien Martinière, lui a les images. C’est ainsi qu’une des plus belles découvertes littéraires de 2019 a donné naissance à une des plus belles découvertes graphiques de 2024.

Les extraits audio sur fond noir sont tirés de l’ITW de Julien Martinière effectuée en visio le 21 mars 2025, ceux sur fond rouge de la rencontre À la ligne, immersion dans le monde ouvrier aux RDV BD d’Amiens le dimanche 22 juin

De gauche à droite : Nicolas Brusadelli, maitre de conf en sociologie à l’université d’Amiens, Éric Louis, auteur et ancien ouvrier cordiste, Julien Martinière etle, modérateur
POUR ALLER PLUS LOIN

Atelier d’écriture mené par Joseph Ponthus, avec quatre jeunes des cités en région parisienne. Consigne de ce chantier éducatif : raconter, avec leurs mots, tout simplement comment cela se passe : l’école, la rue, la police, les amours, la prison, les parents, la religion, le travail…

Éditions Zones

Dans le cadre des Assises internationales du roman 2020, entretien mené à la Villa Gillet de Lyon par Florence Noiville pour Le Monde

Librairie indépendante créée en mai 2021

Lors de cette lecture dessinée, Nicolas Mathieu a lu quatre extraits d’ouvrages liés au monde du travail dont L’établi de Robert Linhart, source de documentation citée par Julien Martinière dans l’ITW.

« L’Établi, ce titre désigne d’abord les quelques centaines de militants intellectuels qui, à partir de 1967, s’embauchaient, « s’établissaient » dans les usines ou les docks. Celui qui parle ici a passé une année, comme O.S. 2, dans l’usine Citroën de la porte de Choisy. Il raconte la chaîne, les méthodes de surveillance et de répression, il raconte aussi la résistance et la grève. Il raconte ce que c’est, pour un Français ou un immigré, d’être ouvrier dans une grande entreprise parisienne. Mais L’Établi, c’est aussi la table de travail bricolée où un vieil ouvrier retouche les portières irrégulières ou bosselées avant qu’elles passent au montage. Ce double sens reflète le thème du livre, le rapport que les hommes entretiennent entre eux par l’intermédiaire des objets : ce que Marx appelait les rapports de production ».


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