INTERVIEW DE CHRISTIAN DURIEUX au Livre sur la Place
(6 Septembre 2022)
Bonjour Christian Durieux ! Merci d’avoir accepté de répondre à nos questions pour la sortie de « La vie me fait peur » d’après le roman de Jean Paul Dubois avec Didier Tronchet au scénario. Cet ouvrage que vous présentez au festival du Livre sur la place de Nancy est paru aux éditions « Futuropolis ».
Si je ne me trompe pas c’est votre première adaptation ?

C’est ma première adaptation de roman oui et j’avoue que j’ai été longtemps réticent à l’idée d’adapter un roman parce qu’il y en a beaucoup. A un moment je siégeais au CNL à la commission de bandes dessinées qui remet des bourses à des auteurs et presque les trois quarts des projets que nous recevions étaient des adaptations ! A tel point que nous nous étions demandé s’il n’y avait pas pénurie de scénaristes originaux ! Donc j’étais un petit peu réticent et puis il se fait que j’étais très amateur des romans de Jean-Paul Dubois et que j’étais ami avec Didier Tronchet qui m’a proposé ce projet. En revanche, je ne connaissais pas ce roman de Dubois qui était l’un de ses premiers – mais j’ai été épaté par l’adaptation qu’en avait faite Didier, donc finalement, il ne m’a pas fallu beaucoup de réflexion et j’ai sauté le pas.
Vous travaillez donc avec un dessinateur comme scénariste – vous l’aviez déjà fait d’ailleurs avec Jean-Pierre Gibrat au moment des « Gens honnêtes » – , ce n’est pas trop compliqué ? Comment vous répartissiez-vous les rôles ? Il ne marchait pas sur vos plates-bandes ?

Non, non pas du tout parce qu’il a cette délicatesse de ne pas me proposer des sentiers trop balisés pour me laisser ma liberté ! Ce qui fait que pour l’équivalent des 40-45 premières pages j’avais juste un texte en continu avec la narration, les intentions et les dialogues que je découpais moi-même et je devais moi-même déterminer le nombre de pages que prendrait ce que Didier avait écrit. Pour la fin, il a plus découpé car on était un peu inquiets parce qu’on s’était engagés pour un livre qui ne dépasserait pas les 80 pages. Pour des raisons économiques et pragmatiques d’édition, on s’est demandé si on avait encore bien la place pour raconter tout ce qu’on avait encore à raconter ! Et du coup, là Didier a plus découpé case par case pour jauger lui-même de l’espace qu’on avait encore. Et on est très bien retombés sur nos pieds, il a fait cela très intelligemment ! J’avais une confiance absolue en lui et ça ne m’inquiétait pas du tout parce que j’ai moi-même l’expérience inverse puisque je suis aussi scénariste pour d’autres dessinateurs donc je vois un petit peu comment on peut naviguer ensemble …
Je vais justement rebondir sur le découpage : j’ai regardé attentivement l’album, je l’ai relu et je crois qu’il n’y a pas une seule page à adopter le même gaufrier !
C’est très possible et ça rejoint quelque chose de fondamental du livre. Je sortais juste avant d’un autre album qui était très documenté puisqu’il s’agissait de l’histoire d’un acte de résistance à Bruxelles en 1943 pendant la Guerre…
« Le Faux soir » ?
Oui voilà, « Le Faux soir » ! Et donc il a fallu beaucoup me documenter sur cette période là, sur Bruxelles pendant l’Occupation etc …



Dans mon souvenir, lorsque j’avais lu le synopsis de l’adaptation de Tronchet pour « La vie me fait peur » j’avais gardé en tête une histoire très intimiste puisque c’est une histoire de rapport père/fils, mère/fils etc.… mais en me remettant sur le projet et en y travaillant de plus près, je me suis rendu compte que ça n’arrêtait pas de bouger cette histoire. On passe du sud-ouest de la France à Miami, on va au Mexique…. Il y a toutes sortes de choses : on passe de tondeuses à gazon à une scène en bateau enfin plein de choses comme cela et en fait c’est ça qui détermine pour moi le découpage en fonction de l’émotion que l’on veut faire passer, de tous les sentiments que l’on veut transcrire, les gaufriers servent à ça. Quand on a une scène un peu plus resserrée et bien le gaufrier lui-même, les cases vont être plus resserrées, et à d’autres moments on a besoin de respirer, d’avoir de l’espace et là on agrandit les cases …
C’est comme en musique en fait ?
Exactement ! comme des tempos (ou des tempi ) !
Et puis vous nous surprenez à chaque fois ! Par exemple, le prologue c’est une superbe invention de Didier Tronchet qui donne une dynamique folle, ça frappe d’emblée – je reste volontairement évasive. On s’attend à un moment quand il perd sa maman à avoir une page un peu similaire puisque le personnage déclare « c’est la fin de mon enfance » et on ne l’a pas cette page ! Grâce au découpage, on ne sait pas sur quelle planche on va tomber, sur quelle scène on va tomber, sur quelle couleur on va tomber et je me demandais si cette façon de faire ce n’était pas pour accompagner le personnage qui se laisse porter par les événements et les rencontres ?
Effectivement, dans l’ambiance générale du livre, il y a une part de mélancolie mais de mélancolie douce quelque chose qui peut même paraitre alangui à certains moments et en même temps il y a toujours une petite part de burlesque, un petit pas de côté. Lui, on le sent peu dégourdi, se laissant aller à la vie parce qu’en fait le livre c’est avant tout l’histoire d’un garçon qui a du mal à trouver sa voie, qui s’empêche un peu de vivre parce qu’il a un père extravagant qui occupe tout l’espace finalement et en même temps ce qui est étonnant c’est qu’il lui arrive mille choses à ce garçonnet à un moment il va prendre lui-même la décision de partir, les choses vont s’accélérer et en fait c’est ce type de sentiment que j’avais envie de montrer. A la fois une mélancolie et à la fois quelque chose qui sort toujours de cette mélancolie. On est dans une espèce de tendresse burlesque si je puis dire.


Avec un père flamboyant!
Ce qui est beau c’est que c’est un père flamboyant mais en même temps looser…. En tout cas looser longtemps ! Un moment la réussite va venir mais donc je pense que l’enfant est sidéré par cette espèce de mélange. Il appelle lui-même son père « le magicien ». Donc il y a cet homme qui semble avoir sa baguette magique mais qui en même temps rate à beaucoup d’étapes et est obligé à chaque fois de se réinventer.

Je vous avoue que quand j’ai vu que vous faisiez l’adaptation d’une œuvre de JP Dubois, je me suis dit mais quel exercice difficile ! Car il y a tout de même une mythologie personnelle du romancier entre la tondeuse à gazon, le prénom Paul et le poulet qui sont récurrents dans ses romans par exemple.
Mais là il n’y a pas de dentiste ! souvent il y a des dentistes, là il n’y en a pas !
Et je me demandais comment vous arriveriez à rentrer dedans. Vous nous avez expliqué que vous étiez fan de JP Dubois, mais ne pourrait-on pas raccrocher particulièrement ce roman à certaines de vos œuvres précédentes ?
En tout cas, je me suis rendu compte que la part mélancolique, elle est un petit peu dans tous mes livres – tous ceux que j’écris – et la part burlesque aussi. Et je me trouve assez proche de l’univers de Dubois pour cela. Il y a un cas qui n’est pas très loin dans l’esprit, c’est « Les Gens honnêtes » qui était en quatre tomes et qui relatait le destin d’un personnage qui est au départ un peu confronté au malheur de l’existence (perte d’emploi, divorce etc.) qui va sombrer mais remonter la pente ce qui est un peu le cas de Paul ici dans l’ouvrage de Dubois.



Et d’ailleurs c’est marrant je me disais il y a quelque temps qu’il y a un livre qui est un peu à part dans ma bibliographie qui s’appelle « Le Pont », lui c’est vraiment un livre tragique, il n’y a pas ce côté burlesque. Le Spirou que j’ai fait, qui s’appelle « Pacific Palace » contient une grande part de mélancolie aussi puisque c’est une histoire d’amour qui ne peut pas exister à cause des éléments extérieurs et en même temps avec Fantasio il y a une part de burlesque mais également de tendresse car j’éprouve beaucoup de tendresse pour mes personnages et j’ai besoin d’en éprouver. C’est aussi le cas de Dubois il me semble.
Je pensais aussi à une autre œuvre qui est un petit peu différente comme vous le disiez, je pensais à « Appelle-moi Ferdinand » dans la relation parent-fils, le fait qu’il soit empêché d’exister ?
Oui, oui c’est vrai tout à fait ! Mon personnage est quelqu’un dont on comprend qu’il a étouffé longtemps à cause de son père et qui doit s’extraire de ça. Dans « Appelle-moi Ferdinand », il s’en extrait plutôt dans la douleur alors qu’ici dans « La vie me fait peur » je trouve que la fin est lumineuse. Personnellement je suis encore touché par les phrases reprises à Dubois pour le coup, les phrases de la toute dernière case, de la toute dernière page, je trouve que ce sont des phrases splendides qui ouvrent à la vie …

Vous parliez de fin lumineuse, mais il y a beaucoup de scènes nocturnes dans le livre ainsi qu’un jeu sur la symbolique des couleurs. Pourriez-vous nous en dire plus ?
Alors il y a des scènes nocturnes mais qui se veulent du coup, en général plutôt magiques, comme celle de l’enfance où le père montre une caravane qu’il a enluminée et qu’il souhaiterait pouvoir commercialiser. Il présente cela à son fils comme une espèce de tour de magie et la nuit participe pleinement à cet embellissement du réel. Par contre, plus tard la nuit va être aussi le signe du début de la réalisation de soi : l’avion qui fend la nuit, qui va amener à l’autre bout du monde qui va être le début de l’émancipation du fils. Beaucoup de scènes contiennent des couleurs qui leur sont propres parce qu’elles se différencient les unes des autres pour des raisons parfois tout à fait simples. Ainsi, on le sait, le Mexique a des maisons très colorées, un soleil de plomb etc … mais symboliquement c’est intéressant parce que ce que va vivre Paul au Mexique va aussi participer à son émancipation ; par ailleurs il y a aussi une scène de plumage de poulet que est aussi extrêmement concentrée dans une pièce avec très peu de lumière qui passe et c’est une toute autre ambiance chaque scène a un peu ses caractéristiques colorées.

J’avais l’impression tout de même qu’il y avait de plus en plus de lumière vive au fur et à mesure qu’on avançait dans l’histoire ?
Il y a effectivement de plus en plus de lumière vive et en plus il y a des couleurs et des objets qui participent à donner ce caractère burlesque dont je parlais tout à l’heure ou plutôt à ce mélange de mélancolie et burlesque.
Par exemple, il y a une scène que j’ai adoré tourner – tourner pardon le lapsus ! – que j’ai adoré dessiner c’est une scène d’explication assez dure entre Paul et son père , cette scène se passe dans l’eau, d’une façon un peu burlesque ils ont échoué sur une espèce de banc de sable ce qui fait qu’ils n’ont de l’eau que jusqu’aux cuisses ou à peu près, et ils ont des gilets de sauvetage orange vif. Donc on est dans un ciel bleu vif avec en contraste les gilets qui sont très orange et c’est l’explication « tournant du livre » qui fait que le rapport des deux va changer donc pour moi c’était important que cette lumière soit là !

Et on n’a pas parlé du meilleur ami qui est aussi très drôle ! On sent une véritable tendresse pour vos personnages et cette tendresse elle se retrouve aussi, me semble-t-il dans l’utilisation de couleurs pastel, surtout pour les scènes liées à la maman ?
Avec la maman on est dans des couleurs souvent plus douces, un bleu tout d’un coup illuminé par une lumière pâle. Elle c’est le pilier plus raisonnable mais en même temps très aimant. Les parents ne se ressemblent pas du tout : le père fantasque, la mère raisonnable mais ils ont en même temps une forme de complicité tacite. On sent que parfois ça l’emmerde bien ce mari encombrant, ruineux, difficile à saisir et en même temps on sent toute la tendresse qu’elle a pour lui et lui – cet espèce de garçon attardé qui semble extrêmement égocentrique et qui se lance toujours dans des projets fous sans l’avis de sa femme et même à l’opposé de l’avais de sa femme – on comprend que tout ce qu’il a fait c’était pour la séduire aussi. Donc il y a quelque chose dans ce rapport là qui est extrêmement tendre et lumineux aussi.


Et vous avez déjà de nouveaux projets ? un nouvel album ?
Alors là je suis dans un projet complètement différent amis c’est un de mes grands plaisirs en tant qu’auteur de bande dessinée, c’est de passer d’un univers à un autre et même d’une technique à une autre d’un livre à l’autre. Donc là en l’occurrence, je suis en train d’entamer un projet avec un grand physicien, Etienne Klein à qui est associé Laurent-Frédéric Bollée pour le scénario. A trois on va essayer de construire une histoire autour d’Einstein qui est la grande passion de Klein. C’est-à-dire pour le dire en deux mots, Einstein va apparaître à Klein aujourd’hui et Klein va l’emmener dans le monde contemporain pour lui montrer comment ses théories ou ses intuitions d’il y a 100 ans se sont concrétisées aujourd’hui.
Et c’est prévu pour quand ?
Aucune idée parce que ça va être je pense une construction assez longue, finalement une sorte de conversation à trois. Je vais sans doute me placer un peu comme un lecteur lambda vu que je connais peu de choses à Einstein et à la physique quantique…. Je me documente et je vais essayer de voir comment moi en tant que lecteur premier, je vais rebondir sur ce que vont apporter Etienne et Laurent-Frédéric et ajouter peut-être des choses donc ça va être un « work in progress » assez long !
Merci beaucoup Christian Durieux et à bientôt pour cet Einstein alors !

Interview d’Anne-Laure GHENO
(Bd Otaku)

POUR ALLER PLUS LOIN
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