Dernier week-end de janvier

Scénario : Bastien Vivès
Dessin : Bastien Vivès
Éditeur : Casterman
184 pages
Prix : 20,00 €
Parution : 31 aout 2022
ISBN 9782203243200
Ce qu’en dit l’éditeur
Denis Choupin, dessinateur reconnu de la série Opération Hitler, arrive à Angoulême pour le traditionnel Festival International de la Bande Dessinée.
Entre séances de dédicaces, repas sur le pouce et vieux copains croisés en coup de vent, cette édition ne semble pas vraiment devoir sortir du lot jusqu’à ce qu’il fasse la connaissance de Vanessa, l’épouse d’un collectionneur de BD. Sur les quelques jours du festival, cette rencontre va bouleverser leurs deux vies, jusque-là sans histoire.
Bastien Vivès a écrit plus de trente albums en quinze ans de métier et enchaîné récits intimes, mangas multisupports à la française, et pochades érotiques voire pornographiques. Sorti en même temps que l’une d’elles, ce roman graphique est dans la veine intimiste. Il s’appelle « Dernier week-end de janvier », mais aurait pu s’intituler « Une histoire simple« , « Quelques jours avec moi » ou « Un cœur en hiver » tant ce dernier roman graphique paru aux éditions Casterman a des accents à la Sautet …
C’est l’histoire de Vanessa, une ORL qui se retrouve au festival d’Angoulême mais n’en a cure. Elle est là pour son mari, Marc, ingénieur en aérospatiale. Un connaisseur qui possède une pièce dédiée à ses bd et qui aurait voulu être un artiste ou plus précisément scénariste ou bédéiste. Ce couple croise dans les allées du festival le troisième et principal protagoniste de cette histoire : un dessinateur.

Denis Choupin est un auteur entre deux âges à la calvitie naissante ; il arbore de grosses lunettes et une moustache anachronique. Il paraît un brin ringard. C’est un habitué d’Angoulême, mais en ce moment il peine un peu sur le cinquième tome de sa série à succès « Opération Hitler » qui doit en compter neuf. Son scénariste lui a fait faux bond et sa femme le harcèle au téléphone pour qu’il change son billet retour car leur aîné de vingt ans se fiance ce dimanche. Il est fatigué, limite dépressif, et s’ennuie dans le train-train d’un festival qui le lasse jusqu’au moment où il rencontre Vanessa venue faire dédicacer son dernier opus pour Marc qui fait la file ailleurs ….

UN OUVRAGE DOCUMENTAIRE ET SATIRIQUE
Le titre a au départ une dimension factuelle : traditionnellement (c’est-à-dire hors pandémie !) le festival international de la Bd d’Angoulême, la Mecque de tous les amoureux du 9e art, se déroule le « Dernier week-end de janvier ». Vivès en est un habitué. Il y fut primé deux fois : fauve de la révélation pour « Le goût du chlore » et fauve pour sa série « Lastman » ; sélectionné ou non, il n’en manque jamais une édition.



Si les noms des auteurs présents sont totalement inventés, les habitués reconnaîtront en revanche (et les autres découvriront) des lieux emblématiques : la gare avec sa monumentale statue du Lucien de Margerin, les fresques qui émaillent la ville et que l’on retrouve au détour d’une case tout comme la statue de Corto, l’hôtel Mercure aussi, les backstages des stands (et plus particulièrement celui de Casterman bien sûr) et même le Magic Mirror le lieu festif réservé aux auteurs. On accède donc aux coulisses d’Angoulême et on voit les choses « dans les yeux » de Denis Choupin.


Et c’est là que le documentaire du début, ses plans séquences (arrivée à la gare puis à l’hôtel) et ses cadrages caméra au poing laissent place à une satire du petit monde de la bd ! Le dessinateur emploie d’ailleurs un trait assez semi-réaliste, plutôt rond pour croquer sa galerie de seconds rôles. Tout le monde en prend pour son grade à commencer par les auteurs : on les voit maternés par leur attachée de presse, plutôt perdus dans la gestion du quotidien et autocentrés. On assiste aux conférences au public clairsemé voire endormi …

Mais les plus égratignés sont sans conteste les chasseurs de dédicaces aux sempiternelles questions identiques souvent données d’ailleurs en hors champ comme s’il ne fallait pas les lier à une personne particulière mais à un brouhaha continuel, ronronnant, et épuisant. Leur parangon étant Marc, le cocu de la farce, qui détonne dans l’album par rapport au style Vivès avec son visage aux larges mâchoires à la Largo Winch et sa coupe à la Michel Vaillant et paraît totalement artificiel et sorti d’un album.
Le titre est cependant également doté d’une valeur symbolique : janvier est le mois où il fait le plus froid, celui du « Blue Monday » et de la déprime d’après les Fêtes et le mot week-end qui lui est associé acquiert alors une valeur oxymorique par ses connotations positives. Ce week-end à Angoulême devient donc une parenthèse enchantée.
UNE PARENTHÈSE ENCHANTÉE
On trouve de nombreux échos entre cet album et l’un des plus célèbres de son auteur : « Une sœur ».

Comme le petit Antoine, Denis dessine, non pas des Pokémon, mais des nazis … Comme lui, il retourne chaque année à la même époque dans le même lieu selon une routine bien huilée : la pêche aux crabes et les puzzles à l’Île aux Moines sont remplacés par les rencontres et les dédicaces au FIBD. Et puis Antoine comme Denis pourraient faire leur ce vers racinien « je [la]vis, je rougis je pâlis à sa vue /un trouble s’éleva dans mon âme éperdue » car ils sont tous les deux surpris en découvrant dans le lit d’appoint de leur chambre d’enfant ou dans la file de leurs admirateurs une jeune fille/femme qui n’a pas demandé à être là. Hélène, Vanessa … et sur les carnets à dessin désormais ce ne sont plus ni les Pokémon, ni des personnages de bd que dessinent Antoine et Denis mais le visage de celle qui les a éblouis. La Bd n’est-elle pas un « art de petits garçons blessés » ?

« Une sœur » et « Dernier week-end de janvier » se déroulent sur quelques jours en huis-clos – une île, une ville – et constituent une parenthèse. En cela, on pourrait les rapprocher d’un des films fétiches de Vivès : le « Lost in translation » de Sophia Coppola. On y retrouve la différence d’âge entre les deux protagonistes et le déracinement du quotidien. Denis Choupin est un héros aussi improbable que Bob Harris et Vanessa est délaissée par son mari comme Charlotte. Ils évoluent habituellement dans deux mondes différents, n’auraient jamais dû se croiser et arpentent qui les rues de Tokyo qui celles d’Angoulême dans une même recherche d’intimité en mêlant leurs deux solitudes…
UNE BD D’AUTEUR
Si l’on pouvait déjà trouver des dimensions autobiographiques dans « Une sœur » puisque Bastien Vivès passait lui aussi son enfance à l’Île aux Moines et dessina dès sa plus tendre enfance, il affirme que « Dernier week-end de janvier » est « de loin [sa] BD la plus personnelle ». Sa première bd adulte en fait avec des personnages plus vieux que lui alors qu’auparavant il peignait plus volontiers des adolescents. Comme son héros, il a ressenti lui aussi une sorte d’essoufflement mâtiné d’épuisement lors du marathon « Lastman« . Il se sentait un peu endormi, « ronronnant » et il raconte volontiers qu’il a rencontré sa femme (qui n’avait rien à faire de la bd) en festival, que cela l’a réveillé et même que certains propos placés dans la bouche de Vanessa sont en réalité de son épouse …. On a bien donc une bd d’auteur qui naît de son vécu personnel et professionnel.

Mais on lit surtout une bande dessinée d’auteur comme on parle de cinéma d’auteur : petit à petit Vivès creuse son sillon et construit une vraie « œuvre » aux thématiques et à la patte reconnaissable. A petites touches, en mettant l’accent sur la mise en scène et les cadrages, le dessinateur suit au plus près ses personnages principaux et leurs états d’âme en montagnes russes. Rien ne lui échappe, les regards en coin, la posture mal assurée, l’élégance du geste et la pose gracieuse de la cigarette, l’instant si fugace où tombe le masque, où les corps emmitouflés se dé-couvrent.


« J’ai toujours représenté le désir, c’est ça qui m’intéresse » déclare le bédéiste et ses gros plans en caméra subjective sur une cuisse ou une épaule sont troublants tout comme ses planches de danse d’une grande sensualité.

Vivès doit beaucoup au cinéma. Sa narration, son cadrage et son découpage en utilisent les techniques (rôle du hors-champs, traitement du mouvement). Outre Sautet et Sophia Coppola, ce grand cinéphile reconnaît être nourri de Pialat, Melville ou Rohmer. Les codes esthétiques et narratifs de la Nouvelle Vague s’expriment d’ailleurs ici. Mais si la fin est ouverte, on constate un resserrement de l’action. Alors que dans « Le goût du chlore » par exemple tous les éléments apparaissant dans l’histoire ne sont pas nécessairement exploités jusqu’au bout, ici il fait preuve d’une nouvelle maturité d’écriture en tendant vers l’épure et en jouant avec maestria du tempo.
Ceci se retrouve à la fois dans l’écriture et le dessin : l’histoire est condensée sur cinq jours comme le montrent les encarts inter chapitres qui forment une sorte de compte à rebours. Au début le temps s’étire mimant l’Ennui, puis tout s’accélère après la rencontre. Parce que l’auteur veut tendre son récit et accélérer la lecture, le trait tend vers l’esquisse. Les décors sont simplifiés à l’extrême, les nez, les yeux souvent gommés pour ne garder que l’idée d’un visage. Rien ne heurte ou ne capte trop longtemps le regard pour nous plonger dans l’histoire.
Vivès nous livre ici un album tout en nuances (de gris), retenue mêlée de sensualité et mélancolie … comme on l’aime.

POUR ALLER PLUS LOIN
Des albums de Vivès dont on trouve des échos dans Dernier Week-end de janvier

Le goût du chlore (2008) : Parce qu’il a un problème de scoliose et que son kinésithérapeute le lui a conseillé, un jeune homme se voit contraint d’aller à la piscine une fois par semaine. Et, pour lui, nager « parmi les vieux », ce n’est pas trop sa tasse de thé ! Il s’oblige néanmoins à y aller, quitte à embarquer avec lui un camarade. Mais, un mercredi, il fait la connaissance d’une jeune fille. Ils entament la conversation et lui raconte qu’elle a été championne de natation. Il lui demande alors des conseils pour apprendre à bien nager… de fil en aiguille, ce rendez-vous hebdomadaire devient important pour lui et une certaine complicité nait entre ces deux jeunes gens. D’une manière légère, Vivès nous plonge dans un récit intimiste, un espace clos limité à la piscine. On ne sort pas de ce lieu devenu pour ce jeune homme comme une sorte de passage à l’âge adulte.

« Dans mes yeux« (2009): Cet album adopte un point de vue assez novateur : tout le récit est vécu à travers les yeux et les oreilles d’un seul des protagonistes. Ainsi on ne voit que le personnage féminin, et on n’entend que ses paroles à elle. C’est un point de vue agréable, qui permet de se projeter immédiatement dans la situation de séduction.

Une sœur (2017) : Quand une semaine de vacances d’un jeune adolescent se transforme en moment inoubliable, l’éveil à l’autre, les interdits que l’on brave, l’impression que les heures passent comme des minutes, des émotions inconnues, « Une sœur » parle de ces moments avec beaucoup de justesse et de sensibilité.
Des BD sur les auteurs de BD :

Cases Blanches de Sylvain Runberg et Olivier Martin

Après un premier tome qui a remporté un énorme succès, Vincent Marbier sait qu’il est attendu au tournant du second tome. Les fans frétillent d’impatience et inondent les forums Internet d’hypothèses et de critiques. Pendant ce temps, son éditeur tremble, car cet album est indispensable pour maintenir à flot les finances de ses différents projets. Et, comme si cette pression ne suffisait pas, le dessinateur, qui sort d’un divorce douloureux, s’interroge sur son art et souffre du syndrome de la case blanche.
Les auteurs nous racontent le quotidien d’un auteur : les longues heures passées à la table à dessin, les festivals (ici ce n’est pas Angoulême mais St Malo et de vrais auteurs font des caméos) , le succès, la jalousie, les guéguerres entre éditeurs pour débaucher les perles rares, l’argent… Le côté business et « paillettes » du métier est minutieusement décrypté, non sans un certain humour (là non plus comme dans Oleg et Dernier week-end les collectionneurs de dédicaces ne sont pas épargnés !)

Un film palimpseste
Lost in translation de Sophia Coppola avec Bill Murray et Scarlett Johansson (2003)

Bob Harris, acteur américain sur le déclin, arrive à Tokyo afin d’y tourner une publicité pour le whisky Suntory . Incapable de s’adapter au décalage horaire et à la situation présente, il passe le plus clair de son temps dans l’hôtel de luxe où il réside, un gratte-ciel dominant la ville. Pendant ce temps, Charlotte, une jeune femme récemment diplômée de l’université venue à Tokyo afin d’y accompagner John, son mari, un photographe de célébrités, s’ennuie et se sent seule, incertaine à propos de son avenir et de ses sentiments envers l’homme qu’elle a épousé. John se consacre en effet entièrement à son travail, délaissant Charlotte au profit des célébrités qu’il côtoie, comme Kelly, une actrice.
Peu après leur arrivée, Bob et Charlotte, qui souffrent tous deux d’insomnie, se rencontrent dans l’hôtel et commencent à sympathiser. Après plusieurs brèves rencontres, Charlotte invite Bob à une soirée avec des amis japonais et les liens entre eux deux se resserrent, liens amplifiés par le choc des cultures qu’ils ressentent tous deux et l’isolement qu’ils subissent. Ils passent dès lors beaucoup de temps ensemble et se livrent une nuit à une conversation à cœur ouvert à propos de leurs troubles…
Chronique d’Anne-Laure GHENO
(Bd Otaku)

