LES PISTES INVISIBLES


Les pistes invisibles

Les pistes invisibles
Scénario : Xavier Mussat
Dessin : Xavier Mussat
Éditeur : Albin Michel
176 pages
Prix : 29,90 €
Parution :  11 janvier 2022
ISBN 9782226462305

Ce qu’en dit l’éditeur

« En vingt-cinq ans, je n’ai été vu de personne. J’ai vécu caché dans cette forêt, mais pas comme un homme des bois. »

Sans préméditation, il s’enfonce dans une forêt pour y disparaître. Il y restera 25 ans, vivant de ce que lui offre la nature et de menus larcins dans les cabanes avoisinantes. À rebours de la conventionnelle aventure épique en milieu naturel, il fait l’étrange récit introspectif de son invisibilisation. Sa confession, rythmée de paysages tantôt naturalistes, tantôt mentaux, dessine des pistes et un portrait invisibles à ceux qui le traquent mais qui transparaîtra au fil des cases.

En 2014, il s’était tu et avait disparu du monde du 9ème art en même temps que son personnage à la fin de Carnation. Dans Les pistes invisibles, qui vient de paraître chez Albin Michel, Xavier Mussat, fait de nouveau entendre sa voix à travers les mots qu’il glisse dans la bouche d’un personnage inspiré par Christopher Tomas Knight « L’Ermite de North Pond », un Américain qui avait disparu entre 1986 et 2013 et qu’on a retrouvé dans une forêt du Maine où ayant vécu sans aucun contact avec le moindre humain, il s’était inventé une façon de survivre, une nouvelle façon de marcher …

Tel est le point de départ de ce somptueux roman graphique qui bien que se déroulant en forêt, sort des sentiers battus. À découvrir de toute urgence car si chez Baudelaire tout n’est qu’ordre beauté, luxe, calme et volupté, chez Xavier Mussat, tout n’est qu’inventivité, sensorialité et musicalité.

De la disparition à l’invisibilisation

« Une fois qu’ils m’ont attrapé, tout s’est arrêté. Même après qu’ils m’ont relâché, je n’ai jamais pu retourner dans ma forêt. Si j’y retournais, ils sauraient qu’il faudrait m’y chercher; les efforts d’immobilité, de silence, les stratégies de camouflage deviendraient inutiles, Pour bien disparaître, il ne faut pas être cherché. Devenir invisible, ça n’est pas disparaître, c’est se mélanger au reste. »

A travers cet album, Xavier Mussat traite de la rupture, la disparition volontaire, l’invisibilisation.

« Les pistes invisibles, ça définit cette façon étrange qu’il a de survivre. Il s’est invisibilisé. Pendant 25 ans, il a tenté de n’être vu de personne. Les ermites tentent de ne pas être vu et de ne pas voir les autres mais lui, il a un rapport ambivalent. Il ne voulait pas être vu mais ne voulait pas forcément ne pas voir les autres. Pour ne pas être vu, il a fallu qu’il invente des tas de choses. Notamment il a inventé une façon de marcher. Il se déplaçait dans la forêt en ne posant jamais son pied sur la terre meuble, sur une surface susceptible de marquer une empreinte. Il ne marchait que sur des cailloux, des racines d’arbres. Il avait des usages. Il avait tracé dans sa tête des pistes, des endroits qui lui permettaient d’aller d’un point à un autre et il prenait toujours ces pistes, ce qui fait que quand on a commencé à le chercher, on ne voyait pas de traces. Une fois qu’on l’a attrapé et qu’on a compris ce qu’il avait fait, cette fabrication de pistes sur une surface dure, en regardant ces surfaces dures, ces cailloux, ces racines d’arbre, on s’est rendu compte qu’à l’endroit où il posait son pied sur la pierre il n’y avait plus de mousse, il n’y avait plus de lichen sur la racine sur laquelle il avait marché pendant 25 ans, la racine était toute blanche. Et tout à coup en comprenant ça, on a découvert alors ces pistes, les pistes qu’il avait inventées invisibles, c’est tout le propos du livre. »

Alors partant d’une situation bien réelle, Xavier Mussat va donner libre cours à son imagination et à sa réflexion pour forger des hypothèses quant à la personnalité de cet ermite pas comme les autres et ce qu’il a vécu durant les 25 années qui suivirent cette disparition qu’il n’avait alors pas planifiée. Lors d’une balade en forêt, suite à une panne d’essence, il s’était enfoncé dans la forêt et, débusqué, n’en était ressorti que 25 ans plus tard.

« On s’est rendu compte qu’il avait vécu en ermite dans la forêt mais dans un mode de vie qui va complètement à l’encontre de ce qu’on pourrait attendre. Il n’a jamais allumé un feu, il n’a jamais chassé, il ne s’est pas fabriqué une cabane. Anti archétype de l’imaginaire de la survie en forêt, il a inventé totalement une manière de vivre. »

S’il avait rompu avec le monde humain et fait corps avec la nature, il n’en avait pas pour autant rejeté les bienfaits de la civilisation. Ainsi répondait-il à ses besoins en effectuant de menus larcins. Il avait découvert au fin fond de la forêt un lac entouré de résidences secondaires, cabanes, bungalows dans lesquels les gens venaient uniquement pour le weekend ou les vacances. C’était un jeu d’enfant pour cet électronicien de formation de désactiver les alarmes, crocheter les serrures, subtiliser un seul objet par visite ayant toujours à l’esprit de ne pas laisser de trace.

« Ce qui m’a donné envie d’inventer une parole, d’inventer une voix à ce personnage, de faire parler ce personnage, c’est que personne ne comprenait, c’était assez inexplicable. »

À travers ce récit fictionnel introspectif à la première personne, Xavier Mussat va pousser le concept d’invisibilité jusqu’au bout à savoir la disparition graphique du personnage principal dans la bande dessinée. Sur les 176 pages que compte l’album, il ne sera représenté qu’à l’ultime planche, et encore de dos. C’est donc à travers sa voix, son regard, ses pensées, ses sensations qu’il va prendre corps.

« J’ai eu envie de (re)mettre en question le statut du personnage comme motif principal de la bande dessinée. Est-ce qu’on peut faire un récit de bande dessinée sans représentation du personnage en se débarrassant du motif du bonhomme? Et il se trouve que c’est l’histoire d’un homme qui a envie de disparaître … j’ai envie d’en faire un prétexte artistique pour inventer une forme. »

Un créateur en perpétuelle recherche

Xavier Mussat est un artiste polyvalent. Musicien, illustrateur pour la jeunesse et la pub, il est aussi passé par la case animation en travaillant avec Michel Ocelot sur Kirikou et la sorcière avant de se tourner vers la bande dessinée avec deux remarquables œuvres autobiographiques Sainte famille paru en 2001 aux éditions Ego comme x, label aujourd’hui disparu dont il est l’un des cofondateurs, puis Carnation, relation d’un amour toxique, paru en 2014 chez Casterman. Après quoi il décide d’arrêter la bande dessinée et se consacre à l’enseignement, à la musique expérimentale improvisée (guitare électrique « étendue ») et à des collaborations avec d’autres artistes au sein d’une association qu’il a créée Apocope, « un lieu d’expérimentations et de rencontres ». Qu’est-ce qui l’a fait revenir vers la bande dessinée et pourquoi ce passage de l’autobiographie à la fiction ?

De l’autobiographie à la fiction

Les contraintes, moteur à la création

A l’instar d’un Marc-Antoine Mathieu, Xavier Mussat, « s’interdit la paresse intellectuelle » et s’inscrit artistiquement dans la lignée des créateurs, ne se contentant pas d’être un simple transmetteur. Aussi, s’est-il imposé une multitude de contraintes en se disant que surmonter ces obstacles lui permettrait « d’arriver à quelque chose qui ne ressemble pas beaucoup à ce qu’on a l’habitude de voir en bande dessinée. » Entre nous soit dit, pari gagné haut la main !

« C’est un livre à contraintes, c’est que ça. C’est prendre tout à l’envers par rapport à ce je faisais avant, c’est tout inverser : plus de noir et blanc, plus de petits traits, plus d’autobiographie, plus de personnages, le passage à la bichromie avec cette apparition du dessin par superposition. »

Une autre contrainte qu’il s’est imposée a été d’incarner ce personnage invisible en mettant tous nos sens en éveil avec une mise en lumière des perceptions sonores.

Contrainte

Adolescent, il allait souvent se promener en forêt. Aussi en a-t-il gardé des sensations très précises : les odeurs, les picotements, l’humidité ambiante, tout un champ sensoriel qu’il a su parfaitement bien retranscrire textuellement et graphiquement dans son récit.

Une narration graphique qui sort des sentiers battus

Si Xavier Mussat a conservé la séquentialité de la bd qui permet malgré la non présence physique du personnage d’entrainer le regard d’une case à l’autre, ce qui contribue grandement à la lisibilité et la fluidité du récit, exit cependant les phylactères. Comment pourrait-il en être autrement quand notre narrateur est seul et invisible de surcroît ? Alors le texte va faire partie prenante de la scénographie. Long monologue qu’il conçoit comme un chant vocal tour à tour introspectif quant aux pensées et méditations, narratif quant aux souvenirs ou descriptif, le texte donne vie aux images qui tout à coup semblent s’animer et prennent un sens qu’on avait pas perçu auparavant.

Pas de bulles donc et pas de trait de contour non plus dans le dessin mais des masses orange, bleues qui se superposent pour donner naissance à un dessin tissé de textures animales, végétales, minérales qui s’enchevêtrent.

Le chant vocal et son contrepoint graphique se répondent et s’harmonisent dans une époustouflante symphonie d’images symboliques, figuratives, parietales tribales, abstraites faisant ainsi surgir nos propres images mentales.

« Horst« , le chaînon manquant

Cette envie d’exploration et d’exploitation d’un champ sensoriel extrêmement développé est née avec Horst.

Dix ans séparent Carnation des Pistes invisibles, mais entre-temps, il y a eu Horst paru à la 5e couche en 2021, un album réunissant 91 dessins en noir et blanc questionnant la texture, la matière.

A posteriori, l’artiste le voit comme le chaînon manquant entre les deux romans graphiques, les reliant tant au niveau graphique (dessins très en mouvement qui se détachent de plus en plus de la ligne, du trait pour aller vers la masse, le contraste) que narratif avec la thématique de la disparition du personnage. Chacun de ces albums ayant amené l’autre, avec le recul, Xavier Mussat considère qu’ils forment un triptyque.

De Horst

aux Pistes invisibles

Le triptyque

Une partition graphique non exempte de musicalité

La musicalité de « Horst« 

Et cette musicalité donne un rythme au récit. Le temps parfois s’accélère où on contraire ralentit afin de nous permettre de mieux ressentir les choses.

Une mention toute particulière au passage concernant les insectes : on les voit, on les sent, on les entend grouiller et crisser …

Paint it, blue and orange

Les pistes invisibles, pour Xavier Mussat, c’est une première au niveau de la fiction mais au niveau de la couleur aussi puisque tous ses précédents albums étaient en noir et blanc. Alors pourquoi ce choix de la couleur et de la bichromie en particulier ? L’envie toujours d’expérimenter une technique non maîtrisée graphiquement parlant.

« Au début, j’avais que des surprises, c’était toujours inattendu, c’était une démarche très stimulante d’être dans cette perte de contrôle et la difficulté à contrôler le processus et essayer de le comprendre pour le maîtriser. De page en page, à force j’ai maîtrisé.« 

La couleur

Pour chaque planche, il a réalisé deux dessins au pinceau et à l’encre de Chine : un qui correspond à ce qui va être imprimé en bleu, l’autre à ce qui va l’être en orange. Lors de la numérisation, on les superpose en attribuant le bleu à l’un, l’orange à l’autre et par transparence, le brun va apparaître.

bleu

orange

bichromie

Pour ce dialogue entre deux monochromies, il a fait le choix du bleu (bleu du ciel, bleu du lac, bleu froid de l’hiver) et du orange sa couleur complémentaire qui, combinées, donnent le marron qui lui crée la profondeur, le mouvement, le relief et joue avec la lumière. Et puis, en réalité orange et brun ne sont-elles pas les deux couleurs de la forêt ?

« Qu’est-ce que c’est qu’une forêt ? Pour moi, une forêt c’est pas vert. Quand on va en forêt, on voit les écorces d’arbre, le sol à nos pieds. En fait le feuillage, il est loin : il est au dessus de nos têtes. Quand on est en forêt, on est dans la matière de la forêt. Et la matière de la forêt, c’est des tons chauds orange, marron. C’était pour moi totalement adapté puisque à part quelques cas de figure où la forêt est vue à distance, on est un peu tout le temps dans cette immersion, collé aux matières. »

Un bel écrin

Un tel ouvrage méritait une édition soignée, ce qui est chose faite. Le grand format (24×32), la typo brisée du titre qui semble s’invisibiliser, l’impression en tons directs Pantone (bleu 2206 U et orange 1655 U) rendent justice à la splendeur des planches. Le sens du détail va même jusqu’aux pages de garde unies : l’une bleue, l’autre orange tandis que code barre et le moindre écrit sont eux imprimés en brun.

Lorsqu’on produit un album de bande dessinée, se pose toujours le choix délicat de la première de couverture. Celle des Pistes invisibles a fait l’objet de nombreux échanges avec le graphiste d’Albin Michel et a connu pas moins de 16 versions différentes.

La première de couverture

Aventure hors normes contée par un auteur hors normes, Les pistes invisibles est par sa narration et sa composition graphique stupéfiante l’album de ce début d’année à ne pas rater ! Alors n’hésitez pas à emprunter ces pistes invisibles et à y faire votre propre cheminement intérieur.

Les commentaires audio de Xavier Mussat sont tirés de l’entretien réalisé le dimanche 29 janvier 2023 au FIBD d’ Angoulême.

Les citations sont tirées des propos de l’auteur lors de la rencontre qui s’est tenue le même jour à l’espace Franquin.

POUR ALLER PLUS LOIN

Les 2 albums autobiographiques de Xavier Mussat

Sainte famille

(2002)

Carnation

(2014)

Le chaînon manquant

Une performance avec Xavier Mussat à la guitare « étendue »

Quelques réalisations sonores et graphiques

https://www.labelapocope.com/xaviermussat


2 réponses à “LES PISTES INVISIBLES”

    • Un album absolument prodigieux qui sans nul doute finira dans mon top 3 de l’année 2023! J’ai également beaucoup aimé « Sainte famille » et plus encore « Carnation »

      J’aime

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