Expo Couleurs !
Vaisseau Moebius, Angoulême
du 26 au 29 janvier 2023
Couleurs ! Un titre qui claque, un titre qui annonce la couleur.
Un peu comme une réponse, un contrepoint à l’exposition Esthétique du noir et blanc dans la bande dessinée du tout premier festival de 1974, 50 ans plus tard, mettre la couleur à l’honneur tel a été le choix opéré par les deux commissaires de l’exposition : Sonia Déchamps, directrice artistique du festival et Cathia Engelbach. journaliste à dBD.

« Bien, cette nuit, nous rêverons en couleurs. »
Dans le monde la bande dessinée, on ne peut prononcer le mot couleur sans qu’immédiatement quelqu’un ne mentionne Lorenzo Mattotti. Rien d’étonnant donc à que cette citation tirée de Feux (1984), une de ses premières BD couleurs ne surplombe l’exposition.
Véritable invitation au voyage, l’exposition se déploie sur trois espaces : un premier espace introductif mettant en lumière les pionniers de la couleur, un second espace dans lequel le visiteur déambule en toute liberté parmi des panneaux chromatiques thématiques, monolithes érigés à la gloire de la couleur, puis un dernier espace mettant en valeur un métier encore trop peu reconnu : celui de coloriste.
Planches originales et reproductions quand la couleur a été réalisée en numérique se côtoient pour offrir au visiteur un panel d’une richesse infinie et d’une grande diversité.




Premier espace : Premières couleurs

Pour la couleur directe, tout commence en 1854 avec Gustave Doré dans son recueil « L’histoire pittoresque, dramatique et caricaturale de la Sainte Russie ». Afin de dénoncer les crimes d’Ivan le Terrible, il réalise au pochoir deux grands aplats rouges sur une double page. Suivront en 1896 The yellow kid de Richard Felton Outcault, ce gamin des rues à la robe de chambre jaune que les deux grands magnats rivaux de la presse américaine de l’époque (Hearst et Pullitzer) vont s’arracher qui marque le début de l’usage de la la quadrichromie dans la presse, Little Nemo de Winsor McCay, Calvo …





Petit saut ensuite dans les années 80 avec ceux qui par leur utilisation singulière de la couleur directe vont révolutionner la BD avec Lorenzo Mattotti, Moebius, Alex Barbier et Cosey avant d’arriver à aujourd’hui à la couleur numérique à travers Les pizzlys de Jérémie Moreau.

« Cette nuit là, j’étais passé de l’autre côté… dans une région où les choses sont comme on les sent. » déclare-t-il également dans Feux. Lui, depuis son premier album nous fait « passer de l’autre côté … dans une région où les couleurs sont comme on les sent. »







Moebius est l’un des premiers à avoir utilisé la couleur directe dans Arzach dès les premiers numéros de Métal hurlant en 1975. L’album lui sera publié en 1976 aux Humanoïdes associés. Arzach est un récit muet dans lequel la couleur même à travers les sensations apportées au lecteur par sa matière, sa sensualité se fait narration. Il ouvre ainsi une voie que nombre d’auteurs vont emprunter, et pas des moindres.
Métal hurlant n°2, page 20
encre de chine, aquarelle et gouache sur carton
Vers l’espace 2 avec Les Pizzlys de Jérémie Moreau


Deuxième espace : La partie Effervescence, cœur choral de l’exposition
Pour représenter la variété de l’usage de la couleur, la multiplicité des techniques utilisées, il n’en fallait pas moins de 50 artistes dont on retrouve le nom sur le grand panneau avec code couleur érigé à l’entrée de l’espace. Nul fléchage ici. Le visiteur se balade librement dans ce temple dédié à la couleur dont les colonnes « Pantone », une douzaine de panneaux chromatiques verticaux mettent en valeur une centaine de planches originales et reproductions d’œuvres pour les autrices et auteurs travaillant en numérique en les déclinant à travers une vingtaine de thématiques.































La majorité des planches était accompagnée d’un court texte de l’auteur dans lequel il exprimait son ressenti ou dévoilait sa technique.


Dans cette histoire, à la croisée de deux mondes, la couleur s’est imposée comme une balise, un fil narratif. Plus qu’une référence visuelle associée à l’œuvre de HP Lovecraft, elle révèle un état de crise, une poussée de fièvre qui s’impose dans une trame noir et blanc pourtant très dense… Hallucinatoire, cosmique, elle atteint le point le plus chaud dans la case où accompagné des chats le Gardien fait le grand saut et change de monde.
Daria Schmitt, Le bestiaire du crépuscule


Toute œuvre nait d’un paradoxe qui est de jongler avec la frontière entre création et récréation. […]
Avec le stylo à bille, le tremblement du trait et l’encre qui dégouline sont impossibles à cacher. Ils ouvrent des fenêtres symboliques vers l’horreur. Je puise dans l’expressionnisme, dans Otto Dix et Max Beckmann, mais je place le surréalisme à part car il a été une réponse à la barbarie de la guerre, comme si tous les autres traumatismes avaient été concentrés dans ce courant pour pouvoir les comprendre et les dépasser.
Emil Ferris, Moi, ce que j’aime, c’est les monstres


Je prépare mes fonds à la gouache en protégeant les gouttières autour des cases avec du scotch. Je pose les mêmes teintes pastel sur les deux pages pour une homogénéité sur chaque double mais, d’une page à l’autre, elle varie du rose au bleu, vert. Ensuite, je peins à l’aquarelle. Grâce à la gouache en dessous, l’eau est très vite absorbée et le processus me permet de travailler dans l’urgence tout en conservant visibles les transparences et les couches successives. Ainsi, on voit les ratés, les repentirs, ce côté brut me plait. Je ne prépare pas mes peintures avec un crayonné, je peins directement à la couleur, acceptant qu’il y ait un certain flou et une inexactitude dans le dessin des personnages d’une case à l’autre. J’utilise la couleur de façon très instinctive, c’est une sorte de méditation, je laisse aller, rapprochant les couleurs complémentaires ou bien encore des tons très proches pour faire résonner les couleurs entre elles.
Elene Usdin, René.e aux bois dormants

Souvent, quand je fais un dessin, j’ai l’impression qu’il est parfait sans le rouge, et puis, c’est plus fort que moi. Il faut que je mette le rouge ! Parce que c’est moi, c’est ma couleur, depuis que je suis né et dans mon enfance. Je viens d’une famille nombreuse et on avait tous des ronds de serviertte de couleurs différentes. Le mien était rouge.
Yslaire, Sambre

Dans cet album, la couleur est posée avec parcimonie. Il s’agit souvent de surligner un élément au crayon de couleur, pour diriger le regard. J’ai choisi les crayons à la cire pour leur souplesse et les crayons de couleur pour leur douceur et la précision qu’ils permettent. Je voulais aussi rester dans une cohérence de matières, entre les différents graphites (mine de plomb, pierre noire, fusain, etc) et les touches de couleur. Dans cette planche, les visages de visiteurs anonymes se superposent à ceux du tableau. Cinq maîtres de la Renaissance florentine – Giotto, Ucello, Donatello, Manetti, Brunelleschi – peint … par un anonyme.
David Prudhomme, La traversée du Louvre
Troisième espace : Les coloristes
« Le vrai problème c’est que nous ne sommes pas encore considérés comme des auteurs, des autrices »
Isabelle Merlet, masterclass du 27 janvier 2023

Le grand mérite de cette exposition est également de mettre en avant le parent pauvre de la bd, celui ou plutôt celle – car le métier est exercé majoritairement par des femmes : la compagne de … , femme de …, sœur de … – dont le statut n’est encore pas ou si peu reconnu : le/la coloriste.
Il n’existe pas de formation, le coloriste se forme sur le tas. Beaucoup de coloristes à l’instar d’Isabelle Merlet sont venus à ce métier un peu par hasard après avoir suivi des études artistiques.
« Ce qu’on nous demande, c’est d’accompagner un récit, de mettre en avant un dessin, le rendre le plus lisible possible. »
Isabelle Merlet, masterclass du 27 janvier 2023
C’est ainsi l’occasion de découvrir l’importance de leur travail, la couleur, lien entre l’écriture et le dessin, outre sa valeur esthétique ayant avant tout une valeur narrative. La couleur est narration.

On y découvre Hubert en tant que coloriste pour Kerascoët sur les albums Beauté qui côtoie Dave Stewart et sa mise en couleurs numérique du Shaolin CowBoy de Geof Darrow.




Mais c’est surtout autour d’Isabelle Merlet coloriste de bandes dessinées depuis maintenant une trentaine d’années et qui compte une centaine d’œuvres à son actif que va se concentrer ce dernier espace.

Coloriste entre autres de Catherine Meurisse et de Blutch, c’est également elle qui a signé les couleurs du loup de Rochette ou des chats du Louvre de Taiyô Matsumoto (Futuropolis 2017).
Les chats du Louvre



Afin de ne pas écraser le dessin et harmoniser le tout, elle a remplacé le noir du trait par du violet, procédé qu’elle utilise également pour le loup de Rochette et les albums de Blutch.

Aimer, boire et chanter : Resnais, Blutch et Merlet
« Blutch a dessiné les 4 décors du film. Le film se déroulait sur une année entière donc il fallait voir défiler le temps : printemps, été, automne, hiver. C’est la couleur qui va amener cette temporalité. Lui a fait 4 dessins et on a délivré 40 mises en couleurs. Dans l’exposition on voit une image avec 5 déclinaisons. On voit tout de suite ce que la couleur introduit. Pour la même image, on a des histoires différentes. »
Isabelle Merlet, masterclass du 27 janvier 2023

Ces différentes variations de couleurs vont coller au propos du film en créant des ambiances quelque peu théâtrales.
La jeune femme et la mer de Catherine Meurisse
Pour La jeune femme et la mer, elle a désiré garder un petit côté estampe en utilisant des dégradés en mode normal (et non des dégradés en mode fondu comme à l’accoutumée).

La masterclass d’Isabelle Merlet

« Au bout de 30 pages, je suis vraiment installée dans la densité de l’air. La gamme couleur est assez vite réglée; généralement on la règle sur 2 ou 3 pages. Mais après il y a autre chose derrière les couleurs, de l’ordre du contraste qui fait signer la page. Comme pour un ingénieur du son, c’est dans le réglage des intensités des couleurs des unes par rapport aux autres et c’est très intuitif. »
En complémentarité à l’exposition, le 27 janvier s’est tenue une masterclass au cours de laquelle Isabelle Merlet est longuement revenue sur la précarité du métier et sur sa pratique personnelle. À ma grande surprise, j’ai appris qu’ayant délaissé sa pratique première de travail sur bleu, elle est désormais passée au numérique avec Photoshop n’utilisant que trois outils de base dont les dégradés en mode fondu et la matière papier.

L’exposition se termine par une projection donnant la parole à d’autres coloristes : à Evelyne Tranlé coloriste (et sœur) de Jean-Claude Mézières qui travaille sur bleu à travers le documentaire Les couleurs de la page 52 d’Avril Tembouret (2016) ainsi qu’à Brigitte Findakly coloriste (et femme) de Lewis Trondheim et de Sfar qui elle, malgré les risques encourus (si elle rate une planche, le dessinateur devra la recommencer entièrement), continue à ne travailler qu’en couleur directe à l’aquarelle.
Texte et photos Francine VANHEE

Pour aller plus loin

Pour en savoir plus sur Isabelle Merlet et l’exposition (dont on a pu admirer une partie à Angoulême) qu’elle a conçue et réalisée pour présenter son travail au festival de Bassillac en 2022.

Un podcast en date du 27 janvier 2023