LE CIEL DANS LA TÊTE


Le ciel dans la tête

Le ciel dans la tête
Scénario : Antonio Altarriba
Dessin : Sergio Garcia Sánchez
Couleur : Lola Moral
Traduction : Alexandra Carrasco
Éditeur : Denoël Graphic
144 pages
Prix : 28,00
Parution :  20 septembre 2023
ISBN 9782207164860

Des mines du Kivu aux mirages de l’Europe, Nivek, l’enfant soldat, arraché aux griffes de la misère par l’appel d’une vie meilleure, traverse une Afrique magique et tragique, d’une violence et d’une beauté à couper le souffle. Les épreuves de ce voyage initiatique le préparent aux périls de la Méditerranée, mais pas aux déconvenues qui l’attendent sur sa rive privilégiée. A l’ombre de Cervantès et de Mark Twain, un récit épique porté par les visions hallucinées d’Altarriba et les images somptueuses de Sergio García.

Le ciel dans la tête : Un véritable coup de cœur pour un album coup de poing ! Antonio Altarriba nous raconte l’incroyable périple de Nivek, un enfant soldat, quittant son Kivu natal pour atteindre l’Europe, terre de tous les espoirs, terre de tous les mirages. Ce voyage initiatique d’une extrême dureté mettant en évidence le paradoxe de l’Afrique où la beauté et la magie côtoient la cruauté et la barbarie est transcendé par la narration graphique et la splendeur époustouflante des planches de Sergio Garcia Sánchez et les couleurs de Lola Moral.

Au cœur des ténèbres

République démocratique du Congo, Mines de coltan du Sud-Kivu

Suite à un éboulement dans la mine dans laquelle il trime comme un forçat, Nivek, 12 ans échappe de peu à la mort, sauvé par son ami Joseph, ce qui attire la foudre d’un garde qui veut exécuter Joseph. C’est alors au tour de Nivek de voler au secours de son ami en tuant le garde, geste qui aurait dû leur valoir la mort à tous deux. Mais il faut croire que leur heure n’était pas venue et ils seront sauvés par un chef de milice séduit par la bravoure de Nivek qui décide de l’enrôler en tant que kadogo, enfant soldat.

Et tombant de Charybde en Scylla, l’enfant exploité devient enfant-soldat, avec tout ce que ça comporte d’horreurs et d’atrocités à commencer par les « adieux à sa famille » qui le hanteront toute sa vie. Joseph, lui, exercera ses talents de cuisinier au sein de cette même milice.

Profitant d’un conflit avec une faction rivale, tous deux vont s’échapper, direction l’hôpital général de Panzi où officie le Docteur Mukwege, le docteur « recoufesses » comme l’appelle Nivek.  Là ils entendront parler d’une terre d’abondance nommée Europe. D’où leur départ, direction le Nord.

Commence alors un long périple fait de rencontres heureuses ou malheureuses à travers la jungle, la savane, le désert … jusqu’à cette Europe, terre de toutes les promesses et des illusions perdues. Certains y parviendront, d’autres pas.

Les histoires dans la tête

Est-il encore besoin de présenter Antonio Altarriba, l’homme de lettres aux multiples facettes : ancien professeur de littérature française à l’université du Pays basque, écrivain, critique et scénariste de BD ? Révélé en France par L’art de voler et L’aile brisée, les deux volets autobiographiques de sa magistrale épopée espagnole, confirmé par la fabuleuse trilogie du moi, pure fiction qui n’en est pas moins une critique de la société espagnole : Moi, assassin (2014) ayant pour cadre le milieu artistique, Moi, fou (2018) le milieu médical et Moi, menteur la sphère politique, il franchit les frontières espagnoles et même la Méditerranée pour nous conduire cette fois en Afrique et nous conter l’épopée d’un migrant.

Entrant en résonance avec sa propre histoire familiale à travers le vécu de son père, la migration est un sujet qui lui tient particulièrement à cœur et ça faisait longtemps qu’il ressentait la nécessité d’aborder le sujet par le biais du roman graphique. Si vous avez lu L’épopée espagnole, vous n’êtes pas sans savoir que son père, comme beaucoup de républicains espagnols, s’était réfugié en France suite à la victoire de Franco; cette expérience l’avait profondément marqué.

J’ai grandi avec la présence de mon père qui à chaque fois qu’il voyait des images de migrants qui fuyaient, pleurait et me disait : « Écoute, tu verras, ça c’est l’image qui ne change pas malgré le passage des années. » Les années font tout changer sauf l’image de ces hommes et de ces femmes en détresse qui partent sur un chemin dont ils ne savent pas très bien où il mène, qui ont les yeux vides L’angoisse de ce départ vers nulle part est tellement forte que ça te marque pour toujours. 

Antonio Altarriba sur RFI

Il lui fallait trouver l’art et la manière d’en parler.

Sa rencontre avec Idoia Moreno, fondatrice de l’ONG Jambo Congo œuvrant au Sud-Kivu va être déterminante  et c’est de là que naîtra la forme du récit : le périple d’un enfant soldat des mines du Kivu jusqu’en Europe. Nivek était né.

Comme toujours avec le scénariste, on a affaire à un récit très documenté et comme il aime à le dire, tout est vrai : non pas les évènements bien sûr puisque cette odyssée contemporaine est une œuvre fictionnelle mais le contexte géopolitique : La convoitise par tous des richesses minières et ce que cela implique (exploitation de la main d’œuvre, main-mise des entreprises des puissances étrangères, luttes entre milices rivales, enfants-soldats, ultraviolence) l’esclavagisme en Libye, l’amoralité et le manque d’humanité des passeurs avides de gain ; ça, c’est le côté sombre de l’Afrique.

Mais il nous fait également découvrir une autre Afrique par le biais des rencontres : une Afrique réparatrice avec le docteur Mukwege et l’infirmière Idoia (Moreno?), ancestrale et magique avec la découverte de ses peuples et royaumes méconnus.

«Plus loin de la terre, plus près du ciel».

Il y a des moments d’accalmie, des éclaircies portées par la profonde humanité et la poésie de l’auteur. De ces belles rencontres, naîtront l’amitié, et même l’amour, des moments qui n’en seront que plus précieux.

Un livre qui est consacré aux migrants et qui a une particularité c’est que là où il y a beaucoup de livres sur les migrants et les gens qui viennent d’Afrique, qui essaient clandestinement de s’introduire dans la forteresse Europe sont des livres qui battent la coulpe un petit peu de l’occident et qui montrent à quel point nous sommes des monstres etc … Lui, son travail est plus subtil, plus nuancé. Il présente une Afrique enchantée dans une sorte de réalisme magique en fait, cruelle et d’une brutalité inimaginable effectivement, opprimée financièrement par les intérêts de l’occident mais se débrouillant très bien pour imaginer ses propres violences et ses propres cruautés, et dans cette Afrique, le parcours d’un jeune Africain qui commence dans les mines de métaux rares du Kivu au Congo et qui va terminer enfin en Europe. Et on verra que la comparaison qui s’opère entre cette Afrique à la, fois terrible mais merveilleuse de splendeur sauvage et cette Europe finalement assez terne et enfermée dans ses petites certitudes étriquées n’est pas forcément en faveur de l’Europe.

Jean-Luc Fromental, éditeur de Denoël Graphic

Musée des Beaux-Arts de Nancy

Livre sur la place 2023

Jean-Luc Fromental, Antonio Altarriba et Sergio Garcia Sanchez au MBA

Congo, Jungle, Savane, Désert, Lybie, Méditerranée, Espagne : sept chapitres introduits par une élégante double page noire avec une fenêtre ouverte sur le lieu traversé vont se succéder.

Le premier est le plus long, le plus dur aussi. On en sort groggy, heureux de s’échapper de cet enfer en pénétrant dans la jungle luxuriante.

Le ciel dans la tête, c’est l’histoire de Nivek bien sûr mais pas seulement. Au fil des rencontres, on va aussi découvrir d’autres histoires que la sienne : celle de Joseph et des Baka, une peuplade pygmée animiste lors de la traversée de la jungle, celle de Delwa, le sorcier humaniste rencontré au royaume de Babungo lors de la traversée de la savane, celle d’Aïcha …

Et c’est toutes ces histoires dans l’histoire qui confèrent au récit un côté cervantesque.

Sergio Garcia Sánchez : Don Quichotte

J’ai le sentiment, comme scénariste qu’une des premières décisions qui va être fondamentale pour des raisons de résultat final, c’est le choix du dessinateur. Une fois que tu as ton histoire dans la tête, quel est le dessinateur qui peut mieux mettre en images cette histoire ? Ce que j’aime bien dans ce métier de scénariste, c’est que nos histoires passent à travers des styles graphiques différents.

Antonio Altarriba,

Musée des Beaux-Arts de Nancy

Livre sur la place 2023

Les images dans la tête

Le ciel dans la tête est un récit très dur, insoutenable par moments et très vite s’est posé la question de la représentation de la violence. Cette violence du propos, il a fallu la contrebalancer, l’adoucir par la narration graphique. C’est pourquoi le scénariste s’est tourné vers Sergio Garcia Sánchez enseignant en université où il dirige une thèse sur les multilinéarités narratives, dessinateur de bd aux propres codes narratifs, illustrateur mais également artiste à part entière, et ce, en raison de sa maîtrise de la métaphore visuelle qui lui semblait parfaitement adaptée à la noirceur du récit, lui laissant une liberté totale quant au découpage et la mise en scène.

Sergio Garcia Sánchez : La représentation de la violence

Sergio Garcia Sánchez : Découpage et mise en scène

C’est un récit effroyable et pourtant … pourtant, graphiquement parlant, c’est une splendeur : Le trait élégant et stylisé, l’ingéniosité de la narration graphique avec ses planches qui occupent tout l’espace de la feuille sans marge aucune, aux espaces intericoniques noirs, le découpage extrêmement varié et inventif, la construction ou déconstruction de la page illustrent à la perfection le paradoxe de l’Afrique où la beauté et la magie côtoient la cruauté et la barbarie.

Sergio Garcia Sánchez : Conception de la narration graphique

Dans sa conception de la narration graphique, il évoque son accointance avec les conteneurs d’histoires. Nous en avons la parfaite illustration à travers la sublime couverture, ce splendide condensé du périple de Nivek. Dans la couverture, on retrouve tout. De la couverture aussi est né le titre.

Sergio Garcia Sánchez, un dessinateur de couvertures

La représentation stylisée des personnages de face ou de profil extrêmement variée et originale tire son inspiration des arts premiers, de la pré-Renaissance.

Sortes de grands insectes aux membres démesurés qui se déforment en épousant l’action, se dédoublant parfois, ils vont envahir tout l’espace. À d’autres moments, ils vont prendre l’apparence de fétiches. Et puis il y a les changements d’échelle notamment dans l’épisode avec le sorcier ainsi que l’évolution physique de Nivek tout au long du périple …

Sergio Garcia Sánchez : Les références picturales

À l’instar d’Antonio Altarriba dont le récit extrêmement documenté s’appuie sur la réalité, Sergio Garcia Sánchez nous offre une stylisation des paysages (jungle, savane, royaume de Babungo, contreforts de l’Acacus…) en se référant au concept de non-lieu et aux photos notamment transmises par Idoia Moreno, leur documentaliste et conseillère.

Acacus

Sergio Garcia Sánchez : La représentation des lieux

Les couleurs dans la tête

Et puis il y a les couleurs qui viennent parachever et sublimer le tout. De même qu’Antonio Alatarriba a délaissé l’Espagne au profit de l’Afrique, il a déserté les rivages noirs et blancs de Kim ou Keko pour aborder ceux du couple Sergio Garcia Sánchez / Lola Moral baignés de lumière et de couleur. Tordant le cou au cliché de la coloriste femme du dessinateur – ils sont mari et femme à la ville – Lola est une artiste polyvalente : coloriste et scénariste de bd mais également céramiste et peintre, elle expose à l’international.

Si l’album et le premier chapitre Congo s’ouvrent sur un noir profond, le noir dans lequel est plongé Nivek enseveli dans la mine, a contrario dans le chapitre consacré à la savane, le bleu du ciel envahit les cases et les couleurs sont lumineuses.

Chaque chapitre va avoir sa propre lumière, sa propre couleur adaptée au paysage traversé et entrant en résonance non seulement avec le lieu mais aussi avec les évènements.

Le désert
La Méditerranée

Ainsi, a-t-elle opté pour des couleurs naturelles, évitant les couleurs trop saturées dans les scènes violentes afin de ne pas faire dans la surenchère mais au contraire d’adoucir un peu l’innommable.

Ainsi le sang n’est pas rouge, mais noir, de ce noir qui sculpte l’album.

Un véritable coup de foudre, dans tous les sens du terme. Une fois l’album refermé, on reste là, foudroyé par le regard sans concession mais non exempt de poésie et d’humanité porté par Antonio sur cette Afrique janusienne dans un récit qui tend à l’universalité. Une fois l’album refermé, ne restent que les mots d’Antonio, le graphisme de Sergio et les couleurs de Lola dans la tête.

Les extraits sonores sont tirés de l’interview de Sergio Garcia Sánchez et Lola Moral réalisée au Festival Quai des bulles.

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2 réponses à “LE CIEL DANS LA TÊTE”

    • Merci beaucoup Antonio pour le partage de notre article. C’est avec plaisir que nous le découvrons en version espagnole. Cela nous rappelle aussi de belles rencontres à Nancy et à Saint Malo…

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