SHIKI : 4 SAISONS AU JAPON


Shiki : 4 saisons au Japon

Shiki : 4 saisons au Japon
Scénario : Rosalie Stroesser
Dessin : Rosalie Stroesser
Éditeur : Rivages
Collection Virages graphiques
320 pages
Prix : 24,00 €
Parution :  06 septembre 2023
ISBN 9782743660987

Ce qu’en dit l’éditeur

« Comment raconter en quelques phrases cette année si dense ? Comment expliquer cette relation particulière, toute en contradictions, que j’ai développée avec le Japon ? Ce mélange incohérent d’attirance et de rejet ? »

Octobre 2015. Rosalie, une jeune dessinatrice française passionnée par les mangas des années 70, s’envole pour le Japon. Elle ne sait pas vraiment ce qu’elle va y chercher, peut-être avant tout la beauté. D’une expérience de wwoofing à Oishi à son premier job dans un bar de Tokyo en passant par une escapade à Kyoto, ce voyage d’un an se fait parcours initiatique. Un livre à la beauté magnétique.

Ce premier album de Rosalie Stroesser paru chez Virages graphiques est une bande dessinée autobiographique. Passionnée depuis toujours par le Japon, l’autrice y raconte comment, après ses études en illustration et bande dessinée, elle décida de prendre une année de césure et de s’installer dans sa « terre promise » fin 2015.

Elle y fut rapidement confrontée à une réalité contrastant avec sa vision idéalisée du Japon notamment sur le plan du sexisme. L’album parle donc de la relation qu’elle entretient avec ce pays, « particulière et toute en contradictions » (p. 8).

INFLUENCES : DE LA BD CLASSIQUE AU MANGA ET À LA BD INDÉPENDANTE

Lorsqu’elle était petite, Rosalie commença par dévorer les classiques franco belges de la bibliothèque paternelle avant de découvrir la série de Roger Leloup « Yoko Tsuno » qui lui donna l’amour du Japon tout en forgeant ses convictions féministes puisqu’elle découvrait pour la première fois, avec cette ingénieure en électronique polyglotte et championne d’arts martiaux, qu’une femme en bande dessinée pouvait avoir un autre rôle que celui de potiche dévolu à la Schtroumpfette ou à Falbala.

Puis elle tomba comme bien d’autres de sa génération dans le manga. Elle apprécia particulièrement l’auteur Shigeru Mizuki, importé tardivement en France par la maison d’édition Cornélius avec « Nonnonba » (seul manga à ce jour à avoir reçu le fauve du meilleur album à Angoulême en 2007) dont elle adorait l’ambivalence : ses œuvres présentant à la fois un côté cynique mais aussi un rapport quasi enfantin à la mythologie et à la magie en mettant en scène des personnages très cartoon « sur des décors hyper fouillés et magnifiques ».

Parallèlement, elle découvrit les œuvres autobiographiques de l’autrice autrichienne Ulli Lust et particulièrement « Trop n’est pas assez » qui lui « a mis une grosse claque ». Ce récit graphique courageux et sans concession d’une fugue à 17 ans pour se rendre en Italie. Cet album où Lust révèle qu’elle subit au cours de ce périple harcèlement, agressions sexuelles, et même viols permit à Rosalie Stroesser de comprendre qu’une BD n’était pas forcément de la fiction et que le 9e art pouvait être cathartique. Toutes ces influences se retrouvent dans « Shiki » premier roman graphique à la croisée des genres.

4 SAISONS AU JAPON : UNE TRADITION PICTURALE CÉLÉBRANT LA BEAUTÉ

« Shiki » (四季) signifie « 4 saisons » en japonais comme le souligne le sous-titre. Le lecteur découvre ainsi dans ce roman graphique divisé en autant de chapitres que de saisons différents aspects du Japon selon les mois de l’année et les lieux.

L’histoire commence dans la campagne du Kansaï à Oishi en automne où Rosalie expérimente le wwoofing (logement contre services) puis se poursuit avec son expérience de barmaid à Tokyo où elle arrive en hiver et le récit d’une escapade à Kyoto au printemps pour s’achever sur un chapitre se déroulant à l’été 2017 lorsqu’elle revient au Japon.

D’emblée, on observe donc un rythme particulier, un véritable éloge de la lenteur, créé par les longues pauses narratives telle l’escapade de 4 jours à Kyoto. L’ensemble devient presque contemplatif. Voyages et déplacements constituent à eux seuls la trame de l’histoire. Rosalie marche et pédale beaucoup dans ce roman : comme dans « L’Homme qui marche » de Jiro Taniguchi. Il n’y a pas de « dramatisation » mais un simple déroulement chronologique et nous arpentons l’archipel en même temps que Rosalie découvre au fil des saisons paysages et coutumes.

Mais cette démarche s’inscrit aussi dans une tradition artistique : la dessinatrice brode sur le motif de thèmes picturaux nippons traditionnels.

On pense bien sûr aux estampes d’Hiroshige telles Les « Cinquante-trois Stations de la route du Tōkaidō » ou à celles d’Hokusai comme « Trente-six vues du Mont Fuji » dans les pages consacrées au pittoresque Kyoto intemporel ou au mont Fuji.

Mais lors de son expérience de barmaid, la dessinatrice livre également des « vues » frappantes du Tokyo contemporain.

Elle prend son temps pour nous transmettre l’atmosphère, poser un décor et faire du Japon un deuxième personnage à part entière. Elle prête attention aux ambiances sonores – elle vient d’une famille de musiciens – et transcrit des mots et même des onomatopées en japonais.

Comme son « maître » Mizuki, elle présente ainsi des arrières plans et des décors fouillés dans des pleines pages ou des doubles pages qui fourmillent de détails. Elle choisit d’emblée le noir et blanc pour que – comme elle le confie elle-même dans un entretien au « Journal du Japon » – « le Japon ait une présence aussi importante sinon plus que [s]es personnages «  et que ses décors soient «riches en détails , mais pas trop lourds ».

Un Japon en noir et blanc comme les mangas mais aussi, en tête de de chaque chapitre, des pleines pages couleurs réalisées non plus à l‘encre de chine mais à la gouache introduisant des récits tirés du folklore japonais.

Indépendants de l’histoire principale, ceux-ci y font pourtant écho puisqu’ils illustrent eux aussi le thème des saisons (le conte sur la princesse des fleurs de cerisiers suit le chapitre consacré au printemps par exemple). Ces légendes colorées fournissent enfin des respirations graphiques et culturelles.

Des yokai de Mizuki à celui de Rosalie

« JAPON TU ME METS DANS TOUS MES ÉTATS » (p.268) : LA FACE SOMBRE DU JAPON

Rosalie aimait les mangas de Mizuki mais aussi les films de Miyazaki qui ont bercé son enfance. Elle a donc très tôt connu les légendes du folklore japonais et adoré les yokai et autres monstres ; pourtant, ce ne sont pas ceux qu’elle choisit de mettre en valeur dans les légendes introductives des chapitres… Un autre folklore s’y dessine et celui- là nettement moins « kawai » et instagramable !

Des mythes fondateurs introducteurs des chapitres se dégage en effet une constante : la violence faite aux femmes. Or, c’est ce que va éprouver l’autrice sous différentes formes – allant de la drague relou de piliers de bar envers une Occidentale considérée par définition comme « facile », à l’indicible – …

Rosalie va ressentir les violentes sexistes et sexuelles régnant dans cette société ultra patriarcale soit directement, soit par le biais des autres femmes qu’elle rencontre. Sa colocataire à Tokyo lui permet ainsi d’éprouver toute la pression subies par les jeunes Japonaises pour qu’elles se marient jeunes ( NDLR : on compare d’ailleurs souvent les jeunes femmes au Japon à un gâteau de Noël : il est parfait le 24 mais rassis le 25 et immangeable après !) et l’histoire de Maressa, l’une des autres barmaids, montre comment les policiers peuvent aussi s’ingénier à humilier les femmes.

Rosalie Stroesser choisit de dénoncer ces violences non pas de façon frontale comme Ulli Lust mais en maniant l’art de la litote. Ainsi dans le chapitre inaugural, alors qu’elle semble réaliser son rêve et expérimente « en vrai » ce qu’elle avait vu ou lu dans des œuvres de fiction : la cueillette des kakis, les promenades au milieu des rizières sous la pluie, le kotatsu et même les kimonos, l’illusion est immédiatement mise en question avec la représentation de Yoji-san : ce logeur au visage « gommé » remplacé par un halo-soleil va faire de Rosalie une nouvelle Icare… Et le traumatisme vécu par l’héroïne ne sera pas raconté mais sa dissociation simplement exprimée par un floutage de sa silhouette comme dissoute sous le coup du trop-plein de violence et d’émotions.

Rapidement – et même traumatiquement- elle fait le deuil de son image idéalisée et fantasmée du Japon et découvre une société ultra patriarcale, fermée et codifiée.

UN ROMAN D’INITIATION

On passe donc dans « Shiki » du journal de voyage au journal intime : ce roman graphique a aussi une vocation cathartique. L’autrice y exprime ses doutes, ses colères, ses désillusions en même temps que ses émerveillements. Elle y rencontre l’autre ( le Japon et les Japonais ) mais aussi elle-même.. On pourrait alors dire que « Shiki » est une version occidentalisée et féminisée du « watakushi » manga (le manga du moi). C’est aussi l’intérêt du dernier chapitre : celui du retour au Japon quelques mois plus tard. Il n’a rien de digressif car il permet à l’héroïne d’expérimenter une nouvelle désillusion moins brutale que le viol inaugural mais tout aussi traumatisante car venant de la part d’un proche en qui elle avait confiance. Elle adopte alors un regard distancié et dresse un bilan de son expérience débarrassé des scories du regard énamouré et naïf initial pour tenter de répondre à la question qu’on lui pose immanquablement comme elle le rappelle dans son introduction : « C’était comment le Japon » ?

Elle y présente dans une écriture introspective SON Japon. Pas de didactisme mais une subjectivité assumée : elle est quasiment présente sur toutes les pages de l’album. Dès la couverture on la voit « goûter » un onigiri avec un air quelque peu circonspect en esquissant un sourire tout en fronçant les sourcils ; d’emblée l’ambivalence est présentée. Le divorce n’est pas consommé, loin de là : on ressent toujours cette fascination pour le pays, mais au moment de l’écriture et de sa résidence à Angoulême, elle a appris à en accepter la part d’ombre et son regard lucide la protège « de son syndrome de Stockholm avec Tokyo » ( p. 304). « Shiki » devient ainsi roman de formation et roman social et met à mal l’image d’Épinal.

« Shiki » a obtenu de nombreux prix dont le prix de la BD géographique 2023 et le label découverte jeune talent France Inter (après Valentine Cuny-Lecallet pour Perpendiculaire au soleil). On ne pourra que saluer cette reconnaissance à l’égard d’un premier album qui fait déjà preuve d’une grande maîtrise graphique et qui, en ayant digéré ses influences, propose d’emblée un style original tout en finesse et en élégance. Première œuvre non exempte de défauts (une narration un peu trop lâche qui aurait peut être gagné à être condensée), « Shiki » nous propose une tranche de vie et l’entrée dans l’âge adulte de son héroïne mais surtout une vision personnelle, pertinente, et sortant des sentiers battus d’un Japon « noir et blanc » à la fois lumineux et sombre, doux-amer, magnifique et violent. Nous attendons avec impatience le prochain opus, une fiction qui traitera également d’ambivalence !

POUR ALLER PLUS LOIN

L’autrichienne Ulli Lust y raconte un épisode de sa vie d’adolescente lorsque, jeune punk viennoise de 17 ans au milieu des années 80, elle décide de partir en Italie avec une amie, sans bagages, ni argent, ni papiers, juste leur courage et leur liberté. Une véritable Odyssée moderne débute alors, qui les mènera jusque dans l’antre de caïds de la mafia sicilienne, entre grosses galères et rencontres originales, vrais drames et joie de voyager, de Vérone à Palerme en passant par Rome et Naples, elles côtoieront la violence sexuelle, les drogues dures, la brutalité, la prostitution, la mendicité, la débrouille

Nous sommes au début des années 1930, dans une petite ville de la côte ouest du Japon. NonNonBâ, une vieille dame mystique et superstitieuse, est accueillie dans la famille du jeune Shigeru. Encyclopédie vivante des croyances et légendes populaires de la région, elle abreuve l’imaginaire déja débordant du garçon d’histoires de monstres et de fantômes. Les yôkaï, ces créatures surnaturelles qui peuplent l’univers des hommes, deviennent vite les compagnons de rêveries quotidiens de Shigeru, qui trouve en eux d’excellents guides pour visiter les mondes invisibles. Si ces voyages l’aident à fuir et à comprendre les émotions parfois compliquées qui naissent dans son cœur, ils embrouillent aussi considérablement sa vie quotidienne : il est déjà bien assez difficile de savoir à qui se fier sans que des monstres bizarres et malicieux viennent s’en mêler…

dans l’atelier de… Rosalie Stroesser | Cité internationale de la bande dessinée et de l’image (citebd.org)

Shiki, 4 saisons au Japon : le roman graphique doux-amer de Rosalie Stroesser – Critiques et découvertes Littérature (journaldujapon.com)

Chronique du « Bureau des jardins et des étangs »

Chronique d’ « Himawari House »

Chronique de « Les Evaporés »


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