Le cœur à contresens

Scénario : Priscille de Rekeneire
Dessin : Priscille de Rekeneire
Éditeur : Eyrolles
252 pages
Prix : 22,00 €
Parution : 13 juin 2024
ISBN 9782416012853
Ce qu’en dit l’éditeur
Avril 2021. Selma, 27 ans, vit tranquillement dans le Sud de la France. Lassée par le rythme lent des couvre-feux et motivée par son amie, elle s’inscrit sur une application de rencontres et matche avec Erwan, un Parisien. Très vite, Selma est happée par cette idylle, tout se passe très bien… Peut-être même trop bien?
Ce récit, suspendu entre le Sud et Paris, nous dévoile les sables mouvants de l’emprise. À travers un trait sensuel et épuré, qui fait la part belle aux corps, Le cœur à contresens dessine l’engrenage, de la joie aux doutes puis à la douleur. Priscille de Rekeneire nous plonge dans ces apparentes histoires d’amour qui déroutent et violentent sans porter de coups, et que l’on peine souvent à expliquer. Car connaître cette réalité est le premier rempart pour s’en protéger, soi et les autres.
Avril 2021. Le monde vit cloîtré à l’heure du Covid. Selma, jeune montpellieraine de 27 ans décide alors, pour quitter momentanément cette atmosphère anxiogène et se projeter vers l’avenir, de s’inscrire sur une appli de rencontres avec l’aide de sa meilleure amie Lucille. Quasi immédiatement, Erwan, parisien, 31 ans la remarque. Les échanges se multiplient, les coups de fil aussi, puis vient la rencontre à Paris…
Tout se déroule alors comme dans un conte de fées ou une comédie romantique. Selma se demande comment elle, la petite provinciale anodine, a pu attirer l’attention de ce golden boy si séduisant. Elle est flattée et, oubliant les mises en garde de son amie, se jette sans retenue dans leur histoire. Elle en paiera bientôt le prix.
Ce premier roman graphique de Priscille de Rekeneire paru chez Eyrolles présente à première vue un scénario typique de « romance » (ou de littérature Harlequin pour les plus âgés d’entre nous !) mais dès sa couverture où l’on ne sait si le couple enlacé danse un tango ou bien se livre à une lutte (cette version est bien plus ambivalente que la version initiale où le jeune couple dansait un rock endiablé) et surtout grâce au sous-titre « histoire d’une emprise amoureuse », l’on comprend d’emblée que le rose va virer au noir.
Première version de la couverture

UN EFFET DE MODE ?
La maison Eyrolles n’est nullement spécialisée en bande dessinée mais possède un catalogue plutôt tourné vers les guides pratiques et les livres de développement personnel, on pourrait donc s’attendre à avoir affaire à un ouvrage didactique sur l’emprise amoureuse présenté sous forme de bande dessinée. Or, il n’en est doublement rien.
D’abord parce que « Le Cœur à contresens » est tout sauf didactique : il présente une histoire fictionnelle et revendiquée comme telle (contrairement au livre de Sophie Lambda « Tant pis pour l’amour » qui affichait d’emblée son appartenance autobiographique) et ne fournit nullement en fin d’ouvrage des ressources bibliographiques et pratiques pour combattre ce fléau de l‘emprise comme c’est le cas du livre de Sophie Lambda ou de l’adaptation du témoignage de Morgane Seliman « Il m’a volé ma vie » par Battista et Bollée chez Glénat par exemple.
Ensuite, parce que finalement ce sous-titre est déceptif : le sujet de cet album n’est pas réellement l’emprise, l’histoire d’amour étant trop brève pour que celle-ci puisse réellement s’installer … Cette violence psychologique insidieuse se mettant en effet en place au fil des mois et même des années.
Alors faut-il voir une volonté marketing et un côté presque racoleur dans le choix de ce sous-titre ? À vous de trancher … Mais il est dommage de qualifier « d’emprise » ce qui ne l’est pas car cela banalise un phénomène qui ne devrait surtout pas l’être.
LA CONFUSION DES SENTIMENTS
Pourtant, il ne faudrait pas pour autant jeter ce premier album aux orties. Il présente une peinture plutôt fine des errements du cœur, des limites à poser dès le début d’une relation, et permet au lecteur de s’interroger sur ce qu’on doit attendre d’un couple.

L’autrice dit avoir été très marquée par le monologue intérieur dans « Le Bleu est une couleur chaude » de Jul Maroh ou encore « In Waves » d’AJ Jungo et elle en fait usage ici. C’est Selma qui raconte son histoire, livre ses doutes et ses réflexions dans une voix off au style plutôt châtié qui contraste avec le langage « jeune » des dialogues qui permettent de fournir finalement, à la manière des films d’Arnaud Depleschin pour les années 1990 ou de Cédric Klapisch pour les années 2000, un portrait choral de la génération des années 2020 avec comme sujet principal les relations humaines sur fond de tics de langage, bande son de l’époque et spots incontournables.

On a donc une sorte d’instantané réaliste des amours au temps du covid et des applis de rencontre.
UNE ESTHÉTIQUE SOIGNÉE
Ce côté réaliste se retrouve dans les arrières plans fouillés des vignettes : on y reconnaît aisément des quartiers de Montpellier, la gare Sud de France et les plages de Carnon ou du Grau du Roi mais également « les Nautes », la place de la République ou la gare de Lyon, à Paris. Cette attention aux détails prend sa complète mesure dans les pleines pages ou les doubles pages muettes qui ponctuent régulièrement l’album et offrent des respirations dans une histoire autrement oppressante dans sa thématique d’enfermement réel (le covid) et psychique.

Priscille de Rekeneire a été tentée un temps de livrer un album en bichromie de rose et d’orange et a fini par opter pour une palette moins contrastée pastel et sobre à la Quentin Zuttion dans « Toutes les princesses meurent après minuit ». Ces couleurs rendent bien les lumières si particulières des bords de mer du Sud. Quant à son trait, elle admire depuis longtemps le style jeté et les pleins et les déliés de Bastien Vivès. L’on retrouve ce dynamisme dans ses cases ainsi que le chic « papier glacé » présent chez Christopher dans sa biographie d’Audrey Hepburn. Ce côté « propre » et policé de personnages très beaux contraste alors de façon intéressante avec la violence des émotions qui surgissent chez l’héroïne lorsqu’elle se rend compte qu’elle devient dépendante affective.

Ce premier roman graphique apparaît ainsi prometteur : Priscille de Rekeneire arrive à faire passer beaucoup de choses dans ses cases muettes, grâce aux regards, gestes et expressions. Même si l’ensemble aurait sans doute gagné à être un peu plus « ramassé » avec des passages en voix off un peu moins fréquents pour être plus percutant. Même si certains arcs narratifs amorcés auraient pu, au contraire, être développés (l’histoire de la voisine intéressante par son côté « miroir » par exemple) ; même si on aurait aimé que le contexte d’enfermement réel lié au Covid soit encore davantage exploité pour fonctionner en écho aux sentiments de l’héroïne dont la prise de conscience peut paraitre peut-être un peu trop rapide et ferme, l’ensemble n’en demeure pas moins plaisant à lire. On suivra donc cette autrice avec attention.

POUR ALLER PLUS LOIN

Une bd sur l’emprise : la chronique de Grande Échappée

Chronique d’Anne-Laure SEVENO



