La Cuisine des Ogres

Trois-Fois-Morte
Scénario : Fabien Vehlmann
Dessin : Jean-Baptiste Andreæ
Éditeur : Rue de Sèvres
84 pages
Prix : 20,00 €
Parution : 13 Mars 2024
ISBN 9782810202683
Ce qu’en dit l’éditeur
A l’intérieur du mystérieux massif que l’on appelle « La Dent du Chat » vivent des ogres. Fin gourmets, leurs mets délicats se composent néanmoins d’ingrédients quelque peu inhabituels… Lorsqu’une jeune orpheline nommée Blanchette se fait capturer avec d’autres enfants pour être emmenée au cœur du cratère et servir de dîner à ses imposants habitants, le cauchemar s’installe. Hachée, mijotée, écrasée : celle qu’on surnommera « Trois-fois-morte » met la faucheuse au défi : grâce à son courage (et un peu de chance), elle survit à tous les dangers et obstacles qui s’imposent à elle.
Avec l’aide du jeune korrigan Brèche-Dent, elle va devoir redoubler d’inventivité pour survivre à cet enfer et sauver ses amis.
Il s’est écoulé près de cinq ans depuis le dernier album de Jean-Baptiste Andreae et le revoilà enfin en compagnie d’une nouvelle « pointure » du scénario puisqu’après Lupano, il collabore avec Fabien Vehlmann !
Le dessinateur souhaitait travailler depuis longtemps avec cet auteur. Ils avaient d’ailleurs été en contact peu de temps après la sortie de « Mangecœur» (1993-1996) et avaient failli composer ensemble une histoire de chasseurs de cauchemars pour le journal Spirou. Ce projet n’avait finalement pas abouti mais leurs retrouvailles plus de vingt ans après débouche sur un bien joli concept : celui d’une série monde « La cuisine des Ogres » paru chez Rue de Sèvres dont le premier volet s’intitule « Trois fois morte ».

Tout commence comme une variation « médiévale » de la série à succès de Fabien Vehlmann « Seuls »: Blanchette, une fillette à la chevelure devenue soudainement blanche à la mort de sa mère s’est enfuie de chez elles et a rejoint une bande de gamins des rues. Ils survivent « seuls » tant bien que mal. Un soir, la gamine part chercher de l’eau à la rivière pour faire cuire leurs maigres glanages mais, quand elle revient, un croquemitaine a piégé ses compagnons.

Un chevalier surgit du fond de la nuit, vole à sa rescousse et court vers l’aventure au galop… Peine perdue ! Tous finissent bel et bien dans l’escarcelle du croquemitaine Grince-matin qui les amène au marché où se fournissent les ogres cuisiniers Barbeou, Mère en gueule et le plus talentueux d’entre eux : Beau-regret pour confectionner des mets de choix pour leurs maîtres affamés !

UN SYNCRÉTISME POÉTIQUE
Dès le prologue, on perçoit l’importance des contes et des légendes. Avec l’un des enfants perdus, Blanchette observe une montagne (réelle) proche de Chambéry : « la dent du chat ». Son sommet est dans les nuages et son petit compagnon lui raconte alors que c’est parce que les cuisiniers de l’Enfer ont allumé leurs fourneaux.

C’est le point de départ du récit mais c’en est également la matière : on trouve des allusions au « Petit poucet » et à « Hansel et Gretel » avec ces enfants dont les ogres raffolent ; mais, au-delà, on a un hommage à la littérature en général. Des figures romanesques célèbres sont convoquées : le chevalier de St Ombre dégingandé avide de s’illustrer à tout prix évoque le héros de Cervantès tandis que la fillette qui se rend à la rivière chercher de l’eau rappelle la Cosette d’Hugo


et parmi les amateurs de chair fraîche sont attablés pêle-mêle le père et la mère du Gargantua de Rabelais (Grandgousier et Gargamelle) avec le héros de Borges Astérion le Minotaure antique … Ainsi le scénario déploie d’emblée un syncrétisme poétique.

Et le graphisme est à l’encan. Jean Baptiste Andreae est connu pour son univers « merveilleux » peuplé de « Créatures » (c’est le nom de son artbook). Dans « La Confrérie du crabe », il avait mis en scène loups garous, vampires et autres monstres, dans « Azimuts » il créait son propre bestiaire : saugres, anthropotames et autres serpents anachrondadas. Ici, il reprend « à sa sauce » les figures obligées du genre (géants, ogres et sorcières) et invente à nouveau des créatures fabuleuses comme les picolatons.

Le dessinateur confie qu’il a toujours près de lui « un recueil de contes de Perrault illustré par Gustave Doré ». Comme l’illustrateur, il anime ses saynètes grâce à de multiples détails et chaque relecture est l’occasion de nouvelles découvertes : le cochon de compagnie au pied de l’ogresse ou les têtes d’enfants dans un panier lors du marché aux enfants.

Mais on remarque aussi des inspirations liées à Arthur Rackham, Edmond Dulac pour la composition des pages et les couleurs, Breughel ou Jérôme Bosch aussi pour les thèmes (banquets et trognes) et même au 9e art. Sont ainsi convoqués « Le voyage de Chihiro » et « Le Château dans le ciel » de Miyazaki, « Edward aux mains d’argent » de Tim Burton, « Freddy -Les griffes de la nuit » et « Star Wars » ( le hachoir ressemble au trou du Sarlacc) !
De l’inspiration : Le château dans le ciel et Star Wars …


… Aux planches


LE TRÈS HORRIFIQUE MONDE DE LA CUISINE DES OGRES
Les deux auteurs parviennent ainsi à créer un univers et fournissent même des explications à des situations incongrues : la présence d’un éléphant ou d’un Kraken dans les entrailles de montagne. Comme le rêve (ou le cauchemar), tout a une apparente et fantaisiste cohérence. On est embarqué dans leur imaginaire et l’on explore avec Blanchette l’arrière-cuisine ou le lac à vaisselle.

Mais au-delà du poétique il y a également l’horrifique et le lecteur est copieusement servi ! Le conte fait peur : les femmes dans « Barbe bleue » sont ainsi accrochées à un croc de boucher par exemple. Mais comme il s’agit d’un genre de tradition orale la violence peut être supportable ce qui n’est pas forcément le cas dès lors qu’il y a représentation. Ce qu’on peut entendre n’est pas forcément montrable… L’entreprise est donc délicate.

Les auteurs doivent se poser des limites et l’album n’est pas à mettre entre toutes les mains. Le fantastique et comique atténuent l’horreur : des enfants meurent au début mais réapparaissent en fantômes plutôt heureux ; le nain qui préside au hachoir s’emporte et devient grotesque. « La Cuisine des ogres » fait preuve à la fois d’outrance et de drôlerie et refuse la mièvrerie.

PSYCHANALYSE DES CONTES DE FÉES
L’un des premiers épisodes de la série « Desperate Housewives » présente une scène très drôle : la présidente de l’association des parents d’élèves de l’école primaire où vont les jumeaux de Lynette Scavo se met en tête d’écrire une version expurgée du « Petit chaperon rouge » pour la représentation théâtrale de fin d’année. Le loup y prend conscience de ses méfaits, demande pardon, ne tue personne et est épargné par le chasseur… Lynette lance une mutinerie car pour elle les contes permettent d’apprendre la vraie vie et l’édulcoration est néfaste. Or, c’est à un putsch littéraire semblable que se livre Velhmann. Il rend aux contes la part de cruauté qu’on leur a ôté au fil des siècles.
Il est même récidiviste puisqu’il a jadis poussé cela à son paroxysme avec sa version oxymorique d’un conte de fées pour adultes dans « Jolies ténèbres » tant dans le choix du « logis » des petites créatures qui rompt avec le bucolisme ambiant de la jaquette et le trait mignard adopté par les Kerascoët

que dans la succession un peu potache de meurtres en tous genres qui rappellent la nouvelle cruelle de Buzzati parue dans « le K » : « Douce nuit ». Vehlmann doit-il donc être perçu comme un nouveau Bettelheim lorsqu’il affirme « toute littérature jeunesse doit créer des anticorps pour se défendre de la violence du monde » ?

DU PARADOXE DU MONSTRUEUX
On trouve beaucoup de « barbaque » et de sang dans « La cuisine des ogres » mais cela permet de mettre en valeur un paradoxe : le plus insoutenable n’est pas ce qui se passe dans l’arrière-boutique mais en amont dans la tragédie vécue par deux des personnages à la fois si différents et semblables : le Minotaure et Blanchette.

Ces violences ne sont pas montrées mais évoquées par les victimes. On change alors de registre : nous ne sommes plus dans l’horrifique du conte et des créatures fantastiques mais dans l’horreur indicible du comportement humain. Le monde des hommes apparaît in fine bien plus monstrueux que celui des ogres.
Ainsi « Trois-fois-morte » l’héroïne révèle sobrement en adoptant le surnom qu’on lui a donné que les épreuves pour lesquelles elle est célébrée et glorifiée par ses compagnons (elle aurait dû mourir trois fois : hachée, puis dévorée » p.27 ) n’ont pas été les plus terribles qu’elle ait dû affronter …

Moins qu’à « Jolies ténèbres » » , il faudrait davantage rattacher « La Cuisine des ogres » à « La Confrérie du crabe ». Comme dans cette série, les épreuves fantastiques masquent des épreuves plus réelles ; sous les contes horrifiques se glisse ainsi un apologue et sous le récit d’aventures, un récit de vie et de résilience.
Illustration inédite de la Confrérie du crabe présentée lors de l’exposition « Les effrayantes merveilles de Jean-Baptiste Andreae » galerie 9e art Paris du 30.08.24 au 14.09.24


Prenez des éléments du conte ; assaisonnez-les d’un soupçon d’irrévérence ; ciselez des dialogues ; ajoutez des planches aux détails soignés ; mélangez avec des couleurs, des cadrages et un découpage choisis ; laissez mijoter pendant environ cinq ans et, au moment de servir, arrosez le tout d’une larme de gravité. Vous obtiendrez « Trois-fois- morte » le savoureux tome inaugural et auto conclusif de « La Cuisine des ogres » à savourer sans attendre !
Cette série monde mitonnée par deux chefs étoilés comportera au moins trois albums. La focale sera mise sur d’autres personnages et dans le tome 2, le petit Korrigan Brèche-dent sera au centre du récit.
Merci à Rue de Sèvres de permettre qu’un aussi bel objet atterrisse dans nos mains en donnant le loisir au dessinateur d’y consacrer le temps qu’il lui faut (c’est suffisamment rare pour être souligné) et en apportant tout le soin possible aux finitions (dorures du titre, format, grammage du papier)…

POUR ALLER PLUS LOIN
L’ITW de F. Vehlmann et J.B. Andreae


Psychanalyse des contes de fées de Bruno Bettelheim (1976)

Les contes de fées ne traumatisent pas leurs jeunes lecteurs, ils répondent de façon précise et irréfutable à leurs angoisses, les informant des épreuves à venir et des efforts à accomplir.
Tel est le postulat de ce livre majeur où Bruno Bettelheim nous éclaire sur la fonction thérapeuthique des contes pour enfants et adolescents. Grâce à cet ouvrage, illustré d’exemples tirés d’un patrimoine sans âge, des Mille et Une Nuits aux frères Grimm, de Cendrillon à Blanche-Neige et à la Belle au bois dormant, nous n’avons plus le même regard sur ces contes de fées qui offrent aux enfants une chance de mieux se comprendre au sein du monde complexe qu’ils vont devoir affronter.

Contes horrifiques en BD
La confrérie du crabe de Matthieu Gallié et JB Andreae
( 2007-2010)



Un institut spécialisé soigne des enfants gravement malades. Le dernier venu, Maël, est accueilli par quatre autres pensionnaires qui l’intègrent dans leur confrérie et lui dévoilent la nature de son mal : comme eux, il est dévoré de l’intérieur par un crabe. Un jour, les cinq compagnons se réveillent et découvrent que le lieu dans lequel ils sont hospitalisés cache bien des mystères et des créatures monstrueuses.
Le combat contre la maladie (le cancer) est représenté comme une quête fantastique. L’univers emprunte au gothique et aux grands romans fantastiques du 19ème siècle (Dracula, Frankenstein…) pour donner une ambiance dangereuse et onirique.
C’est une trilogie magnifique à la fois poétique, fantastique et psychanalytique non seulement dans l’allégorie scénaristique mais également dans le trait graphique. Les auteurs parviennent à créer un savoureux ton étrange et imprévisible qu’on retrouve dans La Cuisine des ogres.

Jolies ténèbres (2009) de Fabien Velhmann et Kerascoët

Qualifié d’ « Alice au pays des merveilles version David Lynch » ce conte macabre revisite les contes de fées de façon grinçante… Cet album fonctionne sur une sorte d’oxymore narratif comme le souligne d’emblée le titre. Les auteurs mêlent – quasiment à chaque page – une histoire de conte de fées qui pourrait friser la bluette, à des passages violents, noirs, ceux-ci intervenant de façon abrupte, sans que l’on puisse forcément les voir venir.

L’univers graphique du dessinateur
Artbook Créatures de JB Andreae (2019)

Tout au long de sa carrière, Jean-Baptiste Andreae a dessiné pour lui-même des centaines de monstres et de jeunes femmes plantureuses. Ce beau livre regroupe les trésors méconnus d’un auteur qui ne cesse de renouveler son art et de peaufiner sa technique à travers ses sujets favoris : les créatures de toutes sortes…

Chronique d’Anne-Laure SEVENO



