Interview Marko : Gisèle Halimi l’insoumise
au festival Cabaret vert, Charleville-Mézières
16 août 2024

Marko, bonjour. Je suis ravie de vous rencontrer au Cabaret vert afin d’échanger autour de l’album Gisèle Halimi l’insoumise paru aux éditions Dunod. Mais auparavant parlons un peu de vous. Qu’est-ce qui vous a conduit à exercer le métier de dessinateur de bande dessinée ? Pouvez-vous retracer votre parcours professionnel ?
En fait, je dessine depuis l’âge de 14 ans et je fais ce métier-là officiellement depuis 35 ans maintenant, depuis l’âge de 20 ans où j’ai commencé dans le dessin animé plutôt à l’époque mais mon fil rouge a toujours été la bande dessinée avec l’objectif de ne faire que de la bande dessinée à un moment donné dans ma carrière, ce que je fais maintenant depuis une vingtaine d’années. Je ne fais plus que de la bande dessinée et de plus en plus maintenant mon parcours me permet de choisir vraiment les projets qui m’intéressent alors qu’au début comme tout le monde on tape un coup à gauche, un coup à droite avant de se faire vraiment un avis très précis sur nos envies. Et j’arrive à un âge – j’ai 55 ans maintenant – où mes envies se font encore plus précises. Le temps se raccourcit aussi à un moment donné et puis faire un album, c’est long. Je suis dessinateur donc il faut prévoir un minimum d’un an par album. C’est une question d’énergie.
Vous parliez justement de vos choix. Vous semblez porté sur l’histoire. Je pense notamment à la série jeunesse Les godillots scénarisée par Ollier, également aux histoires de la gauche À bâbord, toute ! et de la droite À tribord, toute ! où on retrouve Jean-Yves Le Naour au scénario ainsi que la géographie avec la série Géo BD chez Dargaud. Quels sont vos domaines de prédilection ?
Effectivement l’histoire, de fait ; et après s’est imposée à moi la jeunesse. Je suis plutôt un auteur jeunesse. Mais juste pour l’anecdote, je dessinais des monstres mais les gens me disaient Tes monstres, y font rien. J’ai un graphisme que je dois accepter et ce graphisme-là est plutôt rondouillard, est plutôt doux et donc je l’oriente jeunesse. Je travaille chez Dupuis pour Spirou maintenant et j’ai développé aussi un univers qui va être plus dans la douceur, dans la magie, dans l’onirique avec une série qui s’appelle Le jour où … une bd feel good. Et le domaine où je me sens bien, c’est l’histoire en effet. Moi, je suis passionné par la guerre 14-18 et mes rencontres avec Jean-Yves Le Naour qui est un grand spécialiste de la première guerre mondiale. En plus des godillots , mon idée c’était de travailler avec lui, idéalement de reformer le groupe Tardi / Verney, de créer un groupe Marko / Le Naour. Mais je n’ai pas le graphisme pour travailler avec Jean-Yves sauf sur certains projets comme vous l’avez dit l’histoire de la gauche en bande dessinée, l’histoire de la droite en bande dessinée. Comme j’ai fait aussi beaucoup de dessins de presse, ça aide.


L’album Gisèle Halimi l’insoumise a été scénarisé par Jean-Yves Le Naour, historien spécialiste comme nous venons de le dire de la 1ère guerre mondiale et du XXe siècle en général et également scénariste de bd et de films documentaires. C’est donc là votre troisième collaboration après les histoires de la gauche et de la droite parues elles aussi chez Dunod Graphic. Alors, comment est né le projet sur Gisèle Halimi et qu’est-ce qui vous a séduit dans ce projet ?
Une fois qu’on a trouvé le graphisme dans lequel on était bien tous les deux, que Jean-Jean-Yves avait trouvé un moyen d’expression et que moi je pouvais travailler avec Jean-Yves, on a fait La gauche et la droite aux éditions Dunod. Gisèle Halimi, en fait c’est une demande des éditions Dunod. Après, j’en ai reparlé encore avec Jean-Yves il n’y a pas très longtemps parce qu’on vient de finir un quatrième album dont on va parler peut-être après. Il m’avait vouloir parler de personnes qu’il met en haut de son piédestal Gisèle Halimi et Robert Badinter et donc Gisèle Halimi s’est quasiment imposée dans une suite logique d’un travail qu’on pouvait faire ensemble.


Tiens, quelle coïncidence ! Marie Bardiaux-Vaïente, la scénariste de Bobigny 1972 s’est elle aussi penchée auparavant sur Robert Badinter Badinter dans l’album L’abolition : le combat de Robert Badinter. Gisèle Halimi, Robert Badinter, vous avez le mêmes centres d’intérêt.
Si à un moment donné ma carrière de 35 ans de dessin devait avoir un sens quelque part, c’est que je puisse un minimum continuer à donner l’écho à ces personnes-là. Ce n’est pas plus que ça. C’est permettre de faire connaître le combat de Gisèle Halimi, Robert Badinter et d’autres – parce qu’il y en aura sûrement d’autres – par mon moyen d’expression, la bande dessinée étant donné que maintenant ça touche un public de plus en plus large, de plus en plus jeune Donc voilà, c’est mon travail.
Ce n’est pas la première fois que Jean-Yves Le Naour s’intéresse au personnage de Gisèle Halimi. Il en avait déjà dévoilé une facette dans le documentaire de 2013 Le procès du viol,épisode bien sûr relaté dans la BD. Vous, quelle facette avez-vous désiré mettre en avant ? Maintenant que l’album est terminé, qu’est-ce qui vous parait le plus important chez elle ?

Tout le monde a pu la voir à la télévision mais quand on travaille vraiment dessus, je me suis rendu compte aussi de la force que cette femme avait. À une période, je la revois, je la réentends sur les plateaux devant des hommes hargneux et elle, elle reste calme, posée. D’une voix claire, posée, elle leur répond. Jamais un mot plus haut que l’autre. Elle n’est pas hystérique comme ils l’auraient voulu. Maintenant, en tant que graphiste, dessinateur, dans toute ma production de bande dessinée j’ai développé la faculté de pouvoir adapter mon dessin en fonction du projet. Donc mon travail a été de savoir quel graphisme j’allais utiliser pour accompagner les intentions de Jean-Yves au niveau du scénario mais surtout les intentions de Gisèle Halimi dans son combat, dans son histoire. À quel moment je vais durcir mon trait pour accompagner, à quel moment je vais avoir un trait plus souple, élégant parce que c’est une femme très élégante. Maintenant quand on a fait un livre, il est fini, il ne nous appartient plus. Donc maintenant, c’est le retour qu’on nous en fait. Je suis persuadé que si on avait à le refaire, on le ferait différemment. Je ne sais pas. Il a été fait comme ça, voilà.
Comment s’est passé votre collaboration ? Qui a fait quoi ? Est-ce que Jean-Yves vous a fourni un scénario avec des indications très détaillées allant même jusqu’au case par case ou alors vous a-t-il laissé carte blanche pour le découpage, le scénario … ?
Moi, je fais vraiment la différence entre un illustrateur et un auteur de bande dessinée. Et moi, je ne voulais absolument pas illustrer et d’ailleurs ce n’est pas ce que Jean-Yves voulait. Sur le travail qu’on fait ensemble maintenant on se comprend bien. Lui est totalement libre. Il me donne ses intentions effectivement. Moi, comme je ne suis pas historien, je m’appuie sur son texte effectivement mais j’ai cherché à compléter son texte en fait.
Avoir une véritable narration graphique …

Voilà. C’est à dire que parfois il est clair que ce qu’il dit, il faut l’illustrer et je l’illustre mais parfois en discutant avec lui je lui dis Dans ce passage-là, le texte est assez fort. Ce n’est pas la peine que j’en rajoute derrière.
Des fois, dans l’album, il n’y a pas de décor. Je vais à l’essentiel et parfois l’essentiel, c’est de juste faire un trait qui va juste appuyer le texte.

Et vous avez beaucoup aussi travaillé la colorisation. Votre couleur est très narrative …
J’ai choisi quatre teintes : du jaune, du bleu, du noir et du rouge et j’ai essayé de donner un sens à ces couleurs en sachant que les historiens de la couleur comme Michel Pastoureau m’engueuleraient, me diraient que si je veux utiliser le rouge pour tel sens, ce n’est peut-être pas bon, mais bon (rire) mais j’ai fait ce choix-là.
En travaillant surtout sur les émotions, le ressenti …
Voilà. J’ai décidé par exemple que tout ce qui était dans la partie calme de la vie de Gisèle ou plutôt calme dans la narration, c’est plutôt jaune. Classiquement, dès que c’est plus violent, dès que ça s’accélère, c’est dans les rouges, voire dans les noirs mais ça c’est un parti pris.
qui fonctionne très bien …
qui fonctionne parce que ce qui est important pour moi, ce n’est pas de montrer que je sais dessiner mais c’est être au service de l’histoire, de l’intention du texte et du scénario. Donc je ne vais pas surcharger…


J’aimerais qu’on s’arrête sur le choix du récit à la première personne. Est-ce que cela vous a posé des contraintes particulières et à votre avis qu’est-ce que cela apporte ?
C’est une question qui est souvent posée à Jean-Yves. Je ne me souviens plus de ce qu’il dit mais il a une réponse très précise pour ce « je ».
Et vous en tant que dessinateur ?
Moi, ça ne m’a pas posé de problème. Si ça avait été « elle », j’aurais fait pareil. Maintenant on nous posé la question – parce que c’est le genre de questions qu’on se pose en ce moment, qu’on nous pose – Pourquoi c’est un homme qui fait …
Alors moi, ça ne me gêne absolument pas.
Eh bien, moi non plus. Comme dirait mon épouse, je suis une femme comme les autres. (rires). Pour moi, ça ne me dérange pas. Il n’y a de graphisme d’homme, il n’y a pas de graphisme de femme. En tout cas ce combat-là, même s’il est mené par des femmes, ce n’est pas qu’un combat de femmes, ça reste aussi un combat d’hommes. Non mais après voilà, je n’ai pas de réponse particulière à ce fameux « je » mais comme vous me posez la question, et qu’on nous a déjà posé la question, je sais que ça questionne.
Puisqu’on est sur le rapport homme-femme, quel retour avez-vous eu sur cet album ? Quel public avez-vous eu en dédicace ? Masculin ? Féminin ? Les deux ?
Il se trouve que sur cet album-là, j’ai les deux mais souvent, j’ai des parents pour leur fille. Comme une espèce de témoin.
Donc vous vous faites le relais. Vous êtes un transmetteur et vos propres lecteurs continuent la chaîne …
Exactement. Le dernier festival que j’ai fait, c’était il y a quelque temps à Éauze, une dame est venue. Elle m’a dit c’est mon combat et je veux laisser ce combat-là aussi pour mes filles.
Quelle a été votre priorité pour la mise en scène ? C’est la lisibilité …
C’est la lisibilité et l’intention. On n’avait pas une pagination définie. On pouvait rajouter 80 pages si on en avait envie. Il fallait absolument que le propos soit clair. Maintenant après ce graphisme-là, je suis en train de l’affiner un peu plus pour d’autres projets. C’est dense comme quand on a travaillé avant sur la gauche et la droite ; c’est des bulles qui sont extrêmement denses. C’est l’histoire des grandes dates, des grands personnages, des grands virages de la gauche et de la droite françaises. Donc c’est extrêmement dense et Jean-Yves met des portes en place, en ouvre certaines, en laisse d’autres fermées. À nous de les ouvrir et voir ce qu’il y a derrière mais c’est très très dense. Donc avec un texte qui est dense, il faut que le dessin soit simple. clair, parlant … Voilà
Vous avez trouvé un procédé très dynamique pour nous faire passer d’un épisode à un autre. Vous êtes-il venu immédiatement à l’esprit ou avez vous eu d’autres idées ?
Gisèle qui vole, ça c’est Jean-Yves qui a eu l’idée dès le départ. Tout commence avec la première planche. Il me dit Je vois Gisèle arriver en volant.

Ça donne déjà un ton. Il se trouve que maintenant c’est devenu notre marque de fabrique dans nos prochains projets qui vont concerner d’autres personnes. Ça décale la narration à un moment donné. On peut se permettre d’autres choses. On est à un autre niveau narratif et en plus ça nous permet effectivement de faire un lien qui
entre en résonance avec le fond. Elle même prend son envol …
oui et quelque part ces gens-là, même s’ils ont été dans l’Histoire, à un moment donné ils ont survolé cette histoire-là, ils ont été au-dessus de cette histoire-là. Le symbole est fort, quand même.


Un petit mot sur la couverture, le choix de la couverture. C’est vous …

Non, ce n’est pas moi. Il faut savoir que cet album-là a été fini un an avant sa sortie et pour des vérifications juridiques, l’album a été retardé parce tout album doit passer dans les mains de juristes pour vérifier si les propos sont justes, si là on ne prend pas un risque pour ci ou pour ça. Donc les éditeurs se blindent, ce qui est normal. Ma couverture, ce n’est pas celle-là à la base mais entre temps Grasset a sorti un album sur Gisèle, c’était pile poil ma couverture. Donc Dunod m’a appelé – j’étais à Charleroi à ce moment-là – et m’a dit Marko, je suis désolé on va devoir refaire d’urgence une couverture parce qu’on ne peut pas l’utiliser parce que Grasset a pratiquement la même. J’ai dit que je ne voyais pas quoi faire d’autre parce que pour moi, il n’y avait que celle-là. Donc si elle a été prise ailleurs, c’est quand même qu’elle est essentielle. Et on m’a dit Eh bien écoute, on va choisir une illustration à l’intérieur et il se trouve que c’est celle-là.


On retrouve la position de l’avocate pleine de détermination …
« Plus tard, bien qu’en opposition avec tous mes choix privés et politiques, il [son père] me surnomma Seïda qui veut dire la lionne ». Donc je pense que c’est ça qui a plu. Alors, je l’ai modifiée un peu pour la couverture du livre. Ce n’est pas forcément l’illustration que je préfère mais voilà, elle est là.
Elle correspond bien au personnage …
En sachant que c’est un album qui a quand même quelques mois. Il a un an. On ne le voit plus trop en couverture maintenant, on le voit plutôt en dépôt. Mais du coup, ça donne aussi une charte pour les suivants.
Avant de conclure, j’aimerais qu’on s’arrête un moment sur le Cabaret Vert et plus précisément sur sa collaboration avec le Musée Guerre et Paix à travers l’exposition Parcours BD qui regroupe quatre séries autour des deux guerres mondiales dont la vôtre parue aux éditons Bamboo, la série jeunesse Les Godillots scénarisée par Ollier.






J’ai proposé le concept des Godillots à mon scénariste en 2011 : comment parler de la première guerre mondiale en sortant de ce fameux poilu qui est un symbole national, le sortir de la boue pour le mettre un petit peu en couleurs et lui redonner vie alors que ce poilu, on aime le garder englué, symbole de la France résistante. Et comment lui redonner un peu de vie en sachant que quand on fait l’inventaire de ce qui est fait sur la grande guerre, on tombe forcément sur du Tardi. Et comment en parler avec humour. La deuxième guerre mondiale, on a pu en rigoler ; il y a eu La septième compagnie, il y a eu beaucoup de films d’humour. La première guerre mondiale, il y a eu des tentatives avec des livres vraiment humoristiques mais on tombait de suite dans le Tagada Pouët Pouët. Nous, on a choisi de mêler humour et vraie histoire. On a bien fait parce qu’on a fait cinq albums, deux romans et là, c’est une nouveauté, Les Godillots vont entrer officiellement au musée du mémorial de Verdun. Je réalise dix illustrations qui seront dans le musée ce qui quelque part me touche. C’est un travail de documentation, d’efforts pour respecter la grande Histoire même si on en rigole un tout petit peu parce que c’est quand même un petit peu humoristique. Ce n’est pas tagada tsoin tsoin quand même mais c’est un peu décalé et le fait que le mémorial de Verdun, le musée nous intègre dans sa collection …
c’est une reconnaissance …
la reconnaissance d’un travail bien fait dans le respect de l’Histoire. Et donc avec Ollier au scénario il y a eu cinq histoires, cinq albums qui vont de 1914 à 1918 et maintenant Les Godillots continuent à vivre mais via des illustrations.
On va terminer avec vos projets actuels …
Je fais une série avec BeKa et Maëla [Cosson] à la couleur qui s’appelle Le jour où … Le tome 8, Le jour où je me suis choisie vient de sortir là au mois d’août. On va attaquer le tome 9.








Avec les éditions Dupuis, je sors le tome 5 de La brigade du souvenir.





Avec Jean-Yves, on vient de clore notre quatrième collaboration. Dans la foulée de Gisèle Halimi, on voulait absolument travailler sur Badinter dans la même dynamique et dans la même orientation graphique et narrative que pour Gisèle Halimi. Ça va sortir bientôt.
Il va sortir quand ?
Normalement, c’est Angoulême 2025, en janvier même si on aurait aimé qu’il sorte fin 2024 pour les présents. Sinon, je continue mes travaux dans le magazine Spirou. J’anime une page qui s’appelle La leçon de BD où je fais des commentaires ou donne des indications sur des planches de jeunes auteurs ou de jeunes amateurs. Et puis avec Jean-Yves on a un autre projet dans la lignée de la gauche et de la droite mais on en parlera plus tard parce que ce n’est pas commencé. Ça fait aussi deux ans et demi que je suis sur un album avec Philippe Charlot aux éditions Grand Angle. On avait signé le contrat. J’avais dit d’accord mais vous ne me donnez pas de date de remise. Par contre là, au bout de deux ans et demi, il faut quand même que ça sorte. Et donc j’ai quand même pas mal de choses sous le coude.
Eh bien, Merci beaucoup pour cet entretien.
Avec plaisir.
Interview de Francine VANHEE

