La vie me fait peur

Scénario : Didier Tronchet
Dessin : Christian Durieux
Éditeur : Futuropolis
120 pages
Prix : 16,00 €
Parution : 24 aout 2022
ISBN 9782754829014
Ce qu’en dit l’éditeur
Paul, la trentaine désinvolte, est face à sa femme Vivien. Elle vient de le licencier de sa propre entreprise et pourtant Paul ne se révolte pas. Comme si cet événement était l’aboutissement d’un long processus qui lui avait échappé. Paul se remémore alors son enfance, partagée entre l’insouciance d’un père inventeur, capricieux et séducteur, têtu et attendrissant et la rigueur morale de sa mère, ennemie du gaspillage, anticipant toujours le malheur de peur d’être surprise par lui. De cette époque, Paul a gardé l’impression que, dans la vie, tout n’est que dérision, fausse moustache et vanité. Jusqu’au jour où sa mère meurt dans un accident de voiture alors même que la dernière invention de son père connaît enfin le succès. Alors que son père sombre dans la dépression, Paul part, en laissant tout derrière lui… avec la sensation qu’il doit enfin exister par lui-même…
Dans cette relecture d’une grande fluidité, Christian Durieux insuffle aux personnages une dose de folie douce propre à l’univers de Jean-Paul Dubois, avec un dessin élégant, joyeux et mélancolique. Un récit follement romanesque qui suit les détours de l’existence de Paul, trentenaire à la dérive qui va devoir prendre des risques suite à un séisme personnel.
« Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon » : c’est le titre du roman avec lequel Jean-Paul Dubois remporta le prix Goncourt en 2019 mais cela aurait pu être aussi le titre du roman qu’adaptent aujourd’hui Didier Tronchet et Christian Durieux aux éditions Futuropolis : « La Vie me fait peur ».
En effet, Paul Siegeleman le « héros » et son père Raoul n’ont en apparence pas du tout la même façon d’envisager la vie. Le premier est un angoissé qui subit les événements plutôt qu’il ne les provoque tandis que le deuxième est perçu par son fils, enfant, comme un véritable magicien qui enchante le monde. Mais derrière la bonne humeur, la joie et la fantaisie, de Raoul n’y a -t- il pas pour autant un profond chagrin qui demeure suite à un drame vécu avant même la naissance de Paul ?


Dans ce roman publié en 1996, se retrouvent les habituelles obsessions de Jean-Paul Dubois dans ses vingt-trois opus : les tondeuses à gazon, les aléas du couple, le prénom Paul, quelques morts violentes, les poulets maison, Toulouse aussi et l’attirance pour l’Amérique du Nord dans son format rôdé de 240 p. À priori, une mythologie personnelle difficile à s’approprier et pourtant Didier Tronchet, grand lecteur de l’œuvre de Dubois depuis la première heure, y parvient admirablement dans son adaptation.


UNE ODE A LA PATERNITE
Alors bien sûr, on arguera du fait qu’on retrouve chez les deux auteurs un ton légèrement acerbe, désenchanté, plein de dérision qui permet un propos distancié comme dans les albums de « Jean-Claude Tergal » ou « Raymond Calbuth » On peut par exemple reprendre la description impitoyable et réjouissante que fait Dubois du camarade de faculté retrouvé par hasard par Paul au Mexique :
… sa crinière vaincue par une calvitie foudroyante, laissait maintenant apparaître un crâne bosselé entouré d’une fine bande de cheveux taillés court, et entretenus comme une bordure de jardin. Sa stature, elle aussi, s’était modifiée. Gaetan n’avait plus aucune allure, on l’aurait dit tassé, envasé dans l’embonpoint. Quant à son visage, il était gras, rosacé comme un mauvais pâté…et au sujet de son épouse Sophia: c‘était une femme séduisante, mince et d’apparence si fraîche qu’elle semblait sortir d’un réfrigérateur. Sa peau aussi fine qu’une pellicule de yoghourt, avait quelque chose de lacté. Ses jambes sèches et nerveuses lui donnaient une démarche juvénile.
Équivalent stylistique du trait pictural de Tronchet.
Mais ici le dessinateur est au stylo, pas aux pinceaux et pour ce bédéaste une « bonne adaptation ne doit pas être fidèle au livre mais au cœur du livre ». Il transforme donc la structure du roman en commençant par un prologue surprenant pour le lecteur d’emblée bousculé comme le héros ; il donne ensuite davantage de place dans son synopsis au personnage de Raoul. Haut en couleur, c’est un père désinvolte qui a l’air de se moquer de tout et aime faire les 400 coups avec son ami Jean mais l’on comprendra, grâce à un détail du roman qui est mis en relief dans l’adaptation, qu’il avait surtout peur pour son fils.

Cette figure paternelle est redupliquée également lorsque Paul devient père à son tour : jusqu’ici il se laissait porter par les événements mais grâce à son beau-fils, il trouvera l’ancrage qui lui manquait. L’adaptation de « La Vie me fait peur » rejoint ainsi les préoccupations de l’auteur du fils de Yeti (qu’il publia d’abord sous forme romanesque en 2011 avant d’ en faire un album trois ans plus tard). Il constitue donc une ode à la paternité mais pas une ode béate. Toute en nuances, au contraire, elle montre aussi comment parfois la figure paternelle peut entraver, anticipant par avance la prochaine œuvre (autobiographique) de Didier Tronchet qui s’intitulera « L’Humoriste ».
UNE OEUVRE TOUT EN DOUCEUR
Ceci n’est pas sans rappeler un album auquel participa Christian Durieux : « Appelle-moi Ferdinand » dans lequel un peintre célèbre et égocentrique refusait la paternité au point qu’il sommait son rejeton de l’appeler par son prénom (d’où le titre). Il avait détruit la vie de ce dernier qui s’était enferré dans un quotidien médiocre à force de refuser de lui ressembler et s’en défaisait in extremis dans une issue dramatique.
Ici, sans être un feel good, on a une fin bien plus bienveillante. Même le personnage odieux et ridicule de Gaëtan di Falco est présenté avec plus de tendresse que dans le roman.

Sans doute est-ce dû à l’affection qu’éprouvent les deux auteurs pour leurs héros et qu’on ressent au fil de la lecture. La galerie de personnages croqués ici rappelle celle des « Gens honnêtes » que Durieux créa jadis avec Jean-Pierre Gibrat. Simon Planche et Robert s’inventaient leur vie, pour eux l’imaginaire avait autant de poids que le réel et ce duo n’est pas sans rappeler celui formé par Raoul et son fidèle Jean.


Durant toute son enfance, le petit Paul regarde son père avec admiration comme un magicien qui enchante le monde. On observe de nombreux passages avec des champs/contrechamps : un gros plan sur le regard écarquillé du fils puis en caméra subjective la description de ce qu’il voit : son père en train de faire l’article et de vendre ou d’essayer de vendre ses dernières trouvailles importées d’Amérique.
UN OUVRAGE VARIÉ ET TRÉPIDANT

Bien sûr ce regard enchanté va subir l’épreuve du réel (et quelle épreuve) et l’album se mue en un roman d’apprentissage quand Paul sort, malgré lui, de la douceur douillette de l’enfance dont il gardera longtemps la nostalgie en perpétuel exilé. Ce Peter pan qui refuse de grandir va alors beaucoup bouger transformant l’histoire intimiste en une sorte de road bd échevelée. Et le lecteur va être lui aussi dépaysé.

Le gaufrier n’est jamais monotone et les couleurs explosent. On passe dans une même page d’une scène nocturne dans laquelle Paul conduit de nuit un bus de touristes sur les routes du Mexique à l’explosion colorée des façades d’une ville mexicaine. On s’affranchit des cases aussi, pas de strips ni de gaufrier récurrent. Chaque page est une surprise. Durieux devient autant magicien que Raoul et se lance même un petit défi en faisant de « La vie me fait peur » sa « première bd en nuances de gris ».


« Nuances de gris » … quelle meilleure technique pouvait-on rêver pour un récit qui évite tout manichéisme, allie avec une grande finesse burlesque et mélancolie, finit sur un éclat de rire ou un bon mot à chaque fois que pointe l’émotion et privilégie le sourire au rire ? Un album qui affirme qu’on est finalement toujours le héros de quelqu’un et que l’important est de trouver sa voie et de s’y tenir ? Qui récuse les injonctions de performance érigées en mode de vie et montre que la sagesse et la réussite ne sont peut-être pas là où on les attend ?
Ne serait ce que pour la dernière page et les dernières lignes de cette œuvre, il vous faut absolument la lire ! C’est la première adaptation que dessine Christian Durieux, longtemps réticent à se prêter à l’exercice. A la lecture du synopsis il s’est laissé convaincre. Comme le dessin épouse parfaitement voire transcende la narration, même si vous n’êtes pas fan de Dubois vous ne regretterez pas de vous plonger dans ce récit oxymorique à la fois doux-amer, tendre et rosse, mélancolique et joyeux… comme la vie !

POUR ALLER PLUS LOIN
Didier Tronchet : Le fils du Yéti


Ébranlé par un incendie qui aurait pu lui coûter la vie, le narrateur de cette histoire ressent le besoin de renouer avec son propre passé, matérialisé par une série d’albums photos qui récapitulent une bonne part de son existence – à commencer par la mémoire de son père trop tôt disparu. Ainsi débute une étrange période qui, huit jours durant, conduit cet homme solitaire et secret sur le chemin d’une profonde introspection. Avec la complicité de son jeune neveu Anthony, qui lui est profondément attaché, il entreprend une sorte de pèlerinage impromptu au cœur de ses racines familiales, habité par le sentiment du temps qui passe et la conscience aiguë de la fugacité des êtres et des choses. Ce voyage à rebours de plus de trente ans, à la fois géographique et intérieur, lui permettra, grâce à une lettre miraculeusement retrouvée, de redécouvrir la profondeur de son attachement pour son père et de se confronter enfin à un désir de paternité longtemps refoulé.
Avec pudeur, distance et une très discrète touche d’humour, Didier Tronchet transpose en bande dessinée, en noir et blanc et sur un format de longue haleine, son propre roman éponyme paru en 2011 chez Flammarion. Une manière de dévoiler un registre sensible et intimiste qu’on ne lui connaissait pas en bande dessinée, et une réflexion touchante sur les ressorts de la filiation.
Chronique d’Anne-Laure GHENO
(Bd Otaku)

