Interview Julia Bourdet


INTERVIEW DE JULIA BOURDET

(05 janvier 2023)

Bonjour Julia, merci de nous accorder un peu de votre temps pour nous parler de votre première bande dessinée sortie le 18 octobre dernier aux éditions Stock : « Le bureau des jardins et des étangs », adaptation du roman du président de l’Académie Goncourt Didier Decoin, qui a d’ailleurs fait partie de la sélection pour le prix Bd ELLE.

Quel a été votre parcours ?

J’ai fait l’école Estienne, une école d’art dans le 13e arrondissement de Paris, que j’ai adorée! Cela dit, je ne me destinais pas à l’écriture de romans graphiques puisque je n’ai pas fait de formation en illustration. Moi j’étais en communication et publicité. En revanche, j’ai toujours dessiné de mon côté.

Je ne suis pas autrice de BD à temps plein. A côté je suis graphiste enfin en fait on appelle ça directeur artistique : je m’occupe de rendre joli tout ce qui peut l’être en gros parce que je suis assez « multifonctions ». Donc j’ai travaillé pour beaucoup de gens différents dans beaucoup de secteurs différents et là en ce moment en tout cas je bosse principalement pour l’édition pour faire des couvertures de livres illustrés ou pas.

Créations de Julia

Une des créations graphiques de Julia pour un magasin

Un travail graphique de Julia qui a peut être inspiré la couverture de l’album

Et donc vous avez travaillé pour les éditions Stock avant d’être un de leurs auteurs maison ?

Oui, c’est ça. Je suis très proche de mon éditrice depuis très longtemps parce que dans notre ancienne entreprise on travaillait déjà ensemble

Que faites vous principalement pour l’édition : des maquettes ? Des couvertures ?

Des couvertures plutôt.

Comment avez-vous décidé d’adapter le roman de Didier Decoin ?

Je l’ai simplement lu et j’ai adoré, un véritable coup de cœur ! Je trouve que son écriture est très cinématographique, onirique. Elle donne des indications assez précises tout en laissant place à l’imagination. Quand j’ai lu le livre, j’avais déjà des images plein la tête et des idées de découpage. Ça m’a paru évident. Alors j’ai réalisé deux planches avec ma scène préférée et je les ai envoyées à mon éditrice. Je les ai envoyées en me disant « qui ne tente rien n’a rien », mais c’est allé au delà de mes espérances puisqu’elles ont été montrées à Didier Decoin qui a tout de suite été partant pour une adaptation. J’ai surtout adoré le personnage de Miyuki qui est très complexe et je me disais que je pourrais m’en emparer facilement.

Quelles ont été pour vous les difficultés de cette adaptation ?

Les difficultés ont porté sur les précisions historiques. J’ai dû faire beaucoup de recherches iconographiques et je suis sûre que j’ai fait plein d’erreurs ! Heureusement Didier Decoin, qui a mis une dizaine d’année à écrire le roman est extrêmement précis sur les éléments culturels et historiques du livre et ça m’a vraiment aidée. Il y avait aussi la représentation des odeurs, du toucher et des évocations. Un vrai challenge que j’ai adoré, j’ai vraiment progressé très vite dans mon dessin et je me suis beaucoup amusée !

Didier Decoin et Julia Bourdet lors d’une rencontre à la librairie Le Divan à Paris

Didier Decoin vous a -t-il servi de conseiller littéraire ?

Oui, on a été très en contact tout au long de l’élaboration de l’album. Il y a des moments où il était moins disponible, forcément parce que c’est quelqu’un de très occupé ; mais il a été très chouette et en même temps il ne m’a pas du tout freinée. Il m’a toujours encouragée à me saisir du livre et à en faire ma propre interprétation. C’était vraiment un cadeau incroyable parce que j’avais très peur de ça forcément ! C’est vrai que j’imaginais que pour un auteur – en plus Didier Decoin a passé douze ans à écrire ce livre ça ne serait pas forcément facile pour lui de le lâcher et en fait cela a été d’une liberté folle.

Donc il avait un droit de regard sur le scénario mais il n’en a pas abusé !

Oui au contraire ! Il n’en a pas du tout abusé.

Et c’est vous qui avez rédigé les dialogues ?

Oui, alors évidemment j’ai eu des retours de lecture de mes éditrices. J’ai eu quelques bêta-testeurs aussi et puis Didier Decoin a fait une relecture finale ; mais j’étais assez surprise du peu de remarques qu’il avait à me faire. On était plutôt en phase.

Quelles ont été les différentes étapes de votre travail ? Avez-vous rédigé les séquences dans l’ordre ?

Globalement non. J’ai plutôt réalisé les scènes très importantes d’abord. Par exemple celle des grues ou des carpes mangées. Mais je n’en ai pas fait beaucoup j’ai dû en faire 3 ou 4 très importantes et ensuite oui j’ai déroulé l’histoire en fait. J’avais découpé par contre ; j’avais vraiment séquencé tout le livre. J’avais une espèce de tableau avec tous mes chapitres et surtout page après page ce qui devait se passer, et j’avais surtout une trame dessinée, un storyboard bien précis.

Vous fonctionnez sur palette graphique principalement ?

Oui !

Tout est fait à la palette graphique ?

Il y a quelques pages en tradi, à la plume de calligraphie à l’encre.

Pour une future exposition ?

Je n’avais pas pensé à cela ! non, c’est parce que déjà ça fait plaisir de revenir à du traditionnel. C’est plus agréable que le numérique souvent et ça repose un peu et puis en plus parfois j’avais vraiment besoin de cet outil là pour avoir la texture que je voulais ou le « délié », ce truc manuel qui n’est pas reproduisible en numérique …

Mais avec les brushes on arrive quand même à beaucoup de choses ?

Oui, c’est impressionnant ! oui c’est clair qu’aujourd’hui les outils sont fabuleux mais voilà c’était mon petit plaisir de dessinatrice aussi !

Vous avez un exemple précis de planches en tradi dans l’album ?

Eh bien justement celle de la grande grue quand Miyuki en fait est toute petite à côté de la grande grue qui fait toute la page, celle-ci elle était à la plume.

Puisqu’on parle de Miyuki, est-ce que vous avez tout de suite trouvé l’apparence qu’elle aurait ou bien est-ce qu’elle a évolué ?

Oui, elle a beaucoup évolué ! Au début je l’avais vraiment faite comme sur une estampe traditionnelle et c’est vrai qu’elle avait un côté un peu désuet et on était beaucoup moins proche d’elle. Ensuite on a discuté avec Didier Decoin. Elle a 27 ans Miyuki, moi j’avais le même âge à peu près. Or, il me disait qu’en fait elle sort de son village, qu’elle ne connait rien au monde et qu’il faudrait quand même qu’elle soit un peu innocente presque un peu perdue. C’est son voyage qui va la faire grandir ; c’est son voyage qui lui montre les choses de la vie. Il me disait qu’il voudrait presque que ça se voit sur son visage. Je ne sais pas si j’ai réussi.

évolution du personnage de Miyuki

Oui absolument ! Et puis vous parliez du côté désuet je trouve que justement le traitement actuel ça lui donne au contraire un côté extrêmement moderne auquel on peut davantage s’identifier.

C’est ça qui était recherché, donc je suis très contente ! Et puis il fallait qu’elle soit assez frêle et pas puissante parce qu’il fallait que ça souligne un peu le côté presque herculéen de sa tâche de ramener les carpes jusqu’aux étangs impériaux ; il fallait presque que ça semble impossible pour elle, en fait.

On le voit en effet très bien lorsqu’il y a sa petite silhouette dans les décors monumentaux. Alors évidemment ça rappelle les estampes japonaises mais ça rappelle aussi sa fragilité et surtout sa détermination ….

C’était l’idée … On a fait quatre ou cinq essais de personnages avec Didier. Moi forcément, vu mon âge, j’étais un peu imprégnée de Disney ou de mangas et de Miyazaki aussi. Il fallait donc que je trouve quelque chose d’un peu unique mais qui soit quand même pétri de mes références parce que c’est aussi pour ça que j’avais été choisie pour le livre. Donc on a changé tout un tas de détails, par exemple la coiffure.

Pourquoi le choix de la bichromie ?

Au début du roman Miyuki perd son Mari Katsuro . Dans les premières pages, elle décrit un monde qui a perdu sa saveur, ses couleurs, tout est terne, gris. Je voulais signifier cette perte de couleurs, cette perte de sens dans sa vie. Mais je voulais aussi raconter que c’est par son voyage qu’elle se reconstruit, qu’elle retrouve un chemin personnel et qu’elle retrouve progressivement les couleurs grâce à la découverte de nouveaux lieux, de nouvelles personnes.

Utilisez-vous les couleurs de façon narrative ?

J’ai utilisé la couleur comme un marqueur d’espace : Rouge pour le palais, vert pour la forët, sépia pour le village… il s’agit d’ailleurs des couleurs traditionnelles de la période Heian. Ainsi le lecteur sait dans quel espace il se trouve et ça donne un rythme agréable.

document de travail : la charte des couleurs

Êtes-vous familière du Japon ? Avez-vous utilisé des œuvres iconiques telles celles d’Hiroshige pour inspirer vos descriptions de paysages ?

Je ne suis encore jamais allée au Japon mais j’économise pour y aller depuis un long moment. En fait en 2020, je devais aller au Japon avec mon conjoint pendant deux mois mais à cause de la pandémie on n’a pas pu y aller. C’était une grande déception et c’est vrai que le livre m’a permis de partir un peu au Japon d’une façon détournée ! En même temps, j’ai demandé à Didier si c’était problématique que je ne sois pas allée au Japon mais il m’a tout de suite rassurée en disant que son roman traitait du Japon du 13e siècle qui n’existe plus depuis longtemps et qu’ensuite cela ferait un livre un peu fantasmé, enfin un Japon presque fantasmé, et que c’était aussi une dimension importante du livre car il tourne beaucoup autour du rêve.

Cela dit, au moment de travailler sur le livre je faisais la charte graphique d’une galerie d’estampes japonaises (Uchiwa Gallery à Rouen) et j’ai eu beaucoup d’aide de la galeriste qui m’a conseillé des livres et des artistes à foison.

Au début pour ma recherche iconographique tout y passait : films, livres, musique, nourriture, estampes… J’ai été particulièrement impactée par l’œuvre d’Hasui Kawase, Hokusai, (surtout « La Manga » !), Hiroshige mais aussi des contemporains comme Nishijima Katsuyuki ou Nishida Tadashige. J’ai aussi regardé beaucoup de films ! Je vous conseille d’ailleurs « Le conte de la princesse Kaguya », qui est un véritable bijou et qui se passe pendant l’époque Heian.

Les inspirations de Julia

Hasui Kawase Pluie du soir à Matsunoshima

Hokusai La manga

Hokusai

HASUI KAWASE Estampe japonaise de Paysage de Nuit

Hiroshige

Nishijima Katsuyuki

Le conte de la princesse Kaguya

Tadashige Nishida

Vous avez mis combien de temps à réaliser cet album et quelle a été la phase la plus chronophage ?

J’ai mis une dizaine de mois en tout. La phase découpage et croquis est la plus marrante pour moi… on va dire storyboard parce que c’est du dessin très enlevé qui ne prend pas beaucoup de temps et qui est un peu jouissif pour un dessinateur parce que c’est vraiment le moment où on définit les lignes principales et où on fait de la didactique pure. Enfin moi j’adore cette phase là ! Ça va vite en plus et on se rend compte tout de suite si ça fonctionne ou pas en terme de rythme ! Donc, ça prend du temps mais c’est passionnant. Pour moi le truc le plus chronophage parce que le plus rébarbatif, ça a peut-être été la partie technique : l’encrage par exemple ou les corrections … Ce genre de choses.

Après j’aime bien toutes les étapes ; je suis en train de me dire que j’aime bien toutes les étapes, mais ce qui a pris plus de temps, c’est certain, c’était ça.

Et la recherche non pas trop ?

Ah oui c’est vrai que la recherche a pris beaucoup beaucoup de temps ! En même temps c’était tellement passionnant que je me couchais hyper tard parce que j’étais prise dans mes trucs ! J’avoue que ça ne m’a pas paru chronophage pour le coup alors que oui ça l’a clairement été !

Dès votre coup d’essai vous vous retrouvez dans la sélection pour le prix Bd ELLE cela vous a fait quel effet ?

C’est vrai que depuis la sortie de l’album j’étais un peu sur un nuage je n’arrivais pas trop à réaliser que c’était pour de vrai, que l’album était réellement sorti ! Alors pour la sélection du prix ELLE, c’était pareil : j’ai eu un une sorte de petit détachement, je me disais « Oh là là c’est marrant, ils ont dû se tromper » !

Et vous avez apprécié cette incursion dans le 9e art ?

C’est un rêve depuis très longtemps ! Je ne me sentais pas tellement légitime parce que je n’ai pas fait d’études de bande dessinée, j’ai fait des études de graphisme mais par contre j’étais dans une école où il y avait des gens extrêmement doués en bd, des gens qui aujourd’hui ont une grande carrière… Donc c’est vrai que lorsque j’ai proposé à Stock de faire cette Bd c’était un peu un coup de bluff ! Ils l’ont tout de suite pris au vol d’ailleurs donc je les remercie beaucoup pour ça, et je suis ravie d’avoir fait ça et je vais en refaire c’est sûr !

C’était ma dernière question ! Vous avez déjà un projet sur le feu ou pas du tout ?

Oui j’en ai quatre ! Après il faut voir lequel pourra se concrétiser c’est toujours la même histoire : il faut trouver un style pour le réaliser, une idée qui soit assez forte pour tenir longtemps parce qu’en BD mine de rien on reste vraiment sur un projet un bon bout de temps donc il faut que ça soit porteur pour nous aussi  pour ne pas s’ennuyer au bout d’un moment ! Il faut enfin que l’éditeur suive… il y a plein de paramètres à faire concorder ! 

Et ce serait plutôt une BD « exotique » comme « Le Bureau des jardins et des étangs » ou ce serait plus contemporain ?

Les 4 projets sont très différents : j’ai quelque chose qui serait plutôt de l’ordre du reportage, j’en ai une qui serait plutôt une adaptation toujours « exotique » enfin un peu moins tout de même que « Le Bureau » mais ce serait un récit de voyage quand même ; quant aux deux autres, ce serait un peu plus des récits personnels mais je dois encore en définir les contours …

Et puis peut-être que votre voyage au Japon bouleversera cela aussi ?

Oui, je pense que le voyage au Japon aura son livre à lui tout seul !

Interview d’Anne-Laure GHENO

(Bd Otaku)

POUR ALLER PLUS LOIN

« La Manga » d’Hokusai

Commencée en 1814 par l’artiste, La Manga est un ensemble de 15 volumes réunissant plus d’un milliers de dessins illustrant la vie quotidienne, la faune, la flore, des paysages, et toutes les facettes de l’imaginaire japonais lié au surnaturel. Imprimés sur bois en trois couleurs, noir, gris, et couleur chair, ces volumes de dessins constituent une véritable encyclopédie du monde nippon au début du XIXe siècle mais en même temps reflète un regard souvent humoristique ou fantaisiste caractéristique du génie de Hokusai insurpassable par la vivacité et l’acuité de son trait.

Le Conte de la princesse Kaguya

(Kaguya-Hime no monogatari)

Kaguya, « la princesse lumineuse », est un petit être découvert dans la tige d’un bambou par un vieux paysan. La considérant comme un don du ciel, il l’élève avec sa femme, et très vite l’enfant devient une magnifique jeune fille. De la campagne lointaine jusqu’à la grande capitale, sa fascinante beauté suscitera l’engouement auprès de tous ceux qui la rencontrent et elle sera convoitée par cinq nobles princes qui devront relever d’impossibles défis dans l’espoir d’obtenir sa main. Mais le temps venu, elle devra affronter son destin…

film d’animation d’Isao Takahata (studio Ghibli) 2014

Le très beau site de la galerie d’estampes japonaises pour laquelle Julia Bourdet a travaillé Il vous permettra de voir ses sources d’inspiration mais également d’ne apprendre beaucoup sur les différents courants d’estampes grâce au blog qui s’y trouve.

Uchiwa Gallery Estampes Japonaises et Artisanat Japonais

Différentes pastilles vidéos réalisées par les éditions Stock 

Julia Bourdet en quelques chiffres

Comment dessiner le Japon?

Le processus créatif de Julia Bourdet

Chronique de l’album

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