Interview Martin Panchaud


INTERVIEW DE MARTIN PANCHAUD

Librairie La Parenthèse Nancy

(08 décembre 2022)

Bonjour Martin Panchaud

Je suis ravie de vous rencontrer ici à la librairie La Parenthèse et de pouvoir échanger avec vous autour de La couleur des choses. L’album est déjà couronné de plusieurs prix en Suisse comme en France et poursuit son ascension dans de nombreuses sélections dont Angoulême. Il vient d’ailleurs pas plus tard qu’hier être couronné du Grand prix de la critique ACBD 2023. Drôle de destinée pour un album écrit en français mais paru d’abord en allemand parce qu’on avait pas cru en lui.

Un petit mot là-dessus ?

En fait, c’est un peu l’histoire de ce livre, le parcours un petit peu aléatoire, d’avoir pas mal de portes fermées ou de chemins de traverse qui m’amène à la version française. Et après, je ne trouve pas que ce soit si mauvais que ça : c’est une sorte d’échelle, d’escalade. Parfois il faut passer par des chemins détournés pour arriver là où on veut. C’est un peu ce qui est arrivé avec cette version allemande pour la version française.

Impossible pour vous de raconter une histoire en utilisant les codes traditionnels de la bd en raison de votre dyslexie. Vous avez donc inventé un nouveau style de narration graphique déjà expérimenté sous d’autres formats. Je pense notamment à SWANH – swanh acronyme pour « Star wars, A new hope » – une adaptation de 123 mètres de long de l’épisode; je pense aussi à une série de quatre tableaux, hommage au cinéma, dans lesquels les acteurs sont également représentés par des points ainsi qu’à vos illustrations ou courts récits parus dans le magazine Strapazin.

Pouvez-vous nous expliquer votre démarche, les difficultés rencontrées, vos influences ? En parlant d’influence, je pense entre autres à la lecture jeunesse tel Le petit chaperon rouge de Warja Lavater …

En fait, quand j’ai démarré tout ça, j’ai trouvé ce système de symboles qui me convenait bien. J’avais envie de raconter quelque chose avec mais aussi de voir si je n’étais pas le seul à pouvoir lire ce genre de texte et donc j’ai [fait] des adaptions comme par exemple Star wars. C’était un peu au cours du récit de la couleur des choses : le personnage voit un extrait de Star wars d’où mon intérêt pour Star Wars. À un moment donné, j’ai dû me documenter, j’ai dû tomber sur le scénario original et je me suis dit « Ah mais ça serait intéressant de – pourquoi pas – l’adapter » et puis j’ai vu que ça pouvait marcher, j’ai vu que ça pouvait avoir de l’engouement. Et puis l’avantage de Star Wars, c’est qu’il y a énormément de documentation, donc je peux puiser dans tout ça pour construire ce récit. Et voilà en fait, c’est ce langage qui permet d’exploiter l’imaginaire du lecteur et puis de pouvoir évoquer peut-être autre chose, d’autres manières de ressentir des choses avec des formes abstraites, avec le pouvoir d’interprétation aussi du lecteur.

Et puis mes influences. C’est vrai qu’étant privé de tout ce qui était lecture classique j’ai envie de dire, je me suis beaucoup nourri de cinéma, de jeux vidéo aussi, et plus tard, j’ai découvert les livres audio qui m’ont permis, en dessinant, de pouvoir écouter un livre. Donc j’ai pu avoir accès à une littérature d’abord très classique parce qu’on a eu d’abord les adaptations audio de littérature classique et c’est comme ça que je me suis fait un peu ma base de connaissance et de culture littéraire  quelque part. Mais c’est vrai que c’est très paradoxal que je n’ai aucune notion d’orthographe, mais j’écris des bouquins, je ne dessine pas de visages, mais je fais de la bande dessinée. Tout ça est tout à fait improbable finalement avec le recul.

C’est là votre premier roman graphique. Qu’est-ce qui vous a conduit à franchir le pas ?

Quelles difficultés avez-vous rencontrées avec ce medium?

Le livre a été un objet inconnu pour moi pendant très longtemps dû à ma dyslexie et puis en fait c’est pas un objet qui était autour de moi. Enfin si, c’était autour de moi mais ce n’était pas accessible donc j’ai choisi de ne pas aller dessus. Puis par hasard, je suis tombé dans une école qui était la seule école de Suisse à proposer une formation en bande dessinée et donc tous les Suisses qui voulaient faire de la bande dessinée étaient dans cette école et j’étais entouré de passionnés de bande dessinée. Ils m’ont transmis … j’ai pu avoir des médiations qui m’ont transmis le pouvoir d’interprétation des images, du texte, du potentiel de ce medium aussi, qui est assez infini puisque finalement, il coûte assez peu cher et il permet tout ce qu’on veut, tous les imaginaires qu’on veut. Et là, vraiment, j’ai été converti à ce medium et je me suis dit « mais si je n’arrive pas à appréhender la lecture de texte, je peux appréhender la lecture d’images » et c’est par là que j’ai pu arriver, j’ai pu développer ça, de me dire pourquoi pas un livre

Alors justement, en parlant de votre rapport avec le lecteur, vous avez déclaré lors d’une interview vouloir créer un nouveau pacte avec le lecteur. Alors ce pacte, c’est quoi exactement ?

Par rapport à la bande dessinée, c’est faire ce pas en arrière qui dit que désormais le corps du personnage devra être interprété par le lecteur et ce pas en arrière, ça contraint le lecteur à le faire travailler plus, soyons clair et de ce fait là qu’il s’investisse plus dans la lecture, l’interprétation de ces images, et donc qu’elles deviennent un peu plus personnelles. Je crois qu’en fait le lecteur qui doit s’investir à interpréter des images a plus cœur à rentrer dans l’histoire et à créer des images qui lui correspondent finalement, qui lui sont propres, par rapport à son vécu, par rapport à ses expériences.

Parlons un peu couleur justement. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur le choix du titre La couleur des choses? Si l’on excepte Lorna dont la couleur est hautement symbolique, la couleur des personnages est-elle aléatoire ou répond-elle à des critères précis ?

En fait, il y a une part d’aléatoire, il y a une part de ressenti. Il y a une évolution. Au début, ils étaient monochromes, enfin d’une seule couleur. Il y avait des confusions avec certains tons parce qu’au bout d’un moment, quand on a plusieurs personnages, c’est difficile… Alors je les ai mis en bi-tons. Au bout d’un moment, c’est vraiment du feeling, des tests et aussi par exemple [en fonction] des caractères : forts ou effacés. Mais je ne suis pas trop dans le symbolique, je suis plutôt dans le ressenti… [dans le ressenti, dans l’émotion] dans l’émotion. D’où le titre qui en fait invite à un point de vue, à se dire, à dire « à vous de définir qu’est-ce que vous ressentez avec ces personnages, avec ces choses-là« , [à] cette part d’interprétation finalement.

Ce qui est fou c’est votre sens de la narration : l’extrême fluidité du récit malgré le procédé graphique inhabituel. C’est rythmé, truffé de surprises et de rebondissements. Noirceur et humour se taillent la part du lion. On se croirait chez Tarentino ou les frères Coen. Ce qui m’a bluffée, c’est votre capacité à mêler habilement imaginaire et réel. Je pense à la baleine bien sûr, mais aussi à la fameuse course de chevaux qui a réellement eu lieu le 23 juin 2012. D’ailleurs, on peut trouver facilement une photo de Black Caviar avec feue la reine. Vous avez dû bien vous amuser. Est-ce que je me trompe ?

 Martin Panchaud 22nd Victory, large size narrative print, 400 x 120 cm (extrait)

Oui tout à fait Pour la petite histoire, au début je cherchais un nom de cheval qui ait un nom comme on les connaît en fait et je suis tombé assez vite sur Black Caviar par hasard. J’ai commencé à écrire en 2012 et plus j’écrivais ce livre, plus ce cheval devenait légendaire et je me suis dit « on va prendre ce qui existe déjà« , c’est à dire prendre toutes les informations de cette course et l’intégrer dans mon histoire. Avant c’était une course fictive. Au début, je me suis dit « je vais inventer une course, n’importe laquelle » et je me dis « en fait c’est trop beau, on va perdre tout ça ». Et j’aime l’idée aussi que le lecteur puisse être surpris de tomber sur la vidéo de cette course qui existe vraiment, de ce cheval qui existe vraiment, de tous ces noms qui sont vraiment là en fait et ça crée… je trouve que ça intègre le récit dans une réalité qui est un peu plus forte avec ce genre de jeu.

 Martin Panchaud 22nd Victory, large size narrative print, 400 x 120 cm (extrait)

C’est ce que je disais qui était très subtil justement, votre mélange de la réalité avec la fiction parce que vous avez un imaginaire débordant …

Oui, en fait , c’est ça que j’aime : c’est d’explorer les frontières de l’impossible finalement, de l’incroyable et pourtant théoriquement tout ce qui arrive dans ce livre peut vraiment arriver et je trouve que le monde est truffé de choses exceptionnelles, extraordinaires comme cette baleine, en fait qui en ait une part.

Et malgré toutes ces aventures, il y a quand même ce fond de chronique sociale, ces ados dans une banlieue anglaise pas sinistrée mais presque, la violence, le problème aussi de la sexualité (Je ne parlerai pas de Billie le grutier, ça c’est le coté comique de la chose) Mais je pense à ce passage qui est très beau, onirique où justement il est dans la voiture et il rêve, il pense à Lorna… Je trouve ça magnifique. Donc vous jouez vraiment sur tous les registres avec un rythme pas possible.

Oui, c’est un aspect qui m’intéresse beaucoup, qui m’intéressait pour ce récit, c’était le passage à l’adulte, et aussi toute cette phase d’adolescent où on a des émotions, des sentiments amoureux, on ne sait pas quoi faire avec. On est très peu éduqué finalement à gérer ses émotions affectives et lui encore plus. Et en fait c’était vraiment explorer ce bouleversement à tous les niveaux : au niveau famille, amoureux et puis sexuel aussi qui est une part importante et je trouve que d’autant plus que ce type de langage peut proposer aussi une interprétation aux choses. Et c’est très intéressant parce, que ces phases de sexualité ont plus ou moins d’écho suivant avec qui je parle. Pour certains, c’est vraiment très osé et d’autres ne voient pratiquement rien parce qu’il n’y a pas grand-chose à voir malheureusement.

Non mais c’est bien là et je trouve que c’est bien vu justement parce que ça montre bien les différentes phases : le côté très cru chez les ados et puis aussi le côté fleur bleue avec Lorna. C’est un personnage fantastique, je trouve, Lorna, positive; moi je la vois comme quelqu’un de solaire et pourtant, ce n’est qu’un petit rond.

Oui, oui, tout à fait. Tout à fait, c’était ça et c’est peut-être aussi quelque part des souvenirs que j’ai moi-même eus comme ça d’être fasciné par une amoureuse et être complètement démuni – on ne sait pas comment prendre tout ce qu’on ressent par rapport à tout ça – et puis aussi explorer cette adolescence. En fait je pense que je me suis beaucoup inspiré quelque part où j’avais ma bande de potes dans ce quartier où on s’ennuyait énormément et on avait des idées de business comme ça : on voulait trouver de l’argent, on avait besoin d’argent et on avait des idées comme ça de tout et n’importe quoi, tout ce qui nous passait par la tête. Et je trouve qu’il y a un côté très inventif et dynamique dans la jeunesse dans cette étape d’adolescent comme ça de prendre le monde, de vouloir en faire quelque chose et c’est ça qui m’a amusé en fait de déployer parce que tout compte fait ce groupe de jeunes, ils font des choses à la fin pas trop répréhensibles et pourtant (rires) voilà. Puis ça me fait rire, ça m’amuse.

Alors j’ai bien aimé aussi justement les clins d’œil à Star wars : 3 occurrences quand même : le parallèle entre ce que vit Simon et le film qui passe à la télé quand ils sont dans le foyer, la référence aussi à votre propre œuvre SWANH qu’on va retrouver. Et peut-être même un jeu sur la polysémie du patronyme de Simon : Simon Hope. Je crois savoir que vous êtes un grand cinéphile. Est-ce que vous pensez que le cinéma a une influence sur votre travail ?

Ah complètement comme beaucoup de choses mais en fait je suis assez sensible au rythme. Je pense que je puise dans le cinéma plein de petites choses qui me plaisent, que j’aime et qui en même temps … Quand par exemple j’exprime un geste dans la bande dessinée, je me dis « OK, un cinéaste ferait un gros plan sur la main, ferait un gros plan là-dessus puis on comprendrait tout de suite ce qu’il veut dire« . Mais là, je ne peux pas faire ça. Et donc comment moi je dois quitter le monde du cinéma et des plans des cadrages, des séquences et raconter autrement cette chose et c’est ça qui m’intéresse : c’est qu’il y a par moment un interstice à inventer, des choses qui n’ont pas de solution. Des fois, je me disais « mais je peux pas aller voir comment tel auteur a traité cette problématique parce que je ne peux pas le montrer, moi« . Et c’est ça qui est intéressant je pense que par effet d’éponge en fait j’ai été sensible à ça.

Une dernière question ; Je sais qu’une adaptation cinématographique est d’ores et déjà prévue. (Oui, oui) Fort du succès de ce premier album, avez-vous prévu de continuer sur votre lancée dans le domaine de la bande dessinée? Quels sont vous projets ?

Le cinéma, ce n’est pas moi qui m’en occupe, heureusement ; enfin, ils font ça tout seuls. Récemment, j’ai été contacté par une boite de jeux vidéo. Alors ça c’est très récent mais là je suis vraiment en direction artistique et en écriture. Ce sera un « narrative game » et donc là j’explore un nouveau chapitre quelque part où je peux travailler toujours ces vues en plan, ces personnages en 2 ronds mais comment exploiter, les dialogues différemment, comment exploiter le mouvement dans l’espace différemment, comment raconter une histoire ? Ce sera un personnage avec un chien donc il y a un rapport où on peut se balader dans un espace comme ça, d’être tiré ou de tirer quelque chose. Pour l’instant c’est sur quoi je travaille mais j’ai aussi un autre projet de livre en cours qui va toujours explorer ce langage, aller peut-être un peu plus loin mais un récit un peu différent, donc voilà en une sorte de continuité différente

Donc essayer de pousser un peu plus loin l’expérience qu’il y avait dans celui-ci.

Tout à fait. Exactement.

Et vous avez déjà un thème ?

En fait ce que je pourrais dire, c’est le rapport au son (Ah intéressant). Le texte peut être dit, les images représentent des sons : c’est un peu tirer cette capacité qu’ont les images d’évoquer les sons et de créer peut-être d’autres choses avec ça.

Eh bien merci beaucoup.

Merci à vous

Interview de Francine VANHEE

POUR ALLER PLUS LOIN

La chronique de l’album


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