UN PIED AU PARADIS


Un pied au paradis

Un pied au paradis
Scénario : Michele Foletti
d’après Ron Rash
Dessin : Michele Foletti
Éditeur : Sarbacane
176 pages
Prix : 26,00 €
Parution :  05 octobre 2022
ISBN 9782377317684

Ce qu’en dit l’éditeur

Oconee, comté rural des Appalaches du Sud, début des années 1950. Une ancienne terre cherokee, en passe d’être à jamais enlevée à ses habitants : la compagnie d’électricité Carolina Power rachète peu à peu tous les terrains de la vallée afin de construire une retenue d’eau, immense lac qui va recouvrir fermes et champs. Holland Winchester, vétéran de la Seconde Guerre mondiale, disparaît mystérieusement. Pour sa mère, elle en est sûre, il a été tué : elle ne l’a pas vu revenir à midi, mais a entendu le coup de feu chez le voisin, un paysan pauvre sur le point d’être expulsé.
Le shérif Alexander, originaire du coin mais qui vit désormais en ville, retourne sur les terres de son enfance, et retrouve son accent et ses manières qu’il aurait mieux aimé oublier, pour tenter de démêler la vérité.

Paru il y a vingt ans aux Etats-Unis, « One Foot in Eden » était le premier roman du poète et nouvelliste Ron Rash dont les éditions Sarbacane avait déjà adapté « Serena » en 2018 avec le tandem Pandolfo Riksberg aux manettes. Cette fois, c’est le jeune bédéaste Michele Foletti qui s’y colle. La tâche lui aura pris plus de deux ans ; il faut avouer que le défi était de taille car Rash se donne pour chaque œuvre une contrainte d’écriture. Dans « Serena », il reprenait le modèle du drame shakespearien et faisait parler son héroïne en pentamètres iambiques (en V.O). Ici, il fonctionne davantage sur le modèle de la tragédie grecque et fait venir tour à tour sur le devant de la scène ses cinq protagonistes pour donner dans une sorte de monologue leur point de vue sur l’affaire.

TRAGÉDIE ET CHŒUR ANTIQUE

En effet, « Un pied au paradis » est d’abord un polar rural. Nous sommes dans les Appalaches dans les années 50. Un certain Holland Winchester a disparu. Cela n’étonne en rien le shérif du comté, Will Alexander, habitué à coffrer ce vétéran de la guerre de Corée pour les rixes qu’il provoque dans les bars. Mais la mère du jeune homme en est certaine : son fils a été assassiné et selon elle le coupable est leur voisin Billy Holcombe qui n’aurait pas supporté que sa femme Amy le trompe avec Holland.

Pourtant, l’essentiel de l’œuvre ne tient pas à la découverte du coupable ou de la façon dont il a fait disparaître le corps puisque cela est rapidement révélé au lecteur. Ce qui est important c’est l’évocation de la vie de personnages cabossés ; grâce au déploiement polyphonique, le lecteur est précipité dans un enfer de silences et de secrets. Le même évènement est raconté à des époques différentes par le shérif, Amy Holcombe la voisine, son mari Billy, leur fils Isaac et enfin l’adjoint du shérif. Chacun avec ses maux et ses mots. Rash prend soin de leur donner à tous une voix bien distincte: le shérif est lettré, Amy et Billy s’expriment avec des fautes de syntaxe et des formules imagées, leur fils a de l’aisance au contraire et de la répartie, tandis que Billy est un peu limité. La lumière éclate mais avec mille facettes. La jalousie, la vengeance, la souffrance apparaissent et finalement le drame se tisse inexorablement.

Ces voix, il fallait que les lecteurs de l’album puissent aussi les entendre. Michele Foletti a tâtonné quelque temps avant de trouver le moyen de les inclure sous les cases en insérant des extraits de l’œuvre initiale. Ceux-ci forment comme un monologue intérieur, un sous-texte qui accompagne ou dément les propos tenus dans les dialogues. Cette voix off ainsi créée sert également de fil rouge au lecteur qui peut alors confronter les points de vue, démêler le vrai du faux, reconstituer le puzzle.

Comme un équivalent graphique aux caractéristiques du « parler » de chacun, Michele Foletti a en outre choisi d’attribuer une couleur à chacun des protagonistes : ainsi, le chapitre narré par le shérif est dans les dominantes de jaune, celui consacré à Amy dans les rouges, celui de Billy plutôt vert et celui d’Isaac dans des camaïeux de bleu. Cette approche synesthésique rend alors également l’adaptation poétique.

NATURE WRITING ET ÉCOLOGIE

Ron Rash cite souvent Giono comme l’un de ses maîtres en littérature et l’on retrouve chez lui à la fois la description âpre et rude des misères humaines et la célébration du « chant du monde ». Dans « Serena » déjà, il opposait la beauté de la forêt à la cupidité des hommes qui déboisaient et détruisaient pour une poignée de dollars. Ici le méchant hyperbolique qui jette les habitants hors de leur paradis est la Carolina Oil qui va petit à petit racheter les terres et profaner les cimetières pour créer un barrage hydraulique.

Dans de superbes pleines pages, Foletti rend lui aussi hommage à cette beauté des paysages. Il sait évoquer les saisons avec des palettes différentes et dépeint magnifiquement la forêt, inspiré par sa région natale du Tessin. Malgré les conditions climatiques assez extrêmes qui règnent dans le comté d’Oconee, il arrive à créer un sentiment nostalgique pour le lecteur devant un monde superbe qui ne sera bientôt plus. D’ailleurs on remarquera que les couleurs tranchées et éclatantes des quatre premiers chapitres se mélangent dans le cinquième en une dominante de marron et de gris : la Carolina Oil a étendu son emprise de boue et noie le paysage dans une atmosphère de fin du monde.

SOUTHERN GOTHIC ET HISTOIRES DE FEMMES

Mais ce récit qui se déroule dans le Sud des Etats-Unis devient aussi un exemple de ce que l’on nomme le « Southern Gothic ». On y trouve la chaleur implacable, de multiples superstitions et légendes, des figures de sorciers, des lieux reculés où vivent des personnages perturbés et une faute originelle (ici la confiscation des terres Cherokee). Un peu comme dans la série « True détective » où la moiteur le dispute à l’oppressant ou la trilogie de Romain Renard « Melvile » dans laquelle on côtoie également un monde appelé à être englouti sous les eaux. Là encore, Foletti arrive superbement à rendre cette atmosphère grâce des pages nocturnes et muettes où l’on ne sait plus si on a affaire à des visages éclairés par un simple feu ou à des visions.

Enfin, l’on s’aperçoit que Rash et Foletti nous ont peut-être entraîné sur une fausse piste en fin de compte/conte : cette histoire est moins celles d’un meurtre narré par une majorité de protagonistes masculins que celle de trois femmes : Amy, Mrs Winchester et la veuve Glendower devenues par leur désir de maternité, de vengeance ou d’indépendance les agents d’un fatum qui les entrave et les dépasse tout à la fois.

C’est finalement l’enchevêtrement de tous ces thèmes : catastrophe écologique, inquiétante étrangeté du Sud et portraits de femmes ainsi que sa construction (les 5 actes d’une tragédie et la polyphonie) qui donnent richesse et originalité à l’ouvrage et en font bien davantage qu’un simple whodunit. « Un pied au paradis » est un récit du désenchantement tant sous sa forme originelle que graphique. Il raconte un impossible rêve de rédemption, la défaite de la nature devant la technologie, la malédiction qui s’avance dans ce bout de pays devenu un enfer, « un coin pour les disparus » (derniers mots du texte). Un roman sombre rendu éclatant et coloré dans une adaptation réussie !

POUR ALLER PLUS LOIN

La première œuvre de Michele Foletti 

« Les égarés de Dejima » dans laquelle il emploie déjà une technique empruntée aux estampes japonaises (pas d’ombres portées, l’ombre est modelée par les dégradés de couleur) qu’on retrouve dans « Un pied au paradis ».

Un exemple de Southern Gothic et de nature writing

« Melvile » de Romain Renard ( et en particulier le tome 3 Histoire de Ruth Jacob) .

Interview des deux auteurs

Chronique d’Anne-Laure GHENO

(Bd Otaku)


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