INTERVIEW DE MICHELE FOLETTI & RON RASH
à Quai des bulles Saint-Malo
(9 Octobre 2022)
Bonjour Michele Foletti, comment avez-vous eu l’idée d’adapter ce roman ?

MF : C’est mon éditeur, Frédéric Lavabre qui me l’a proposé. En fait, il achète plein de droits de romans et quand il voit un de ses auteurs qui n’a pas tout à fait de projet établi, il propose. Je m’étais dit « il faut brûler la deuxième BD » : il paraît que c’est la pire ! Alors il faut sauter dedans directement ! » C’est pour cela que j’ai accepté de faire une adaptation. Il m’a donné toute une liste, j’ai eu le choix entre plusieurs titres.
Et alors qu’est-ce qui vous a justement fait choisir celui-ci parmi d’autres ?

MF : Alors il était plus proche que les autres en temps et aussi en décor parce que ça se passait dans la montagne et moi, en lisant ce livre, j’imaginais les montagnes de chez moi au Tessin – ce sont les Préalpes, des montagnes boisées- je m’en suis senti assez proche.
Justement j’allais vous demander : après le Japon des « Egarés de Dejima », les USA des années 50 : vous préférez donc les lieux exotiques ?
MF : Oui et non ! Oui, c’est intéressant même si ça demande un énorme effort, il faut se projeter et il faut construire un monde enfin surtout quand on n’y est pas allé ! Et en même temps, je pense qu’on est toujours un peu plus vrai quand on parle des choses qu’on voit tous les jours et donc le travail, je trouve, c’est de trouver une chose dont on peut parler même si c’est un truc exotique. Là c’est la nature : je voulais faire sentir la forêt, alors je suis allé en forêt ; les arbres ici en Amérique sont presque semblables – même si je suis sûr qu’ils sont pas tout à fait semblables- et donc je pouvais parler de de ça.

Vous disiez en plus que vous n’étiez jamais allé en Amérique c’est ça ? Donc c’est une Amérique fantasmée ?
MF : Un peu, oui !
Donc vous êtes-vous êtes appuyé sur la nature environnante, mais il y a quand même des scènes qui sont un peu plus urbaines; qu’est-ce que vous avez eu comme source d’inspiration ?
MF : Alors toute la peinture d’époque c’est-à-dire Edward Hopper, Norman Rockwell etc … pour les bâtiments on va dire. Ensuite tout un travail de de recherche sur les détails : on a besoin d’une voiture par exemple, on se demande « c’est quoi une voiture de pauvres dans les années 50 » ? Alors il faut regarder tous les modèles de voitures qui sont sortis. Peut-être qu’une voiture de pauvre c’est une voiture qui est sortie 20 ans avant donc il y a tout un travail de recherche sur ces trucs là qui est un peu fastidieux.

Mais c’est merveilleux Internet pour cela, non ?
MF : Oui, c’est merveilleux les passionnés de de petites choses ! Il y a des sites de gens qui collectionnent les plaques de voitures américaines et grâce à ça on peut reconstruire une partie du monde et en même temps il suffit de peu pour donner l’impression du réel ! Je mets une chemise à mon personnage …. Cette chemise va susciter une époque ou dès qu’on voit une voiture on situe une époque… Après on meuble avec d’autres choses…
[Ron Rash arrive pour se joindre à l’interview]
Bonjour Ron, est-ce que vous êtes un lecteur de romans graphiques ?
RR : Je le suis devenu, on m’a converti !
Je crois que « Un pied au paradis » est le deuxième de vos romans a être adapté en bande dessinée, le premier étant « Serena » par Anne-Caroline Pandolfo et Terkel Rikjsberg déjà aux éditions Sarbacane. Que pensez vous de ces adaptations ?

RR : Je pense qu’aux Etats-Unis on considère moins la bande dessinée de façon littéraire. On la regarde davantage comme un truc avec des super héros. En France, c’est une forme bien plus littéraire et aboutie et ça, ça m’impressionne. J’ai trouvé que les deux adaptations de mes romans étaient très bien faites et je pense honnêtement que ce que Michele a fait avec cet album est unique ! Il a été capable de capturer la tonalité du livre grâce à son utilisation des couleurs. Et je l’ai déjà dit mais l’un de vos grands poètes, Arthur Rimbaud, parlait des lettres qui avaient une couleur et là c’est presque comme si Michele avait été capable de capturer la couleur des pages et des paragraphes du roman et je trouve cela remarquable !

Est-ce que vous pensez que vous avez un style qui se prête à l’adaptation en bande dessinée ?
RR : J’aimerais bien parce que je pense que l’une des choses que je cherche vraiment à faire en écrivant c’est à être très visuel. Je veux que mes lecteurs « voient » les choses presque concrètement en me lisant. Mon père était un artiste. Mon deuxième prénom est Vincent comme Vincent Van Gogh ! Je n’ai aucun talent pour le dessin – même si j’aimerais bien – mais j’ai toujours été très influencé par la peinture. L’un de mes objectifs en tant qu’écrivain est d’être aussi vivant que possible.
Ce côté vivant trouve aussi son application dans les films puisque « Serena » a été également adapté à l’écran ? Quelle déclinaison préférez-vous : celle en bande dessinée ou bien le film ?
RR : Sans hésiter le roman graphique. Dans le film ils ont fait de Serena quelqu’un de faible ! C’est un contresens total par rapport à mon livre !


Pour rebondir sur ce que disait Ron tout à l’heure, pourriez-vous nous parler un peu Michele de votre usage des couleurs véritablement frappant ?
MF : L’une des utilisations, je la reprends des « Égarés de Dejima ». J’avais essayé pour cet album de m’inspirer le plus possible des estampes japonaises. L’un des particularismes de ces estampes est qu’elles n’ont jamais d’ombres dessinées comme nous en feraient par exemple des ombres portées. Ils donnent tout avec la couleur. Ils donnent la lumière avec la couleur. Un truc qu’on trouve fréquemment dans les estampes c’est un dégradé de rouge ou un dégradé de bleu pour créer les ombres.
Ensuite, dans les montagnes on a d’autres couleurs qu’ailleurs : comme ici en Bretagne, il y a des couleurs spécifiques aussi [l’interview s’est tenu à St Malo lors du festival Quai des bulles NDLR]. Moi je suis né à Lausanne et j’ai des couleurs de Lausanne qui sont aussi des couleurs de montagne enfin pas tout à fait mais j’ai essayé de reproduire cela.
Il y a enfin une troisième utilisation : pour chaque chapitre j’ai mis une couleur de base différente : le jaune pour le shérif, le rouge pour Amy, le vert pour Billy, le bleu pour Isaac et à la fin j’ai tout mélangé et en fait ça oblige l’œil a adapter.
Et puis ça donne de l’éclat alors que le livre est réellement sombre …
MF : Il y a aussi toute une histoire de saisons qui passent et donc on arrive à marquer le temps avec la couleur. Je me disais bon là je ne vais pas dire « six mois plus tard » mais avant on était en été, là on est en automne donc les tons changent et marquent l’ellipse.
Michele utilise la voix off dans son adaptation pour rendre le côté polyphonique de l’œuvre puisqu’il y a un narrateur différent pour chacun des cinq chapitres et qu’on navigue aussi entre différentes époques. Sans cette voix off qui sert de fil rouge on aurait sans doute été perdu. Michele est-ce que vous pouvez nous expliquer comment vous avez travaillé avec la voix off ?
MF : En fait, j’ai commencé à travailler sans et je me suis retrouvé avec beaucoup trop de pages et pas assez de contenu ! Dans beaucoup de scènes on voyait le gars qui pensait à quelque chose mais on ne savait pas où cela allait et c’était très dur d’orienter, alors que l’intrigue finalement c’est vraiment ce qui se passe à l’intérieur de chacun des personnages.
Et on a des points de vue différents : on ne peut pas les avoir simplement avec l’image !
MF : Oui, alors du coup j’avais mes 200 pages – là il y en a un peu moins – et beaucoup trop de moments de silences inutiles. À un moment je me suis dit « bon ok pour cette page là je vais souligner ça et ça et le mettre en voix off, je vais prendre ces trois phrases de ce paragraphe juste pour donner une direction qui va accompagner le dessin ». Et ça permettait aussi d’économiser des pages. Parfois une phrase suffit à dire tout une page…
Pourtant si le roman est court on a un gros one shot ! Pensez-vous, Ron, qu’il a bien gardé l’essentiel de votre travail ?
RR : Oui je pense que c’était l’avantage de ce livre : il était court donc Michele a pu à peu près tout garder. Je trouve aussi que l’utilisation de voix off est très intelligente parce que la polyphonie est très importante dans le livre donc c’était tout à fait logique de les garder. C’était une décision brillante !
On vous considère comme faisant partie du mouvement « nature writing » soit « la littérature du grand dehors » en français. Dans « Serena » comme dans « Un pied au paradis » on peut remarquer beaucoup de préoccupations écologiques. Vous êtes très engagé dans la défense de l’environnement. Est-ce la raison pour laquelle vous avez fait apparaître le personnel de la compagnie pétrolière de la Caroline comme des méchants hyperboliques ?
RR : Tout à fait ! Et l’histoire est en fait basée sur quelque chose qui s’est réellement passé. En 1974, la vallée de la Jocassee a été inondée – c’est près de chez moi et j’ai rencontré des gens qui y avaient vécu et ils ont été forcés de partir.

Et on a vraiment exhumé les tombes et tout le reste ?
RR : Oui, et ça m’était resté… Aujourd’hui, je me rends parfois au Lac Jocassee ; on voit les routes qui se jettent dans l’eau, quand il fait beau , on peut y apercevoir en prenant un peu de hauteur et en le surplombant une église au fond parce que c’est un lac très pur…
Si vous deviez choisir une page dans cet album, laquelle choisiriez-vous ? Quelle est votre favorite et pourquoi ?
RR : En fait c’est une case. C’est celle là ! Les couleurs… il y a quelque chose de si obsédant là-dedans… il y a une église. C’est quelque chose que j’aimerais avoir en tirage à part !

MF : J’avais prévu de la mettre en pleine page ! mais ensuite j’ai décidé que je ne pouvais pas le faire parce que ça devait finir la séquence. Vous tournez la page et vous avez une autre scène. Si je l’avais gardée sur une pleine page, elle aurait été à côté d’une autre et n’aurait pas eu le même impact. Cette vignette tu l’as écrite dans ton roman ! Tu as vraiment écrit cette image !
Une autre chose qui m’a impressionnée quand j’ai relu le livre, c’est que le nom du village signifie « disparu » en cherokee et c’est aussi le dernier mot du roman. Était-ce pour souligner le côté tragique de l’histoire ? le fait qu’ils étaient comme maudits d’emblée ?
RR : Oui tout à fait et aussi le titre souligne que si tu n’as qu’un pied à Eden ça veut dire que tu as déjà un pied dehors et ça veut aussi dire que tu peux chuter…
De plus en Cherokee, la vallée se nomme « la terre des perdus » ! Il y avait aussi un naturaliste américain nommé Marshall vivant au 18ème siècle qui a dit 200 ans avant l’inondation que cet endroit ressemblait à « une mer ondulante »…
Comme des signes prémonitoires en fait …
RR : Oui ! L’histoire se déroule dans le comté d’Oconee. Oconee vient du mot cherokee « Ae-quo-nee » qui signifie « terre au bord de l’eau ». Et les fleurs qu’on appelle « cloches d’ Oconee », les Indiens les appelaient « fleurs de la pluie/de l’eau qui tombe » ; j’ai toujours pensé que c’était pertinent aussi ! D’emblée l’histoire est placée sous le signe de l’eau et de la perte.
MF : La Cloche Oconée, c’est une fleur très rare spécifique de cette région dont on parle dans le livre et qui ne poussait pratiquement que dans cette vallée.

Un grand merci à vous deux pour ce moment accordé à Bulles de Dupondt. Bon festival et bonne tournée française !
Interview et traduction d’Anne-Laure GHENO
(Bd Otaku)

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L’adaptation de « Serena », un autre roman de Ron Rash


En film par Susan Bier (2014)
En bd par Terkel Rikjsberg et Anne-Caroline Pandolfo (2018)

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« Un pied au paradis » , « Serena » et « Un monde à l’endroit »
Cercle Polar #104 reçoit Ron Rash ! (telerama.fr)
(pour les abonnés)
2 réponses à “Ron Rash & Michele Foletti”
Belle partition médias et textes genre BD et autres mangas…
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Merci !
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