Ange Leca

Scénario : Tom Graffin, Jérôme Ropert
Dessin : Victor Lepointe
Éditeur : Bamboo
Collection Grand Angle
72 pages
Prix : 15,90 €
Parution : 01 mars 2023
ISBN 9782818996294
Ce qu’en dit l’éditeur
La Belle Époque prend l’eau et les cadavres flottent.
Hiver 1910. La Seine submerge la capitale. Sous les eaux, Paris a des airs de Venise. Mais tout remonte à la surface : passions, rats, vieux démons… Et un corps de femme démembré, mutilé et impossible à identifier. Ange Leca, jeune journaliste rebelle, dépendant à l’alcool et opiomane abstinent, décide de mener son enquête. Mais celle-ci va l’entraîner beaucoup plus loin qu’il ne l’imaginait et ébranler ses dernières certitudes. Et il n’est pas certain qu’Emma, sa nouvelle addiction, l’aide à garder la tête froide…
La collection « Grand Angle » chez Bamboo semble apprécier la période de la Belle Époque puisque plusieurs de ses séries récentes s’y déploient : « Le canonnier de la Tour Eiffel » de Ratte, Manini et Richez, « L’Oiseau rare » de Stalner père et fils ou encore « Automne en baie de Somme » de Pelaez et Chabert. Le dernier titre en date « Ange Leca » de Tom Graffin et Jérôme Ropert au scénario et Victor Lepointe à la palette graphique se déroule à Paris en 1910 au moment de la grande crue de la Seine. Un journaliste corse exilé dans la capitale, Ange Leca, découvre fortuitement un abominable crime et va s’improviser enquêteur sans se douter que cette affaire pourrait bien concerner certains de ses proches …

PARIS 1910…
On serait même tenté d’ajouter « Paris Police 1910 » tant cette intrigue ne déparerait pas dans la série écrite par Fabien Nury ! Comme dans la première saison de son équivalent télévisuel, l’histoire commence par la découverte d’une « malle sanglante », clin d’œil à une affaire qui passionna l’opinion publique à la fin du XIXe ; de même, on y trouve au milieu des personnages de fiction des personnes ayant réellement existé. Comme l’avocate Jeanne Chauvin, le préfet Lépine, Meg Steinheil ou Bertillon intervenaient au côté de l’inspecteur Jouin à l’écran, ici on croise l’ancien chef de la sûreté, Goron, l’éditeur Jules Lévy ou encore le baron Raoul de Vaux. Mais le héros éponyme de l’album est moins lisse que son homologue télévisuel. Et surtout il n’est pas inspecteur mais journaliste.

UN ANTI-HÉROS
Journaliste tiens, tiens … on pense alors tout de suite à Rouletabille dans le roman-feuilleton ou à Tintin dans la BD d’autant qu’Ange Leca ne se déplace jamais sans son fidèle compagnon qui n’est pas un fox terrier à poil dur mais un dalmatien – cela a tout de même plus d’allure ! Ce dernier répond au nom de Clémenceau … et est indéfectiblement présent aux côtés de son maître même lors de ses rendez-vous galants !
Contrairement aux héros asexués de Gaston Leroux ou d’Hergé, en effet, Leca n’est pas un ange … n’en déplaise à son prénom. Il est le camé, le caractériel, le cabossé. Opiomane repenti, il a tout de même un sérieux problème d’addiction à la fée verte et s’en délecte dans les cabarets de Montmartre et en particulier à « L’Enfer » boulevard Clichy tout en entretenant une liaison avec la femme de son patron, Emma Capus une demi-mondaine devenue actrice à succès.

LES DESSOUS DE LA BELLE ÉPOQUE
Comme la Seine en sortant de son lit fait remonter à la surface ce qu’on a voulu y enfouir – la fameuse malle contenant un tronc de femme dissimulée au départ dans un puits de travaux du métro parisien – l’album va écorner l’image de papier glacé qu’on a de la Belle Époque et nous en montrer l’âpre réalité…
Les deux scénaristes étaient armés pour ce faire. Tom Graffin, l’auteur de « Jukebox Motel » a longtemps œuvré comme biographe familial : il est donc habitué à travailler sur documents et faits réels tout en les fictionnalisant a minima pour susciter l’intérêt. Jérôme Ropert, quant à lui, passionné de criminologie et de l’époque victorienne, est co-scénariste du jeu de plateau « Sherlock Holmes détective conseil ». C’est pourquoi toute l’intrigue est étayée sur une solide documentation et fait allusion à de nombreuses affaires célèbres de l’époque comme le souligne le bienvenu cahier historique final qui révèle certaines des inspirations du duo.
De la réalité à la fiction
Geneviève Antelme et son mari le magnat Alfred Edwards deviennent Emma Capus et Alfred Clouets des Pesruches.



La fin, aussi frustrante pour le lecteur qu’elle puisse être, transcrit aussi parfaitement la réalité de l’époque : les crimes n’étaient souvent pas élucidés et les tueurs de filles ou de demi-mondaines jouissaient d’une certaine impunité … d’autant plus lorsqu’ils étaient fortunés. L’histoire tragique de Geneviève Anthelme qui ressemble comme deux gouttes d’eau à Emma l’héroïne de l’album ( tandis que son mari « le petit canard » est le sosie d’Alfred Edwards) tout comme les multiples références aux « cold cases » authentiques de l’époque racontés par Gorot (les affaires de la rue Botzaris et du petit Montrouge) créent une solide et sordide toile de fond où l’ombre du dépeceur de la Tamise ou de Jack l’éventreur semblent planer sur Paris. D’ailleurs certains passages très cinématographiques dans leur composition, l’atmosphère crépusculaire, et surtout les traits d’Ange Leca font référence au « From Hell » des frères Hughes dont Johny Depp tenait le rôle principal.


ENTRE VENISE ET LE STYX
Les grandes inondations sont « bdgéniques et ont déjà servi de décor à « Sequana » de Léo Henry et Stéphane Perger et surtout à « À la dérive ». On aurait d’ailleurs aimé qu’à l’instar de l’ouvrage de Xavier Coste, elles ne soient pas seulement prétexte ici à la découverte de la valise mais utilisées au contraire pour créer une atmosphère plus oppressante, un huis clos, un piège.

Pourtant elles donnent indéniablement lieu à de magnifiques cases. D’abord à cause du « sfumato » créé par Lepointe qui donne à Paris des airs de Venise mais crée également une atmosphère fantastique. On a presque l’impression parfois que le héros évolue dans le monde des morts et Paris se pare alors des couleurs de ses cauchemars. Lepointe définit lui-même son style comme une « ligne claire mais hésitante et une mise en couleurs signifiante » .

Et il faut dire que ses dégradés de gris et sa palette de couleurs restreinte créent de superbes ambiances mélancoliques comme peuvent l’être celles de Maël qu’il admire dans « Notre mère la guerre ». Ce côté mortifère de la Capitale est d’autant plus souligné par le contraste que le dessinateur établit entre ces pages en gris bleuté et celles, lumineuses, consacrées à l’île de Beauté. Dans ces dernières séquences , les couleurs harmonieuses rappellent les associations de couleurs et le jeu sur les lumières d’Emmanuel Lepage que le jeune bédéaste considère également comme l’un de ses maîtres.

Victor Lepointe sait tout dessiner : les lieux connus tels La Samaritaine, le Moulin Rouge ou le théâtre de la Renaissance ( mais quand on a été pendant dix ans infographiste pour une agence spécialisée en architecture, ça aide !) , Paris sous les eaux dans des pages qu’on jurerait réalisées à l’aquarelle et de belles femmes à la Gibrat ( et cela c’est une première après ses deux albums sur le front de la Première Guerre !). Il cite volontiers ses influences et n’a nullement à rougir de la comparaison….

Ce talent graphique est pour moi la plus belle découverte d’un album à l’intrigue classique comme ce le fût naguère pour le beau « Automne en baie de Somme » d’Alexis Chabert et Philippe Pelaez. Comme dans ce dernier ouvrage, le héros est également intéressant à cause de ses failles. Alors que le deuxième volet des aventures du commissaire Amaury Broyan « Hiver à l’Opéra » paraîtra au printemps, on se prend à rêver qu’Ange Leca, ce journaliste romantique, revienne également dans un nouvel opus tant ce personnage recèle de potentialités …

POUR ALLER PLUS LOIN
Le contexte de la Belle Époque
Des livres


Les grandes affaires criminelles (chapitre « la malle à Goufflé)
Crimes et affaires de la Belle Époque
(à partir des unes de L’Illustration)

Des films et séries


La série « Paris police 1900 » (saison 1) et « Paris police 1905 » (saison 2) de Fabien Nury
Le film “From Hell » (d’après Alan Moore) des frères Hughes

Des bd se déroulant lors des grandes inondations de 1910



Les Naufragés du métropolitain
de Patrice Ordas et Nathalie Berr
Sequana de Léo Henry et Stéphane Perger
À la dérive de Xavier Coste
Une réponse à “ANGE LECA”
Bonjour,
Merci pour ce superbe article !
Beau et bien.
Juste : Clemenceau n’est pas un dalmatien mais un braque d’Auvergne. 🙂
Et c’est marrant, mais Jérôme et moi avons écrit cette histoire avant la sortie de la série.
Amitiés,
Tom Graffin
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