40 HOMMES ET 12 FUSILS


40 hommes et 12 fusils

40 hommes et 12 fusils
Scénario : Marcelino Truong
Dessin : Marcelino Truong
Éditeur : Denoël Graphic
296 pages
Prix : 28,90
Parution :  19 octobre 2022
ISBN 9782207140925

Ce qu’en dit l’éditeur

Après Une si Jolie petite Guerre et Give Peace a Chance, Marcelino Truong délaisse la guerre du Viêt-Nam pour celle de l’Indochine. Sur les pas de Minh, le jeune peintre qui rêve depuis Hà Nôi de Saint-Germain-des-Prés et de Juliette Gréco, enrôlé malgré lui dans le Viêt-Minh de l’Oncle Hô, un regard inédit sur le conflit qui conduisit à l’humiliante défaite des Français à Diên Biên Phù…

Dans l’album 40 hommes, 12 fusils sous-titré Indochine 1954 paru aux Éditions Denoël Graphic, Marcelino Truong nous fait vivre les derniers mois de la guerre d’Indochine aux côtés de Minh un jeune peintre enrôlé malgré lui côté Việt-Minh avant d’être transféré dans une Unité de Propagande Armée. Un récit passionnant qui tord le cou aux clichés en abordant le sujet d’un point de vue original : celui des Vietnamiens.

Hà Nội, 1953.

« Si les Vietnamiens dans l’ensemble rêvaient d’indépendance, ils étaient divisés. Les uns voyaient la liberté en bleu tandis que les autres l’imaginaient en rouge »

Minh, jeune étudiant en art de 21 ans issu de la classe instruite et aisée ne se sent pas vraiment concerné par le conflit qui divise ses compatriotes. Féru de jazz, il ne voit la vie ni en bleu, ni en rouge mais en rose, ne songeant qu’à la belle Lan, rêvant du Paris bohème de Saint-Germain-Des-Prés jusqu’au jour où il reçoit son ordre d’incorporation dans l’armée nationale de l’état du Việt Nam.

Son père, haut fonctionnaire, lui obtient un sursis mais en contrepartie, Minh se voit contraint de se rendre dans le nord du pays afin de gérer le domaine familial dont la zone est désormais sous contrôle du Việt-Minh. Arrêté, soupçonné d’être un espion, il ne devra son salut qu’à son enrôlement dans l’Armée populaire de libération.

Commence alors un éprouvant war trip : longues marches éreintantes, trois mois d’entraînement militaire intensif doublé d’endoctrinement politique en Chine afin qu’il devienne un bộ đội accompli, transfert dans une Unité de Propagande Armée au Tonkin. Son parcours d’artiste-combattant s’achèvera dans la cuvette de Điên Biên Phu.

Marcelino Truong, artiste de la mémoire

Artiste peintre de père vietnamien et de mère malouine, illustrateur, il est notamment l’auteur de deux romans graphiques autofictionnels publiés également chez Denoël Graphic dans lesquels il revient à travers ses souvenirs d’enfant puis d’adolescent sur la guerre du Việt-Nam. Dans le premier, Une si jolie petite guerre (2012), il évoque son enfance à Sài Gòn au début des années 60 alors que l’instabilité gagne le Sud-Vietnam et que la présence américaine se fait de plus en plus forte jusque qu’au départ de la famille pour Londres en 1963. Dans le second, Give peace a chance (2015) il aborde sa jeunesse dans le Swinging London où il continue à suivre les évènements, à distance cette fois-ci.

Dans 40 hommes, 12 fusils, l’auteur remonte le fil du temps pour revenir aux derniers mois de la guerre d’Indochine, car pour comprendre la guerre du Vietnam, il faut aller puiser à la source. Tout découle de cette « première grande résistance patriotique » qui aboutira à la partition du pays gouverné au nord par les communistes et au sud par ceux qu’on appelait les nationalistes.

Carte illustrée reproduite sur les pages de garde

Pour évoquer cette période, l’auteur étant né en 1957, l’autobiographie n’est plus de mise. Marcelino Truong va donc se tourner vers la fiction ou plutôt comme il aime à dire « faction » (de « facts » : les faits en Anglais), une fiction créée à partir de faits avérés. Si Minh est un personnage de fiction, il est nourri du vécu de personnes ayant réellement existé (entre autres l’artiste-combattant Pham Thanh Tâm) et le contexte politico-historique lui est bien réel.

Afin de reconstituer aussi fidèlement tant narrativement que graphiquement ce contexte, Marcelino Truong s’est appuyé sur une abondante documentation accumulée depuis une trentaine d’années : Témoignages de membres de sa famille qui avaient choisi le camp de la révolution, livres, documents authentiques (affiches, tracts, photos …), vie et œuvres de peintres tel To Ngoc Van (« Nuage de jade ») enseignant à l’École des Beaux-Arts de l’Indochine qui a rejoint le maquis vietminh et a été tué en juin 54, photos qu’il a prises en se rendant lui-même sur les lieux … Il a tenu également à ce que tous les mots vietnamiens soient transcrits avec leur accentuation exacte.

Ce souci du détail pour les décors (paysages ou intérieurs), les tenues vestimentaires des personnages, les objets du quotidien ou l’équipement militaire ancre le récit dans la réalité, fait que tout cela sonne juste.

Pas si jolie … la guerre fratricide idéologique

 « En 1945 nous soutenions presque tous Hô Chi Minh au nom de l’INDÉPENDANCE ! Mais plus ça allait plus il devint clair que Hô était un COMMUNISTE, pur et dur. En 1949 les Français nous ont OCTROYÉ l’indépendance mais on doit continuer à se battre aux côtés des Français pour chasser les communistes. Nous sommes encore trop faibles pour tenir seuls. »

Ainsi s’exprime le père de Minh pour justifier la présence de l’armée aux côtés des Français. Sur son bureau, une photo de Bảo Đại, l’ex-empereur devenu chef de file des nationalistes.

C’est l’occasion pour Marcelino Truong de rappeler que bien que la quasi-totalité des Vietnamiens fût indépendantiste, elle était profondément divisée idéologiquement. Aussi son récit portera-t-il et c’est là sa grande originalité non pas sur le combat contre les Français mais sur l’affrontement politique et idéologique auquel se sont livrés communistes et nationalistes. La décolonisation n’est là qu’en toile de fond, la présence française étant figurée par des soldats ou du matériel militaire en arrière plan dans les scènes de rue à Hà Nội.

Désireux de tordre le cou aux clichés, il offre un portrait plus nuancé du Việt-Minh que celui dressé par les Européens qui eux ont généralement versé dans la caricature à droite ou dans l’hagiographie à gauche.

Minh, dans ses rangs, côtoiera la population locale, des soldats venant d’autres milieux que le sien, des dân cong, ces hommes et femmes du peuple requis pour ravitailler les troupes en nourriture et en matériel, d’autres artistes et même un soldat blanc, représentant de ces Français ayant rejoint le Vietminh, en la personne de Phù Long, le chef du service, section Beaux-Arts à l’UPA.

Ces interactions permettront à l’auteur de montrer toutes les facettes et la complexité de cette époque sans omettre d’y glisser un peu de légèreté à travers des anecdotes amusantes et les relations nouées avec les habitants. Là réside toute la richesse de ce récit captivant.

Si le portrait est nuancé, il est néanmoins sans complaisance notamment pour les cadres du parti, inféodés à la Chine de Mao qui distillent son idéologie : culte de la personnalité autour de l’Oncle Hô, propagande, rééducation idéologique, lutte des classes, haine de tous ceux qui ne font pas partie de la classe prolétaire, haine des occidentaux.

Nous sommes en 1953 et donc en pleine réforme agraire, la pierre angulaire de l’idéologie vietminh. La confiscation et redistribution des terres était l’occasion pour le parti de favoriser l’adhésion de la classe paysanne à la cause révolutionnaire.

Le document original

Pourtant que la montagne est belle …

La Haute région du Nord-Vietnam dans laquelle se situe l’UPA rejointe par Minh est une région boisée montagneuse abritant une population aux coutumes différentes des habitants des villes. C’est l’occasion pour Minh, ses compagnons et le lecteur de découvrir des paysages grandioses et – ô temps suspends ton vol – la beauté des jeunes filles se baignant poitrine nue dans la rivière. Minh pose sur ces scènes de toute beauté son regard d’artiste et les sublime de son trait lors de son temps libre.

« Celui qui tient solidement un vase peut y verser ce qu’il veut. »

Ce proverbe chinois très ancien mis en exergue, qui inspirera Mao« il faut que l’âme du peuple soit comme une page blanche sur laquelle je pourrai écrire ma pensée » illustre parfaitement la vision des régimes totalitaires quant à l’information.

« Les nouvelles ne sont pas là pour informer mais pour former l’esprit »

Une longue partie du récit s’articulera autour de ce ce qui a inspiré le titre des l’album : les UPA Unités de Propagande Armée créées dès 1945 par le Général Võ Nguyên Giáp.

Il faut savoir que la majorité des combattants ainsi que la population des campagnes d’ailleurs étaient illettrées. Donc pour faire passer les messages du parti, pour mieux les endoctriner, il fallait avoir recours au visuel, d’où la création de ces UPA constituées de 40 artistes hommes et femmes : peintres, écrivains, poètes, comédiens, danseurs, chanteurs … encadrés par un groupe de 12 hommes armés, d’où le titre « 40 hommes et 12 fusils ». Non seulement, les artistes étaient contraints de mettre leur talent au service de la politique en formatant idéologiquement et endoctrinant la population des villages mais ils avaient également un rôle encore moins glorieux, repérer les « tièdes » dans le but pur et simple de les éliminer physiquement.

S’inspirant des propagandes soviétique (notamment de Boris Efimov grand caricaturiste et dessinateur de presse préféré de Staline) et chinoise, tout en utilisant des techniques traditionnelles vietnamiennes comme par exemple la gravure sur bois, leurs tracts, affiches, fresques … revêtaient ainsi une apparence familière, populaire, patriotique ce qui rendait sa portée auprès de la population d’autant plus efficace.


gravure sur bois imprimée pendant la guerre d’Indochine en 1949,

A travers une formidable séquence de production d’une série d’images séquentielles à destination d’un conseiller chinois, Marcelino Truong met en lumière le schéma sans cesse décliné : oppression des pauvres paysans par des propriétaires terriens cruels, libération, redistribution des terres et enfin le Paradis sur terre.

En bleu et rouge

Vu la complexité du sujet, la densité du récit dont la réalisation en 284 pages est le fruit de trois années de travail intensif, l’auteur, désireux de s’épargner et d’offrir au lecteur un maximum de lisibilité, a opté pour une bichromie agrémentée de pleines pages et doubles pages en couleur, le tout réalisé, une fois n’est pas coutume, entièrement à la tablette avec le logiciel Procreate.

Les bichromies se teintant de bleu pâle pour les scènes se déroulant à Hanoï chez les nationalistes soutenus par les Français, de rouge brique quand on pénètre en territoire vietminh sont entrecoupées de pleines pages et doubles pages couleur, rythmant le récit, y apportant une respiration.

Ces planches en couleur, scènes de rue à Hanoï, paysages grandioses, villages du Nord, marches en montagne, femmes à la rivière … sont de toute beauté. Il suffit de regarder la couverture pour en être d’emblée convaincu.

Influencé par la ligne claire d’Hergé, le trait réaliste et élégant et la composition des planches intégrant parfois des photos où reproductions de documents d’époque allient précision et justesse tant dans la reconstitution historique des décors et des scènes que dans l’expressivité des personnages.

Hameau de Muong Khoa, © René Adrian

40 hommes et 12 fusils est un album absolument captivant et essentiel pour tout profane désireux de comprendre les enjeux qui ont sous-tendu la guerre d’Indochine et par ricochet celle du Vietnam. C’est aussi une formidable occasion d’en savoir un peu plus sur le quotidien des hommes et femmes pris dans la tourmente à travers le parcours initiatique et le regard de ce jeune peintre attachant. Une réussite totale !

POUR ALLER PLUS LOIN

Le making of d’une planche (en accéléré)

Interviews de Marcelino Truong

Ses albums sur la guerre du Vietnam

Aquarelles réalisées pour La Parenthèse (Nancy)

L’album a été réalisé entièrement en numérique mais Marcelino Truong a repris ses pinceaux pour illustrer à l’aquarelle certaines scènes de l’album pour une expo-vente à la librairie La Parenthèse.

Un site en Anglais réunissant de nombreuses œuvres de la propagande communiste vietnamienne

Vietnamese Propaganda Art (dogmacollection.com)

Après l’Indochine, le Cambodge et La Corée

« En 1978, alors qu’il est encore un tout jeune peintre, Vann Nath est arrêté par les Khmers rouges. Accusé de violation du code moral, il est enfermé à la tristement célèbre prison de Tuol Seng à Phnom Penh,  plus connue sous le nom de S-21.
Dès lors, sa peinture deviendra sa planche de salut puisqu’il sera contraint, comme bon nombre d’artistes et artisans cambodgiens, de mettre son talent au service de la  dictature
. »

Cliquez sur les images pour accéder aux chroniques

« Soixante-dix ans se sont écoulés depuis le déclenchement de la guerre de Corée. Depuis 1953, la Corée est divisée en deux pays distincts, la Corée du Sud et la République populaire démocratique.
Des familles entières ont été séparées. La mère de la narratrice n’a jamais revu son premier mari et son fils.
Séoul, de nos jours. Guja a 92 ans. Sa vie de retraitée est bousculée le jour où, parlant avec une amie, elle découvre le programme gouvernemental permettant à des familles coréennes séparées par la guerre en 1950 de se retrouver. Lui revient alors son passé, sa jeunesse, son premier mariage, ses deux premiers enfants.
« 


Une réponse à “40 HOMMES ET 12 FUSILS”

  1. 1000 mercis, Francine Vanhée, pour cet article extrêmement fouillé, impeccablement présenté et rédigé dans un style très clair et élégant. Quel travail !
    C’est la chronique la plus complète à laquelle j’ai eu droit jusqu’à maintenant, et je ne pense pas qu’elle sera égalée. 🙏🙏🙏🙂🙂🙂

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