Trois chardons

Scénario : Cécile Becq
Dessin : Cécile Becq
Éditeur : Sarbacane
128 pages
Prix : 24,00 €
Parution : 05 avril 2023
ISBN 9782377317974
Ce qu’en dit l’éditeur
Écosse, île de Skye, juin 1933. Habillée de noir, une jeune femme se recueille sur une tombe toute fraîche. C’est celle de son époux. Moïra a à peine 35 ans qu’elle se retrouve veuve et sans ressources. Margaret, sa sœur aînée, lui propose de l’héberger, elle et ses deux jeunes enfants, le temps de se retourner.
Les deux sœurs commencent à cohabiter dans la ferme simple et austère où Margaret vit seule, depuis qu’elle a perdu son enfant. Elles sont rapidement rejointes par Effie, leur jeune sœur sensuelle et gaie, qui déboule d’Édimbourg, fuyant Adam, son mari volage. Dans ce cottage perdu au milieu de la lande, ces trois femmes brisées tentent de se reconstruire ensemble, au gré de moments de complicité, mais aussi de mises au point sur des rancœurs familiales enfouies.
Une rencontre va venir tout chambouler : Moïra, en plein deuil, laissera-t-elle un nouvel homme entrer dans sa vie ?
Si le « Trois sœurs » de Tchekhov était placé sous le signe du deuil du père et des espérances avec sa description sans concession d’une famille atteinte du mal de vivre, le « Quatre sœurs » de Malika Ferdjoukh reprenait quant à lui ce même thème (le deuil parental) pour raconter en littérature jeunesse la vie d’une fratrie, les sentiments sororaux, les aléas de la vie et une lente reconstruction. Dans « Trois chardons », Cécile Becq, après son remarqué « Ama le souffle des femmes » paru déjà aux éditions Sarbacane nous narre également les ravages des deuils et la lente résilience de Moira et de ses deux soeurs Margaret et Effie dans l’Ecosse des années 1930. Pour son deuxième album, elle relève également un double défi : celui de devenir autrice complète et de passer de la bichromie à la couleur.
UN ROMAN D’ÉPOQUE
Cécile Becq avait envie de poursuivre dans la veine du récit intimiste et féministe et c’est après un voyage en Ecosse qu’elle a eu le déclic : tombée amoureuse de l’Ile de Skye, elle a souhaité en représenter les paysages et les lumières changeantes. On y retrouve des lieux emblématiques : le Old man of Storr sur la crête de Trotternish, Quiraing et ses tourbières, les falaises de Nest Point, le village de Staffin et sa plage ainsi que la ville aux façades colorées de Portree que l’on peut admirer sous divers angles et dans des couleurs et des lumières qui varient selon les saisons.
Instantanés de l’ile de Skye :
de la réalité à la BD
Quiraing
Quiraing


Portree


Nest Point


Staffin Bay


Comment est né Trois chardons ?
Mais ce n’est pas seulement à un voyage dépaysant que nous convie l’autrice ; elle choisit également de nous ramener à l’époque des années 1930. Pourquoi cette date ? Parce qu’elle avait envie de « faire un album en costumes » mais également parce que les années 1930 sont une période charnière : à la fois le deuil de l’insouciance des années folles après la crise boursière mais aussi un moment où la menace des extrémismes pointe en Europe et où la condition de la femme est sur le point de changer. Après la guerre de 1914, les femmes qui avaient endossé les responsabilités masculines tandis que les hommes étaient au front ne veulent plus être cantonnées à leur rôle d’épouses et mères et le changement leur est alors permis.
Pourquoi les années 1930 ?


UN HYMNE À LA SORORITÉ
C’est ce que l’on voit à travers le portrait des trois sœurs Ferguson qui s’émancipent peu à peu d’une société patriarcale. L’héroïne Moïra, va le faire malgré elle : mère au foyer, elle se retrouve seule quand son mari instituteur, Ian, décède brutalement à 38 ans d’un infarctus. Elle qui n’avait jamais travaillé va devoir apprendre un métier et gagner son autonomie grâce à l’exemple de sa sœur Margaret qui a toujours choisi sa liberté avant tout. D’ailleurs ce n’est pas un hasard si Cécile Becq a donné à l’aînée de la fratrie les traits qu’arborait Isoe, la tante de Nagisa, dans « Ama » : Margaret joue comme dans l’œuvre précédente le rôle de mentor et fait fi, comme elle, des conventions. De même la jeune Effie qui avait fait un beau mariage doit gagner son indépendance après la trahison de son mari volage. Ces apprentissages douloureux ne peuvent se faire que parce que les trois sœurs s’épaulent, se consolent mais aussi se challengent et se chamaillent.

L’autrice utilise alors des dialogues qui font mouche et qui dressent un portrait atemporel et assez universel des relations sororales. Elle choisit d’ailleurs de dédicacer ce livre à ses deux sœurs et certaines piques lors des disputes sentent le vécu ! Ses personnages féminins sont très bien caractérisés et en deviennent attachants. Même Effie l’apparente écervelée au physique de star de cinéma ( elle a été inspirée de l’actrice Carole Lombard) est bien plus complexe qu’il n’y paraît et sert de révélatrice aux deux autres car elle n’a jamais la langue dans sa poche. Moïra qui aurait pu paraître fade au premier abord a, quant à elle, le sens de la répartie et une certaine sensualité. Grâce à leur entraide et leurs liens, ces trois femmes qui ne manquent pas de piquant – es trois chardons du titre- vont réussir à se reconstruire.

Le titre
L’ESPOIR MALGRÉ TOUT
Comme Nagisa dans l’album précédent quittait Tokyo pour l’île d’Hegura, Moïra fuit le lieu de sa tragédie pour se réfugier avec ses deux enfants Bonnie et Filian également sur une île : celle de Skye où habite Margaret. L’île est un lieu propice à l’introspection et on va assister à la lente évolution de l’héroïne et de ses sœurs qui vont peu à peu accepter de faire leur deuil et de renaitre.

La symbolique du lieu
En effet, si le récit se focalise sur Moïra, le deuil des autres sœurs sert également de contrepoint et d’accompagnement. Margaret a brisé son mariage après la perte de sa fillette, Effie doit quant à elle composer avec la trahison de son mari et sa déchéance sociale. Et d’autres personnages secondaires sont aussi endeuillés à la suite de la Grande Guerre qui leur a pris un enfant ou un frère.


Le temps devient l’un des thèmes principaux de ce roman graphique. Les personnages prennent le temps : de souffrir, de vivre, et d’expérimenter. Il n’y a guère de péripéties dans ce livre. On y prend juste le temps de (re) vivre. Cécile Becq exprime cet écoulement et cette épaisseur du temps grâce aux pleines pages muettes contemplatives, à la symbolique des saisons, au rôle de la couleur aussi et à des pages de transition entre chacun des chapitres dans lesquelles six cases muettes disposées en deux strips montrent des scènes capitales présentant à la manière des livres d’heures anciens de petits moments itératifs de bonheur et soulignant également l’évolution des personnages. La devise du clan Ferguson « dulcius ex asperis » (la douceur après les difficultés) se trouve ainsi graphiquement représentée.

Et puis bien sûr la reconstruction passe aussi par une histoire d’amour digne des grands classiques british. On s’amusera à retrouver dans les différentes étapes de l’idylle entre Moira et le ténébreux et séduisant berger Sean des références à Shakespeare – puisque leurs joutes verbales n’ont rien à envier par exemple à celles de Benedict et Béatrice dans « Beaucoup de bruit pour rien » – ainsi qu’à Jane Austen : Effie rappelle Emma et bien sûr le duo principal ne peut qu’évoquer Marc Darcy et Elisabeth Bennet dans « Orgueil et préjugés ». Cécile Becq joue habilement des clichés pour réconforter son lecteur et lui redonner finalement dès les premières pages grâce à l’intrigue amoureuse expressément cousue de fil blanc l’espoir qui va peu à peu s’insuffler chez les héroïnes.


« Trois chardons » aborde les thèmes du deuil, de la sororité, de la reconstruction aussi dans un récit intimiste et réussi tant sur le plan de la caractérisation des personnages que dans sa peinture des paysages et des états d’âme. Après les cinq sœurs Bennett et les quatre filles du docteur March, voici donc les trois sœurs Ferguson et l’histoire de leur renaissance dans un album sensible, lumineux et profondément humain à la ligne claire et au graphisme élégant. Une belle découverte de ce printemps !
POUR ALLER PLUS LOIN
Chronique d’Anne-Laure GHENO
(Bd Otaku)

