Édith


INTERVIEW DÉDITH

à Quai des bulles Saint-Malo

(8 Octobre 2022)

Bonjour Édith merci de nous accorder de votre temps alors que vous êtes à « Quai des Bulles » pour le lancement de votre nouvel album « Séraphine ». Vous aviez réalisé seule une première adaptation en 2015 « Le jardin de Minuit » et vous vous lancez ici dans celle du deuxième volume du triptyque de Marie Depleschin « Les Filles du siècle », trois histoires ayant pour héroïnes trois jeunes filles de treize ans issues de milieux différents en 1885.

Qu’est-ce qui vous a poussée à adapter « Séraphine » ?

Ce n’est pas mon idée initialement. Cela fait longtemps que mon éditrice chez Rue de Sèvres voulait que je le fasse. J’aime bien choisir mes sujets mais quand je me suis décidée à le lire, je me suis dit qu’elle avait raison et qu’évidemment j’allais le faire mais ce sont des décisions très instinctives, si je lis le roman et que je vois les images en général c’est que je peux le faire. Mais je ne dois pas réfléchir !

Si votre éditrice avait décrété que « c’était pour vous » est-ce que parce que « Basil & Victoria » ou « Le Jardin de minuit » se passaient à la même époque, la « Belle époque » – pas si belle que ça d’ailleurs ? –

Oui je pense qu’il y avait de cela puisque j’ai un roman graphique « La Chambre de Lautréamont » qui se passe à Montmartre en 1871 et réalisé un diptyque sur un petit peintre « Eugène de Tourcoing Sartrec » situé également à Montmartre en 1900. Donc je pense qu’elle a dû effectivement faire un rapprochement sur l’époque et le lieu !

Dans l’album que vous avez coréalisé avec Zidrou, « Emma G Wilford », vous parlez de l’émancipation féminine – ça se passe un peu plus tard dans les années trente- mais ici on a également une œuvre de départ qui est plutôt féministe. Est-ce que cela aussi vous a attirée ?

Oui ça m’a parlé. Après je me suis fait la réflexion qu’il y a une petite discussion dans laquelle Séraphine et sa tante disent « un jour, il y aura peut-être des femmes juges » et le personnage de Jeanne ricane en les entendant. Ce passage je l’ai enlevé en me disant que c’était bien que cela soit dans le roman mais que par rapport à la fluidité dans l’adaptation ça faisait un pas de côté. Mais en réfléchissant, le fait qu’à la fin l’héroïne se prépare à devenir institutrice et rencontre Louise Michel suffit à donner ce côté « féministe » … ou du moins un côté qui anticipe l’émancipation des femmes.

Oui d’autant qu’il y a toute une galerie de personnages féminins haut en couleurs dans le roman que vous n’avez pas du tout sacrifiés !

L’ombre de la Commune plane sur cette histoire et il y a eu une vraie implication des femmes dans la Commune et cela est sous-jacent dans le récit : on ne peut pas parler de cette période sans parler du rôle des femmes et de la place de la femme.

Il y a un petit paradoxe : le roman de Marie Depleschin est considéré comme un court roman et votre bande dessinée a une pagination généreuse. Comment expliquez-vous que vous avez eu envie de développer comme cela ?

J’aurais pu développer encore plus ! il y a beaucoup de choses du roman que j’ai sacrifiées. J’ai réalisé un découpage qui me paraissait le plus concis mais aussi le plus complet par rapport à ce que j’avais envie de raconter. Pour moi le but ce n’est pas de faire un résumé du roman. C’est de raconter ce que j’ai aimé dans ce roman et de mettre en scène des éléments qui m’ont parlé. C’est un équilibre à trouver, je ne dois pas oublier le fil de la narration du roman.

Quel est le personnage féminin que vous avez préféré dessiner ? Cela n’a pas été trop dur de dessiner Louise Michel par exemple car c’est une personnalité réelle et vous ne dessinez pas d’après nature habituellement ?

Ce n’était pas le plus facile car je n’ai pas un style de dessin très réaliste et qu’il n’y a pas beaucoup de photos. Ce sont toujours les trois mêmes que l’on retrouve : celle avec son écharpe, celle où elle est en vêtement militaire et celle où elle se tient assise sur une chaise. J’ai préféré dessiner les personnages fictifs. Celle que j’ai préférée dessiner, c’est Séraphine mais j’ai beaucoup aimé donner corps à sa tante Charlotte aussi.

Vous parliez de La Commune tout à l’heure qui constitue le sous-texte du roman et de votre adaptation. Or, on découvre ce morceau oublié de l’Histoire quand il est peu à peu exhumé par Séraphine qui n’a pas les moyens au départ de tout comprendre. Avez-vous accentué le côté « naïf » de votre dessin pour montrer cette perception lacunaire ?

La question que je me suis posée par rapport à la Commune c’est que dans le texte de Desplechin, c’est assez réaliste, elle parle bien des 30 000 personnes massacrées en une journée et n’essaie pas d’édulcorer. Or ici « c’est un album tout public » mais tout de même plus ciblé adolescent, alors je me suis demandé si c’était redondant de dessiner des cadavres alors que c’était déjà explicité dans le texte (le récit de Jeanne NDLR). Et j’ai pris le parti de ne pas représenter de morts mais en gardant les termes du roman qui sont très explicatifs. Ça permet de ne pas s’arrêter sur des images qui ne seraient pas adaptées mais surtout de ne pas digresser de l’histoire de Séraphine tout en lançant des pistes de réflexion. J’ai d’ailleurs des retours de lecteurs adultes qui me disent « je me rends compte en te lisant que je ne connais rien de la Commune et ça me donne envie d’aller voir ».

C’est vrai que cela été occulté des programmes d’Histoire pendant très longtemps dans les écoles et les lycées ; maintenant on en parle un peu et il y a eu un assez grand nombre de sorties Bd dessus pour en commémorer le 150e anniversaire.

Je crois qu’on n’en est pas très fier en fait ! C’est tout de même une guerre civile meurtrière en une et deux journées. Beaucoup de choses sont restées cachées sous le tapis. Et je me dis que le roman de Marie d’abord et ma BD ensuite peuvent inciter à débroussailler. Un lecteur adulte de mon entourage m’a avoué par exemple « je ne savais pas pour le Sacré-Cœur ».

En plus c’est toujours dans la fluidité du récit dans les dialogues, dans le récit de Jeanne, on n’a jamais d’exposé didactique ou de pensum et pas de vision manichéenne de la chose. C’est une œuvre œcuménique et ça se voit dans l’épilogue : on a des gens qui n’ont rien à faire ensemble et qui finalement se retrouvent et recréent cette fraternité.

Mais sans naïveté ! C’est un moment mais ça ne changera pas le fait qu’à d’autres moments ils vont se confronter les uns aux autres … comme dans la Commune : les Versaillais contre les Parisiens. Des gens qui vivent les uns à côté des autres et qui se massacrent. En fait il y a des petits moments de fraternité qui sont des moments d’espoir. Le regard de Séraphine est très réaliste. Elle a un regard affûté, elle ne se laisse pas prendre … J’aime les deux côtés de son caractère : naïf avec sa dévotion à Sainte Rita et sa volonté d’éradiquer la misère mais également très pragmatique et c’est ce qui m’a décidé, je crois, à faire cette adaptation.

Vous aviez dit que vous ne réaliseriez pas le triptyque. Mais il y a des personnages récurrents dans les romans avec entre autres ceux de Monsieur Jacques et d’Achille qu’on aperçoit dans votre adaptation. Est-ce que vous ne regrettez pas de ne pas les avoir davantage développés ?

Il y a eu un choix de ma part de resserrer l’histoire sur Séraphine, Jeanne, le père Sarrault, Eugène et Marthe ses employeurs et la tante prostituée. Finalement Monsieur Jacques, Achille et même Raoul le peintre que j’aimais bien pourtant pour ses références picturales- il représente les postimpressionistes et même le début du cubisme- j’ai dû les réduire ! Il y a même des personnages tel celui de Martin, lui aussi récurrent, que j’ai enlevés. Je ne pouvais pas les caser. A chaque fois mon idée était de ne pas m’éloigner du fil de mon histoire … Je ne veux pas qu’on s’arrête dans l’histoire.

Tous les personnages sont liés à Séraphine et c’est Séraphine qui est le moteur.

Je pense que l’idée prégnante dans le roman c’est que Séraphine qui va obliger les adultes et les rescapés de la Commune à regarder en arrière et à lever le côté tabou et à regarder en face ce qui s’est passé.

On n’a pas beaucoup parlé du graphisme alors que le choix de vos couleurs est plutôt frappant : il y a de nombreuses couleurs froides illuminées seulement par le manteau rose de Séraphine et la robe rouge de Charlotte. Y a-t-il une symbolique des couleurs ?

Je travaille la couleur narrativement : elle raconte pour moi autant que le dessin. J’ai habillé Charlotte de couleurs très vives parce que pour moi c’est une espèce de ludion dans le roman. On parle beaucoup de la misère donc très peu de couleurs, des hardes sales, des couleurs passées. Cette Charlotte qui défie par son caractère et son métier défie la société, je me suis dit qu’il fallait qu’elle fasse « un peu tache » mais tache joyeuse ! Quant au manteau rose de Séraphine qui se promène dans différents univers, je voulais qu’elle symbolise une lueur d’espoir avec cette teinte douce. La fin ouverte est dans des couleurs beaucoup plus chaleureuse.

Ça fait très peinture de plein air d’ailleurs !

Oui ! je me suis à ce propos amusée à semer quelques références picturales : une référence à Caillebotte, une à Degas qui représente un couple à l’arrière-plan d’un café… j’aime bien ces clins d’œil. Mais je ne veux pas faire œuvre de documentariste. Par exemple je n’ai repris aucune des photos emblématiques de Montmartre. Je ne voulais pas que ce soit une promenade dans la documentation officielle.

Même si ce n’est pas photographique il y a tout de même une très grande attention portée aux arrières plans ou aux décors qui ne sont pas du tout sacrifiés !

Effectivement quand Séraphine va dans l’atelier de menuiserie je ne l’ai pas inventé ! C’est vrai qu’il y a des détails qui sont parfaits car ils nous mettent tout à fait dans l’ambiance. J’ai regardé par exemple comment ils rangeaient les outils, toutes les règles suspendues au mur. Ce n’est pas grand-chose mais ça fait qu’on « y est »

Vous travaillez comment en numérique, en traditionnel ou en mélange des deux ?

Pour les trois ou quatre albums précédents, je dessinais le trait sur papier au bic ou au roller, j’encrais puis je scannais et faisais ensuite mes couleurs en numérique. Ici, pour la première fois j’ai tout fait sur ordinateur. Cela a changé un peu mon trait et ça m’a permis d’essayer une nouvelle façon très homogène mais pour le prochain album, je vais revenir – au moins pour le trait- sur le papier car je trouve que ça manque un peu d’accidents, d’odeurs, de matière.

Mais il y a de la matière et des textures surtout aux arrières plans et un aspect granuleux !

Pour les ombres, j’ai fait un fond au lavis et je l’intègre pour donner un aspect granuleux. Si on ne se sert que des aplats mécaniques on est très vite dans quelque chose de très figé et le fait d’intégrer des matières donne tout de suite quelque chose de plus vivant, de plus vibrant et on dépasse le côté très mécanique des couleurs sur ordinateur.

Est-ce que vous savez déjà ce que vous allez écrire, dessiner ou les deux ?

Alors c’est un peu spécial. C’est la première fois que ça m’arrive mais j’ai fait un album avant celui-là dont la sortie a été décalée à cause du Covid. Il devait sortir en 2020, puis en 2021 et finalement ce sera en 2023 … donc le prochain album est déjà écrit ! C’est un album dont j’ai écrit pour la première fois le scénario moi-même. Un peu à part. Ça se passe en Suède au XVIIIe siècle. Mais je ne peux pas en dire beaucoup plus ! C’est l’histoire d’un pêcheur …

On aura très hâte de le découvrir ! et pour l’heure nous vous remercions pour Séraphine cet album tout public très réussi !

Interview d’Anne-Laure Gheno (Bd Otaku)
POUR ALLER PLUS LOIN

Chronique de l’album Séraphine

Exposition « La maison jaune »

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