LA DERNIÈRE REINE

Scénario : Jean-Marc Rochette
Dessin : Jean-Marc Rochette
Éditeur : Casterman
240 pages
Prix : 30,00 €
Parution : 5 octobre 2022
ISBN 9782203208353
Ce qu’en dit l’éditeur
Le nouveau récit alpin de Jean-Marc Rochette, un chef d’œuvre !
Gueule cassée de 14, Édouard Roux trouve refuge dans l’atelier de la sculptrice animalière Jeanne Sauvage. Elle lui redonne un visage et l’introduit dans le milieu des artistes de Montmartre. En échange, Édouard lui fait découvrir la majesté du plateau du Vercors et l’histoire du dernier ours qu’il a vu tué quand il était enfant. Au cœur du Cirque d’Archiane, il lui dévoile la dernière reine et incite Jeanne a créer le chef d’œuvre qui la fera reconnaître.
Dans la veine des grands romans feuilletons du 19e, La dernière reine croise les destins du dernier ours du Vercors et d’Édouard Roux gueule cassée de 14.
Comme précédemment dans Le Loup, homme et animal se confrontent dans un récit puissant, mêlant questionnements écologiques, féminisme, histoire d’amour et histoire de l’art.
Parce qu’il vit seul avec sa mère dans une maison isolée dans le massif du Vercors, Édouard Roux, le bien nommé avec sa tignasse de feu, est depuis toujours la tête de turc des autres gamins du village. La France de la Belle époque n’aime guère en effet les filles-mères et les gens différents, on traite donc Madame Roux de sorcière et son enfant de « fils de l’ours » simplement parce qu’ils préfèrent la nature à leurs congénères. Enrôlé comme toute une génération de jeunes gens dans La Grande Guerre, Edouard revient des tranchées mais totalement défiguré. Ne voulant pas infliger ce spectacle à sa mère, il renonce à ses montagnes et s’étourdit entre travaux de force et mauvais alcool dans les bistrots grenoblois tout en dissimulant son visage dans un sac. Un jour pourtant, on lui donne une adresse à Paris : celle de Jeanne Sauvage, sculptrice animalière qui exécute des masques pour les « gueules cassées »…

Jean-Marc Rochette est connu du grand public parce qu’il est le dessinateur du mythique « Transperceneige » (6 tomes en tout commencé en 1982) adapté bien des années plus tard par le réalisateur sud-coréen Bong Joon Ho et décliné ensuite en sérié Netflix « Snowpiercer ». Il s’était fait rare dans le paysage français, exilé en Allemagne pour se consacrer à la peinture et puis il est revenu habiter près de Grenoble dans le massif des Ecrins et il y a retrouvé l’envie et l’inspiration pour replonger dans le 9ème art en évoquant sa passion des montagnes. Il a commencé tout d’abord par une bd autobiographique en 2017 : « Ailefroide » qui raconte comment il se destinait à devenir guide de montagne et le terrible accident qui a changé sa vie, puis « Le Loup » (2019) dans lequel il met en scène un berger -son sosie graphique- et sa confrontation à l’animal. Voici enfin le volume qui clôt cette trilogie montagnarde parue aux éditions Casterman identifiable par une maquette de couverture identique et l’utilisation d’un des bleus dont il a le secret (après le bleu Klein, il faudrait créer un bleu Rochette !). La couverture ressemble à celle des deux premiers volumes, certes, mais nulle redite ici, bien au contraire, le scénario s’avère profondément original et brasse les époques et les lieux.

UN DOUBLE RÉCIT
« La dernière reine » en effet est construite sur un récit double : d’une part il s’agit d’une histoire d’amour entre Edouard Roux, un colosse gravement défiguré lors de la guerre 14-18 et la sculptrice animalière Jeanne Sauvage qui va lui redonner un visage et de l’autre ce sont des séquences souvent muettes qui remontent très loin dans le temps (-300 000) pour nous faire suivre à travers les siècles le destin des ours du plateau du Vercors impitoyablement chassés par les humains.


Ces deux trames narratives se fondent harmonieusement parce qu’Edouard enfant a assisté au massacre de « la dernière reine », le dernier ours du Vercors (en 1898) et que sa famille entretient des liens privilégiés avec les ours au point que les autres enfants le stigmatisent, traitent sa mère de sorcière, l’accusent de copuler avec les animaux et surnomment Edouard « fils de l’ours » alors qu’il s’agit simplement d’un enfant sans père. Ces deux récits s’éclairent aussi l’un l’autre parce que la férocité dont l’homme fait preuve à l’égard des animaux, il n’en est pas dépourvu à l’égard de ses semblables : le roman s’ouvre dans une prolepse sur la condamnation à mort d’Edouard puis, reprenant une chronologie traditionnelle, se poursuit sur sa persécution par les autres enfants et par la boucherie de 14. Jeanne elle-même n’est pas épargnée parce que le milieu de l’art parisien ne va en faire qu’une bouchée … l’artiste fait d’ailleurs dire à son héros : « Il faut fuir les hommes. Les forêts sont devenues trop petites pour cacher les ours et ceux qui s’aiment ».


LE MILIEU ARTISTIQUE PARISIEN DE L’ENTRE-DEUX GUERRES
Milieu de l’art parisien ? Et oui on quitte les montagnes pour un temps lorsqu’Edouard se rend à Paris pour que Jeanne répare sa gueule cassée et y reste par amour. Et là on découvre une nouvelle facette du talent de Rochette. Il a travaillé durant trois ans à son roman et nous fait découvrir le groupe des 12 (des sculpteurs animaliers) dont le chef de file n’est autre que Pompon le créateur du célèbre ours blanc du Musée d’Orsay et qui connut parmi ses membres Jane Poupelet… le modèle de Jeanne.

On croise aussi Cocteau, Picasso et les artistes de Montmartre et de Montparnasse et puis surtout l’artiste favori de l’auteur : Chaim Soutine dont on le voyait admirer enfant «Le bœuf écorché» au Musée des beaux-arts de Grenoble dans «Ailefroide». Il est montré ici comme un poète « qui peint des harengs comme des brassées de fleurs » au contraire de Duchamp qui incarne tout ce que les deux héros (et leur auteur) exècrent : la marchandisation de l’art.

UN PERSONNAGE FÉMININ FORT
Autre nouveauté dans cet album : un personnage féminin très fort de celui qu’on accusait d’être viriliste. Modelée sur le personnage réel de Jane Poupelet cette sculptrice du groupe des 12 qui créait également des masques pour les gueules cassées, Jeanne répare littéralement un homme déconstruit par la guerre qui se cache la tête dans un sac (comme Elephant man).. Pour montrer son importance et son côté Pygmalion, Rochette inverse d’ailleurs les codes habituels de la sexualité dans les scènes d’amour : c’est Jeanne qui l’ausculte, qui lui demande de se déshabiller, qui lui dit qu’elle le trouve beau, qu’il a un corps magnifique et qui le sculpte… L’auteur ne s’interdit plus une histoire d’amour et il a raison. Loin d’être planplan ou fleur bleue celle-ci est magnifique et pudique à la fois. C’est d’ailleurs grâce à elle qu’on échappe au pessimisme absolu.

UN GRAPHISME EXPRESSIONNISTE AU SERVICE D’UNE ŒUVRE PESSIMISTE
Le graphisme est à l’encan de la narration : certaines planches sont de véritables œuvres d’art au trait puissant et hachuré (voir également le recueil paru chez Maghen « Vertiges » en 2020) sublimées par des couleurs numériques lumineuses pour évoquer les scènes de montagne et d’amour. On pensera ainsi aux pages muettes qui montrent en quatre cases panoramiques le coucher ou le lever du soleil sur les cimes et instaurent une véritable respiration dans la narration. L’auteur apporte un soin tout particulier également à sa représentation des animaux (auxquels il consacre d’ailleurs un ouvrage « Bestiaire des Alpes » paru aux « Étages » la maison d’édition qu’il a cofondée avec sa compagne). Mais l’on trouve dans « La dernière reine » plus souvent des pages sombres ; le noir est omniprésent y compris dans la neige et il y a même une pleine page entièrement noire. L’artiste joue sur les masses et les ombres pour faire ressentir au lecteur une ambiance de fin du monde et souligner son pessimisme. Il met d’ailleurs en leitmotiv dans la bouche de ses personnages un dicton : « le jour où la dernière reine disparaîtra, alors sera venu le temps des ténèbres ». Cette prédiction constitue clairement un message environnemental désabusé. Le bédéaste confesse d’ailleurs :
« L’environnement me touche car on arrive à un niveau de tragédie proche des ténèbres. Je suis très inquiet […] dans ce livre je voulais qu’on perçoive cette inquiétude. C’est pourquoi « La dernière Reine » est un récit assez noir » au propre comme au figuré. »

UNE SOMME ARTISTIQUE ET AUTOBIOGRAPHIQUE

Paradoxalement, ce récit à multiples facettes est peut-être l’œuvre la plus autobiographique de l’artiste. Il y a mis énormément de lui-même et s’il apparait en cameo (p.221) sous les traits d’un promeneur, il est en fait dans tous ses personnages : il a vécu seul avec sa mère lui aussi et devint en quelque sorte une gueule cassée comme Edouard après son terrible accident en montagne. C’est un artiste en quête de son grand œuvre comme Jeanne et il a d’ailleurs commencé son roman en sculptant l’ours et enfin il se retrouve peut-être aussi dans la dernière reine solitaire arpentant ses montagnes … car l’auteur a travaillé à ces planches durant deux années qu’il a passées dans une vallée de l’Oisans, coupée du monde en hiver, plusieurs mois durant, car la route qui y mène n’est pas déneigée. Rochette s’est donné corps et âme à son livre au point d’en tomber malade d’épuisement quand il achevait sa dernière page.

Mais cela en valait la peine : ode à la nature, avertissement écologique, satire du milieu de l’art parisien, récit historique, merveilleuse histoire d’amour : « La dernière reine » est tout cela et bien plus… c’est un ouvrage clé qui synthétise les thématiques récurrentes de son œuvre. Il déclare lui-même « C’est mon Everest, je ne crois pas que je ferai mieux un jour » : Avec cette œuvre-somme Rochette atteint les sommets. Chef d’œuvre !

POUR ALLER PLUS LOIN
A l’origine du personnage de Jeanne, la sculptrice Jane Poupelet


Art, histoire et société : Jane Poupelet au service des gueules cassées | Je beurre ma tartine.

L’atelier des gueules cassées : d’Amazing Ameziane et Sibyll Titeux de la Croix chez Marabulles. Récit de l’histoire d’Anna Coleman, sculptrice américaine et ancienne élève de Rodin. Mariée à un médecin qui s’est porté volontaire pour diriger un hôpital militaire pendant la Première Guerre mondiale, elle ouvre un atelier à Paris et se lance dans la fabrication de masques pour soldats mutilés. Jane Poupelet fit partie de l’atelier des masques d’Ana Coleman.
LA TRILOGIE MONTAGNARDE DE ROCHETTE

Bande dessinée autobiographique qui retrace la vie de l’auteur Jean-Marc Rochette, depuis son coup de foudre pour la montagne, jusqu’à l’abandon de son projet de devenir guide haute montagne après un terrible accident. Il a travaillé avec Olivier Bocquet qui a structuré les séquences, ramassé les événements et écrit les dialogues et permis une mise à distance de ce passé douloureux. Derrière un titre énigmatique et une couverture dépouillée et austère, le lecteur découvre un parcours de vie extraordinaire, avec une narration visuelle personnelle exprimant parfaitement le caractère de l’auteur et transcrivant la beauté austère de la montagne. On peut s’identifier avec ce roman graphique d’apprentissage qui présente des comportements adolescents (prise de recul par rapport aux parents, passions, amitiés, tests de ses limites) attestant de l’universalité de certaines expériences humaines, indépendamment de la forme qu’elles prennent.

Comme dans son précédent album, l’action se déroule au cœur du Massif des Écrins, dans la vallée du Vénéon. Un grand loup blanc et un berger vont s’affronter passionnément, jusqu’à leurs dernières limites, avant de pactiser et de trouver le moyen de cohabiter.
Rochette célèbre une nouvelle fois la haute montagne, sa beauté, sa violence, l’engagement et l’humilité qu’il faut pour y survivre.

La dernière reine, édition de luxe
À noter que les éditions Casterman proposent deux éditions. L’édition standard est dans un format ramassé (18×26 cm) et en couleurs réalisées intégralement pour la première fois à l’ordinateur et c’est une réussite surtout dans les scènes d’aube et de crépuscule. La seconde, plus grande (24×32 cm), propose les planches brutes, sans retouche et donc en noir et blanc (sur un papier mat et épais) et fait la part belle à la puissance du trait et à la profondeur de l’encrage. Les deux sont donc des musts.