INTERVIEW DE JEAN-MARC ROCHETTE
à BD Fugue Café GRENOBLE
(13 Octobre 2022)
Bonjour Jean -Marc Rochette, merci d’avoir accepté de répondre à quelques questions pour le blog « Bulles de Dupondt » à propos de votre nouvel album « La dernière Reine » sorti la semaine dernière.
A peu près au moment où vous explosiez internationalement avec la sortie du film « The Snowpiercer » de Bong Joon-Ho (adapté de la série d’albums cosignés avec Lob, Legrand puis Bocquet « le Transperceneige ») et la diffusion sur Netflix d’une série dérivée du film en 2020, vous vous êtes penché sur une thématique plus personnelle et vous avez choisi d’évoquer le Vercors et votre région en tant qu’auteur complet. Pourquoi est-ce que vous avez changé de cap ?


Tout ça a commencé avec mon autobiographie « Ailefroide » que j’avais écrite en collaboration avec Olivier Bocquet parce que je n’osais pas encore me lancer seul dans l’écriture et que j’avais besoin de mettre une distance par rapport à un trop plein d’émotions. J’ai fait cela sans penser que je ferai d’autres trucs sur la montagne puis ça a été très bien accueilli et rebelote avec « le Loup » et depuis mon déménagement dans le Vénéon, la montagne a été ma source d’inspiration principale.
« Ailefroide » c’était une autobiographie ou comme on dit plutôt « une autofiction » se passant dans les années 70, celle de votre jeunesse ; « Le loup » se déroulait aussi dans une époque contemporaine puisque la guerre au Mali est évoquée. Or, avec « La dernière reine» vous avez choisi de placer votre nouvelle histoire dans l’entre-deux-guerres. Pourquoi ?
Je souhaitais au départ parler du dernier ours du Vercors qui a été abattu en 1898 et a fini empaillé dans un musée de Grenoble. J’ai tourné longtemps autour de l’idée, j’ai imaginé différents développements possibles avec plusieurs versions d’Édouard, un des deux personnages principaux. J’ai pensé écrire un récit sur un homme qui défendait ce dernier ours, mais cela ne fonctionnait pas. J’ai réfléchi à un autre scénario. Il m’est apparu de façon assez évidente que, comme le dernier ours du plateau s’est fait tuer en 1898, si un gamin assiste à son « exécution », c’est qu’il va faire la guerre de 14… Et ça m’a permis de lier sa destinée à celle de mon héros que j’ai imaginé avoir été lui aussi massacré en quelque sorte. Je voulais parler des gueules cassées donc forcément de l’entre deux guerres.


Ça parle aussi de la société des artistes du côté de Montmartre dans l’entre-deux-guerres, du groupe des 12 de la fonderie Hebrard etc… Comment avez-vous établi ces passerelles entre le Vercors et la capitale ?
Je cherchais un personnage féminin fort et je suis tombé sur Jane Poupelet. C’était une sculptrice animalière qui refaisait des visages, cela a été le déclic. Tous les éléments se sont imbriqués, l’histoire a pris forme et a commencé à se dérouler. Ensuite j’ai vu qu’elle faisait partie du groupe des douze que je ne connaissais pas, je connaissais Pompon mais je ne connaissais pas ça.


Vous avez choisi Pompon comme contrepoint ? parce que sa sculpture la plus connue c’est tout de même l’Ours du Musée d’Orsay !
Oui c’est pour cela en plus, c’est l’un des meilleurs. D’emblée ça montre le niveau artistique du sculpteur et donc de l’héroïne qui est l’une de ses disciples.
Jane Poupelet, rebaptisée Jeanne Sauvage dans la bande dessinée, c’est votre rôle principal ; est-ce parce que vous vouliez donner le rôle principal à une femme ?
Je voulais un personnage féminin fort et je suis tombé sur cette femme absolument par hasard. Elle a restructuré entièrement mon récit. Au départ je cherchais une héroïne mais je ne pensais pas qu’elle serait aussi puissante et donc c’est parti ensuite sur une histoire d’amour que je n’avais pas du tout envisagée au départ.

Paradoxalement, est-ce qu’on ne pourrait pas dire que « La Dernière reine » c’est une œuvre encore plus autobiographique qu’«Ailefroide » ?

En tout cas c’est le récit où je dis le plus de choses personnelles sur l’écologie, sur la radicalité, mon rapport à la nature. C’est un peu la quintessence de tout ce que j’ai fait et c’est là que je développe le plus mon écriture. Bizarrement, c’est dans l’écriture que j’éprouve le plus de plaisir désormais. Pendant longtemps, j’ai cru que j’étais uniquement dessinateur et je ne pouvais travailler qu’avec un scénariste puis petit à petit la confiance est venue. Dessiner est le côté le plus besogneux de la BD, je prends bien davantage de plaisir à écrire, surtout des dialogues.
© Grégory Berger
Je pense que j’avais un complexe au départ car enfant j’étais dyslexique. Et dans les années 1960, quand vous faisiez trente fautes par paragraphe on vous prenait pour un semi débile. On voulait m’envoyer en usine… Mais pour revenir au côté autobiographique j’ai un côté extrêmement libertaire, tout le monde le sait ! Et là on a des personnages qui sont contre le système et vont jusqu’au bout de leur démarche.

© Lionel Cariou
Et quel personnage vous ressemble le plus ?
Eh bien c’est les deux ! J’ai un côté Jeanne car je suis un artiste et Édouard parce que j’ai le même caractère sauvage, « montagnard ». Dans une des planches, le médecin qui soigne Édouard lui recommande de ne surtout pas se regarder dans une glace. Cela a aussi à voir avec mon histoire parce que quand j’ai pris ma pierre sur la tronche en montagne lors de mon accident que je raconte dans « Ailefroide », le type qui m’a ramené dans sa 4L m’a dit également de ne pas me regarder dans le rétroviseur.

J’ai eu l’impression de voir un autoportrait dans l’album, p.221 ?
Oui c’est cela, c’est un clin d’œil, un cameo, un peu comme Hitchcock, mais le lien entre les trois albums de la trilogie c’est que je m’y mets en scène même si c’est de façon de plus en plus indirecte : dans « Ailefroide » c’est moi à 17 ans, dans « Le Loup » même si le berger Gaspard emprunte plutôt ses traits de caractère à mon grand-père Jean-Désiré Rochette, il me ressemble physiquement et pour « La Dernière reine » je suis même dans le personnage féminin !


Dans « Ailefroide » on voit votre fascination pour « Le bœuf écorché » de Soutine que vous alliez contempler enfant au musée des beaux-arts de Grenoble, ici la création même de ce tableau est mise en scène p.130-131 réitérant une nouvelle fois son importance pour vous. Quels sont vos principaux maîtres en peinture et en bande dessinée ?
En peinture il y a Soutine bien sûr, après j’aime beaucoup tous les expressionnistes allemands : Otto Dix, Kirchner, Emil Nolde.
Ça se retrouve dans les hachures ?
Oui, dans mes hachures ! Et j’aime aussi énormément Rembrandt [dont Soutine est l’héritier comme le montre sa reprise du Bœuf écorché de 1655 NDLR] et tous les grands. Il y en a beaucoup des grands en peinture….en BD, il y en a moins … il n’y en a même pas ! Enfin pas du niveau de Rembrandt !
L’admiration pour Soutine : Ouverture d’Ailefroide et rencontre entre Édouard et l’artiste


Pendant sept ans vous vous êtes exilé à Berlin et vous avez quitté le monde de la Bd. Pensez-vous qu’il y a un avant et un après le séjour berlinois dans votre style de bande dessinée ?
Pas tant que ça. La grosse différence c’est que j’ai eu du succès en tant que peintre à Berlin, j’ai eu un public plus grand et ça m’a donné confiance. Je me suis lancé dans mes livres sur la montagne et je suis passé de 9000 ventes à 100 000 !
Et vous êtes sélectionné dans de nombreux prix…
Oh, les prix je m’en contrefiche !
Vous faites parie de la sélection du prix Bd FNAC-France Inter, du prix BD ELLE …Vous vous en contrefichez peut-être mais ça draine du public et ça élargit votre audience aussi à des gens qui ne sont pas forcément lecteurs de bds au départ ! [NDLR : depuis cet entretien, « la dernière reine » fait partie des 5 finalistes du prix ACBD et de la sélection à Angoulême pour le fauve d’or]
L’histoire d’ELLE c’est typique ! Parce que depuis que je suis auteur complet, on m’a souvent reproché de ne pas avoir écrit d’histoires avec des femmes … Mais je trouve que ce n’était pas justifié car je parlais de mes rapports avec la nature et donc il n’y avait pas de « virilisme » comme on a pu le dire ! Dans le courant du nature writing et dans les livres comme « Et au milieu court une rivière » ce ne sont pas non plus elles qui avaient le rôle le plus important ! Il faut croire qu’ils ont bien aimé mon personnage de Jeanne et que je peux prendre cela pour une reconnaissance !
Vous n’avez pas sacrifié à la mode tout de même ? rassurez-moi !
Non je n’ai pas sacrifié à la mode mais je me suis dit qu’il y avait de fait la moitié de la population mondiale qui était sous représenté en BD et je tenais à ce que mon personnage féminin soit très très fort dans cet album. Et là il est vraiment très fort ! C’est la charpente de l’histoire.

Et c’est un personnage tiré de la vie réelle en plus.
Oui, je me suis beaucoup inspiré de Jane Poupelet, mais ce n’est pas pour autant un biopic c’est une véritable création. Je crois que c’est le personnage féminin le plus abouti que j’aie jamais créé. Elle est humaniste, désintéressée, droite, très libre dans ses choix de vie et ce que j’aime aussi dans le portrait que j’en fais c’est que sexuellement on a une inversion par rapport aux clichés habituels. C’est Jeanne, qui demande à Edouard de se déshabiller, qui lui dit qu’elle le trouve beau et qu’il a un corps magnifique. Elle commence d’ailleurs par soulever le voile qu’il porte pour dissimuler son visage abîmé. C’est d’une sensualité folle. Mais je ne l’ai vue qu’après avoir dessiné. Elle l’aime parce qu’il est beau physiquement, elle le réifie puisque c’est elle qui le sculpte. C’est elle le Pygmalion ! Après ça bascule sur l’amour absolu mais au départ elle l’aime pour son physique, elle parle sans arrêt de sa force. Ca me fait plaisir que des gens puissent adhérer à une histoire d’amour… En fait mon bouquin est profondément romantique et je la fais même mourir comme « La dame aux camelias » !



© Antoine Chandellier
Actuellement vous avez une exposition à la galerie Momie de Grenoble et vous avez sorti deux livres qui ne sont pas des bds récemment : « Vertiges » chez Maghen et « Le Bestiaire des Alpes » dans votre propre maison d’édition, « Les Étages » que vous avez créée avec votre compagne Christine Cam. Est-ce que vous revenez à la peinture et à la sculpture ?
Oui je vais y revenir, vous avez vu j’ai fait des céladons là ! [sculptures en terre cuite avec un enrobage émaillé NDLR], c’est de la statue animalière.


Et vous avez un projet de Bd ou c’est votre der des ders ?
Ahaha ! quand je finis une bd je suis tellement crevé que je dis au début de la promo que ce sera la dernière et il faut dire que « La dernière Reine » a été particulièrement épuisante. J’ai passé cinq ou six mois à uniquement écrire le scénario, sans story-board. J’ai tout fait, scénario, textes, story-board, dessin, couleurs ; cet album, c’est trois ans de ma vie, j’en suis ressorti essoré. Alors que je dessinais la dernière page, j’ai vu une goutte de sang tomber de mon nez sur la planche puis deux, puis trois. D’ailleurs on les voit sur la version noir et blanc ! J’ai fait une hémorragie. On était en plein hiver, la route était bloquée par la neige, on a dû appeler un hélico pour m’évacuer. Mon corps a dit stop et j’aurais pu y rester… Mais là je me laisserais bien tenter à nouveau, mais pas tout de suite hein ! J’ai une idée extrêmement explosive socialement. A côté « Le Loup » c’est un pétard de 14 juillet et il faut que mon truc soit à la virgule, quoi …
Vous allez vous ressourcer avec la peinture et la sculpture avant ?
Oui et on verra… Si ça se fait ça se passera en Chartreuse et ça ne se passera pas là juste pour faire couleur locale !

© Grégory Berger
Pour l’heure, si l’on veut continuer à découvrir ses histoires, ce sera vers le cinéma qu’il faudra se tourner : Marc de Pontavice le producteur de « J’ai perdu mon corps » adapte actuellement Le Loup en film d’animation et les droits de « La Dernière reine » ont d’ores et déjà été acquis …
Interview d’Anne-Laure GHENO
(Bd Otaku)
